Voilà bientôt dix ans, le 27
avril, disparaissait à l’âge de quatre-vingts ans, Mstislav Rostropovitch. Cet
immense artiste a porté les caractéristiques et capacités fabuleuses d'humanité du violoncelle dans le
grand public, parachevant ainsi le long travail de reconnaissance entrepris par
son illustre aîné Pablo Casals.
Pour les quatre vingt dix ans de
sa naissance à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan alors l’une des Républiques de l’Union
Soviétique, et pour la première décennie de sa mort, ses deux principaux
éditeurs phonographiques, DG et Warner, publient deux volumineux coffrets
réunissant la totalité de ses enregistrements réalisés pour ces labels.
DG (Deutsche Grammophon) est le
premier à présenter sa part des enregistrements de Rostropovitch. Autant en
tant que violoncelliste soliste et chambriste que comme chef d’orchestre et
pianiste accompagnateur. Le tout en un coffret de trente-sept CDs, de 1950 à
2002. Soit plus d’un demi-siècle de cheminement d’un artiste humaniste citoyen du monde.
Car Mstislav Rostropovitch reste
aujourd’hui encore dans les mémoires autant comme un virtuose qui a marqué le
paysage musical international de son temps par ses interprétations d’œuvres du répertoire et
contemporaines, suscitant une centaine d’œuvres nouvelles, que comme un
défenseur de la liberté d’expression, des valeurs démocratiques et de causes
humanitaires comme la lutte contre le Sida.
Rostropovitch avait commencé le
piano avec sa mère russe dès l’âge de quatre ans, puis le violoncelle avec son
père d’origine polono-biélorusse, qui avait étudié avec Pablo Casals. A treize
ans, il donne son premier concert en
interprétant en 1940 le Concerto
pour violoncelle et orchestre n° 1 de Camille Saint-Saëns. Trois ans plus
tard, il entre au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, où il étudie le piano,
le violoncelle, la direction et la composition. Parmi ses professeurs, Vissarion
Chebaline, Dimitri Chostakovitch et Serge Prokofiev. Il remporte les Concours
de Prague et de Budapest, en 1947, 1949 et 1950, année où il se voit remettre
par Joseph Staline la plus haute distinction civile soviétique de l’époque, le
Prix Staline. En 1955, il épouse la soprano Galina Vishnevskaïa. Il se produit
pour la première fois en Occident en 1960, à Bruxelles, dans le Concerto pour
violoncelle et orchestre d’Antonin Dvorak avec l’Orchestre National de Belgique,
où il revient en 1963, à Liège, sous la direction de son compatriote Kirill
Kondachine, avant d’effectuer en Europe plusieurs tournées à l’occasion
desquelles il rencontre Benjamin Britten, Henri Dutilleux et nombre de
compositeurs qui commencent à écrire pour lui. « Artiste du peuple d’URSS »
en 1966, il dirige l’année suivante au Bolchoï son premier opéra, Eugène Onéguine de Tchaïkovski.
Homme libre s’exprimant sans
réserve et soutenant des causes mal vues par le régime de Leonid Brejnev,
Rostropovitch commence à rencontrer des difficultés en Union Soviétique. Son
amitié avec Alexandre Soljenitsyne qu’il accueille chez lui en 1970 et son
soutien aux opposants au régime communiste conduisent à sa disgrâce au début
des années 1970. En 1974, il obtient l’autorisation de quitter l’URSS avec sa
femme et leurs enfants et s’installe aux Etats-Unis. Quatre ans plus tard, il
est officiellement déchu de sa nationalité soviétique pour « actes portant
systématiquement préjudice au prestige de l’Union Soviétique », et se
retrouve apatride. En 1977, un Concours international de violoncelle portant
son nom est créé à Paris qu’il présidera jusqu’à sa mort, et prend la direction
musicale de l’Orchestre Symphonique National de Washington jusqu’en 1994. En
outre, il dirige plusieurs festivals, comme Aldeburgh, Rostropovitch ou Evian,
que finance l’industriel Antoine Riboud. Il sollicite de nombreux compositeurs
pour leur passer des commandes parmi lesquels Chostakovitch, Prokofiev,
Britten, Dutilleux, Messiaen, Xenakis, Bernstein, Lutoslawski, Penderecki…
Le 9 novembre 1989, il joue sur
une chaise devant un pan de mur quelques heures à peine après la chute du mur
de Berlin. Les images de cette prestation improvisée prises par la télévision
allemande font rapidement le tour du monde. Le 16 janvier 1990, Mikhaïl
Gorbatchev décrète la réhabilitation de Rostropovitch, qui s’implique dès lors
dans la vie officielle de son pays. Il soutient Boris Eltsine pendant la crise
institutionnelle en dirigeant sur la Place Rouge l’Orchestre Symphonique
National de Washington, puis il soutient Vladimir Poutine lorsque ce dernier
est accusé de corruption et de museler la liberté d’expression. En 1998, il
devient Ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO et crée avec sa femme la
Fondation Vishnevskaïa-Rostropovitch dans le but de stimuler des projets
sociaux.
Tous les enregistrements de Mstislav
Rostropovitch réunis dans ce gros coffret de trente-sept CDs par DG sont d’une
valeur inestimable. Y sont également regroupés ceux qu’il réalisa pour le label
Decca, particulièrement ceux qu’il fit avec Benjamin Britten non seulement les œuvres
du compositeur britannique mais aussi Bridge, Debussy, Haydn, Schubert,
Schumann. Trente-sept CDs pour s’immerger dans les sonorités onctueuses,
pleines, fiévreuses et aux riches harmoniques du violoncelle Stradivarius de
1711 qui avait appartenu à Jean-Louis Duport et à Auguste-Joseph Franchomme. Tous
enregistrements qui ont fait sensation à leur parution et qui restent aujourd’hui
des références. Nous retrouvons ainsi les Concertos pour violoncelle et
orchestre de Robert Schumann en deux versions - l’une captée à Moscou en 1957 sous la direction de Samuel
Smosud l’autre en 1960 avec Guennadi Rojdestvenski de 1960 -, Antonin Dvorak
avec Herbert von Karajan en 1968, deux versions des Variations Rococo de Piotr I. Tchaïkovski (Rojdestvenski et
Karajan), le Deuxième de Chostakovitch
avec Seiji Ozawa, le Deuxième de
Boccherini avec Paul Sacher, le Concerto
de Haydn et le Premier de Saint-Saëns
enregistrés à Moscou en 1955 avec Grigory Stolyarov, celui de Tartini, et deux
concertos de Vivaldi avec Paul Sacher… Le chambriste se révèle autant en duo
avec des partenaires parmi les plus grands, Sviatoslav Richter (intégrale des Sonates de Beethoven), Martha Argerich
(Chopin, Schumann), Rudolf Serkin (Brahms) qu’en diverses formations, du trio
au quintette, avec le Melos Quartett, l'Emerson String Quartet et le Taneyev
Quartet dans trois versions du Quintette avec deux violoncelles de Schubert, Anne-Sophie von Otter et Bruno Giurana
(Beethoven), Emil Gilels et Leonid Kogan (Beethoven, Haydn, Schumann, Fauré, ce
dernier avec Rudolf Barshaï à l’alto), Alexander Dedyukhin (Rachmaninov,
Chopin, Schubert, Schumann, Granados, Borodine, Prokofiev, Popper)… Le chef d’orchestre
dirige le Concerto pour piano de
Schumann et le Deuxième de Chopin avec
Martha Argerich en soliste, les Suites de ballets la Belle au bois dormant, le
Lac des cygnes et Casse-Noisette de
Tchaïkovski (avec le Philharmonique de Berlin), la Symphonie n° 5 de Chostakovitch, les deux Suites du ballet Roméo et
Juliette de Prokofiev, les Concertos pour
piano n° 3 de Rachmaninov et de Prokofiev avec Mikhaïl Pletnev. Enfin, côté
opéras, une très bonne version de Tosca
de Puccini et, surtout, une excellente Dame
de Pique de Tchaïkovski, deux enregistrements réalisés à Radio France avec
l’Orchestre National de France réunissant des distributions de premier plan,
particulièrement l’épouse de Mstislav Rostropovitch, Galina Vishnevskaïa dans
le rôle-titre de l’ouvrage de Puccini et Liza dans celui de Tchaïkovski. Enfin,
Rostropovitch accompagne au piano son épouse dans un récital de mélodies de
Moussorgski, Tchaïkovski et Prokofiev.
Un coffret à se procurer toute
affaire cessante, considérant son prix et la valeur de témoignage artistique de
l’un des plus grands musiciens de la seconde moitié du XXe siècle. En
attendant celui que Warner s’apprête à publier avec de rares doublons avec
celui-ci.
Bruno Serrou
1 coffret de 37 CD « Mstislav Rostropovitch Complete Recordings on Deutsche Grammophon ». 33h 41mn 05s. DG 00289-479 6789
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