mercredi 15 février 2012

Salle Pleyel, Maurizio Pollini hallucinant dans Beethoven et Stockhausen


Salle Pleyel, mardi 14 février 2012

Photo : DR


Fantastique Maurizio Pollini hier soir, Salle Pleyel, dans la continuité de son cycle inauguré dans cette même salle en janvier 2009 « Pollini Perspectives » qui met en regard de grands classiques pour piano et des œuvres plus ou moins contemporaines. Pollini est apparu en grande forme, parcourant toujours à petits pas la distance qui sépare le seuil des coulisses et le clavier du Steinway qui lui était dévolu, les bras contractés et serrés contre le corps mais le dos redressé par rapport à sa dernière prestation dans cette même salle en octobre 2011… Cette fois, il a offert, côté grand répertoire, quatre sonates de Ludwig van Beethoven (1770-1827) d’une poésie évanescente au nuancier de rêve. Après avoir salué d’un geste sec du buste le public réparti des deux côtés du piano tout en souriant d’un charmant rictus, et s’être prestement assis sur le tabouret en regardant fixement le clavier, Pollini a poursuivi son cycle des douze dernières sonates de Beethoven entrepris dans l’ordre chronologique en octobre dernier, en se lançant, l’air de rien, dans l’Adagio introductif de la courte Sonate n° 24 en fa dièse majeur op. 78 « A Thérèse » (1809) auquel il a instillé un cantabile proprement époustouflant, tandis que les deux Allegro ont été d’une douceur et d’une grâce extraordinaires. Après un court salut, ce fut au tour de la Sonate n° 25 en sol majeur op. 79 « Alla tedesca » (selon l’indication accolée au Presto initial), page courte composée dans la continuité de la précédente qui n’a rien d’une « Sonate facile », contrairement à ce qu’a précisé son premier éditeur, considérant sa difficulté d’exécution, particulièrement rythmique, qui n’a eu aucune incidence sur le jeu olympien de Pollini, le pianiste exaltant notamment l’italianité à l’Andante en lui donnant le tour d’une canzone. De la Sonate n° 26 en mi bémol majeur op. 81a « Les Adieux » (1809-1811), l’une des plus célèbres de Beethoven, car des plus immédiatement accessible en raison de l’émotion qui en émane avec les trois états humains qui y sont successivement dépeints dans chacun des trois mouvements, les adieux, l’absence et le retour, et que Pollini a restitué avec une noblesse et une hauteur de vue qui confine à la plus haute spiritualité. Enfin, de la Sonate n° 27 en mi mineur op. 90 (1814), Pollini a magnifié l’expression romantique en la transcendant d’un lyrisme vigoureux, telle une tendre « conversation avec la bien-aimée » comme en convenait le compositeur.
Après l’entracte et devant un certain nombre de sièges vides, Maurizio Pollini est apparu en bras de chemise, escorté à sa gauche par une tourneuse de pages portant une grande partition, la Klavierstücke X de Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Comme nombre de ses confrères, ce dernier, lui-même pianiste, a utilisé l’instrument à clavier pour élaborer, tester, cristalliser ses idées à l’aune desquelles il allait composer ses grandes partitions. C’est donc dans ces pages que se trouve tout ce qui fait la richesse, la force, l’originalité de sa création. Commande de Radio Brême, la Klavierstücke X est l’une des partitions les plus fascinantes de Stockhausen. Créée le 10 octobre 1962 au Festival de Palerme par Frederic Rzewski et dédiée à Aloys Kontarsky, presque exclusivement constituée de petites notes ou appoggiatures formant des structures plus ou moins denses autour de rares sons-noyaux, cette grande œuvre présente un déferlement d’accords, de clusters utilisés en glissando joués à vive allure - le compositeur spécifie So schnell wie möglich  (Aussi rapide que possible) - qui alternent avec des silences et des résonances d’une longueur souvent exceptionnelle. Le timbre est « fouillé » dans toutes ses dimensions, du monolithe le plus dense jusqu’aux sons harmoniques les plus ténus. «J’ai essayé de trouver un moyen terme entre désordre et ordre relatifs, relatait le compositeur. A l’aide d’une gamme de désordre et d’ordre, j’ai composé des structures en différents degrés. Les degrés d’ordre supérieurs se distinguent par une plus grande précision (absence de hasard), les degrés d’ordre inférieurs par un plus grand aplanissement des différences (de plus en plus interchangeables, de moins en moins dissécables à l’audition). Un ordre plus grand est lié à une densité moins grande et à un isolement plus marqués des événements.» La série de base, comme le relève le pianiste Herbert Henck dans son analyse de l’œuvre, «devient l’élément d’unification le plus important pour construire les macro et microformes... Selon une décision de travailler avec sept éléments dans cette pièce, la série a sept chiffres...» La technique de jeu originale pour l’époque, le glissando de clusters, oblige l’interprète à porter des mitaines en coton pour pouvoir faire glisser ses mains sans dommages sur les touches du clavier tout en appuyant sur la pédale. Ce que n’a pas fait Pollini, hier soir, jouant vaillamment, avec un naturel et une aisance confondantes, ces grandes et impressionnantes séries de sons avec une aisance incroyable, avec un plaisir apparent, jouant, quasi par cœur, des avant bras, des coudes, des poings, des mains et des doigts avec une musicalité inouïe. Un fabuleux moment de piano. Une magistrale leçon pour les jeunes pianistes qui n’osent pas s’aventurer sur ces terres d’une fertilité prodigieuse.
Bruno Serrou

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