Paris. Parc de La Villette. Cabaret Sauvage. Mardi 28 février 2017
Quatuor Voce et le public du Cabaret Sauvage. Photo : (c) Bruno Serrou
A l’occasion de la parution de
son remarquable disque publié par le label Alpha (1), le Quatuor Voce a donné
un concert hors normes en un lieu inattendu, un chapiteau de cirque permanent devenu
cabaret tout de velours, de glaces et de boiseries évidées, où il a joué les œuvres
réunies sur le CD intitulé « Lettres intimes ».
Quatuor Voce. Photo : (c) Masha Mosconi
Les Voce, trois filles, Sarah
Dayan, Cécile Roubin, qui alternent les pupitres de premier et second violons,
et Lydia Shelley au violoncelle, et un garçon, l’altiste Guillaume Bercker, ont
choisi pour la présentation de leur nouveau disque le Cabaret Sauvage, qui s’ouvrait
pour l’occasion à la musique classique, nom et lieux allant apparemment à l’encontre de l’image
du quatuor d’archets dont la forme et le répertoire sont réputés sérieux,
complexes, exigeants et plus élitistes encore que la musique classique et
contemporaine. La promiscuité avec le public, les tables disséminées en cercle
autour de la scène sur lesquelles le public consomme bière et autres
rafraîchissements, tout en restant parfaitement attentifs et à l’écoute des
artistes et de la musique que la plupart découvre. Deux aires de jeu sont
aménagées, l’une sur un plateau de tréteaux, l’autre au milieu de la salle.
Même si l’acoustique est loin d’être parfaite pour le quatuor, sèche et non
réverbérée au point qu’il est nécessaire de poser des micros sur chaque
instrument ce qui donne l’impression d’écouter un disque plutôt qu’une
prestation en direct, la proximité des musiciens avec les spectateurs est
rarement atteinte à un tel degré dans une salle de concert, et pas même voire
dans un lieu patrimonial. Avant chaque œuvre du programme, un animateur attablé
avec un présentateur place la pièce dans son contexte historique et
biographique de son auteur, tandis que durant l’exécution de la partition, les
lettres et écrits dudit auteur sont projetées sur deux écrans encadrant la
scène.
Quatuor Voce. Photo : (c) Masha Mosconi
Réunissant trois œuvres « Mittle
Europa », le disque Lettres intimes
tire son titre du second Quatuor à cordes
de Leoš Janáček
(1854-1928). Une œuvre autobiographique inspirée par le second grand amour du
compositeur morave, Kamila Stösslová (1891-1935) de
trente-huit ans sa cadette. Mariée et mère de deux enfants, elle restera pour Janáček, lui-même marié mais ayant perdu ses deux enfants, un
amour platonique qui allait perdurer pendant plus d’une décennie, de 1917 à
1928. Cet amour allait inspirer trois héroïnes de ses opéras, le rôle-titre de Katja Kabanova, la renarde de La petite renarde rusée et Emilia Marty
de L’affaire Makropoulos, mais aussi les
chefs-d’œuvre que sont Le journal d’un
disparu, la Messe glagolitique et
la Sinfonietta. Si ces partitions attestent
de l’impossible relation amoureuse de Janáček pour
Stösslová, qui se tenait à distance de son
soupirant, le Quatuor à cordes n° 2 atteste
de la passion du compositeur qui lui adressa plus de sept cents lettre d’amour,
allant jusqu’à lui envoyer une lettre jours l’ultime année de sa vie. Mourant,
Kamila lui fit la grâce d’être à son chevet…
Kamila Stösslová (1891-1935). Photo : DR
Béla Bartók a écrit lui aussi son
Quatuor à cordes n° 1 en la mineur op. 7 Sz. 40 BB. 52 sous le
coup d’un événement intime, son amour pour la violoniste Stefi Geyer
(1888-1956). Ecrit en 1907-1909, le premier des six quatuors d’archets du
compositeur hongrois est entièrement placé sous le signe de la passion. La
partition se situe dans le prolongement des dix-sept quatuors de Beethoven, le
cadet allant même jusqu’à emprunter le Muss
es sein? du seizième quatuor de son aîné. L’on y retrouve aussi Wagner,
Liszt et surtout Debussy sur le plan harmonique, tandis que sur les plans de la
vitalité rythmique et de la cohésion de la forme, tout Bartók est déjà inclus,
notamment l’opéra le Château de
Barbe-Bleue (1911).
Stefi Geyer (1888-1956). Photo : DR
Dédiées à Darius Milhaud, les Cinq pièces pour quatuor à cordes d’Erwin
Schulhoff (1894-1942) datent de 1928. Classé « dégénéré » par les
nazis, mort des suites d’une tuberculose dans le camp de concentration de
Wützburg en Bavière le compositeur pragois avait été découvert enfant par
Antonin Dvorak.
Erwin Schulhoff (1894-1942) et la danseuse Milča Mayerová en 1931. Photo : DR
Juif, homosexuel, communiste, fou de jazz et de tango, il était
proche de l’avant-garde de l’Ecole de Vienne, plus particulièrement d’Alban
Berg dont il était l’ami. Ill vouait aussi une passion pour la danse : « J’ai
une énorme passion pour les danses à la mode, et j’aime danser nuit après nuit
avec des hôtesses […] poussé par la folie rythmique et la sensualité
insouciante. Cela donne à mon travail une impulsion phénoménale, parce que
lorsque je suis conscient je suis incroyablement terre-à-terre, voire primitif. »
Ces Cinq pièces pour quatuor à cordes se présentent comme une suite de danses s’ouvrant
sur une valse à quatre temps et se concluant par une tarentelle frénétique,
après une sérénade grotesque, une danse folklorique tchèque et un tango
langoureux, la pièce la plus longue.
Quatuor Voce. Photo : (c) Masha Mosconi
Les Voce instillent à ces trois œuvres
une énergie vitale, une fraîcheur juvénile, une poésie pure qui transporte l’auditeur
dans un univers d’une humanité douloureuse et charnelle que l’on retrouve
pleinement dans leur disque. Le public, qui découvrait ces pages dans sa grande
majorité, ne s’y est pas trompé, réservant aux interprètes et au programme un
accueil aussi spontané qu’enthousiaste.
Quatuor Voce. Photo : (c) Masha Mosconi
Dans le prolongement du Quatuor à cordes n° 1 de Béla Bartók aux
élans populaires hongrois et des Pièces
à danser d’Erwin Schulhoff, ouvert à tous les genres et des répertoires
éclectiques avec des musiciens venant de divers horizons, le Quatuor Voce a
tourné le dos au sérieux du programme du concert pour révéler son côté canaille
avec le bandonéoniste Pierre Cussac dans une série de tangos qui ont suscité l’engouement
d’un public plutôt jeune qui s’est assez vite essayé à ces mouvements de danse
aux contours suggestifs qui demandent sens du rythme et souplesse extrêmes, le
terme « cabaret » acquérant cette fois tout son sens.
Photo : (c) Bruno Serrou
Après ce premier programme cette
saison 2016-2017, le Quatuor Voce présentera sa propre série de concert en
2017-2018 dans le cadre d’une résidence dans l’enceinte du Cabaret Sauvage.
Mais attention, l’adresse (211, avenue Jean-Jaurès 75019 - Paris) est trompeuse :
entre les numéros 195 et 221 de l’avenue Jean-Jaurès il y a un grand vide qui
est en fait l’adresse des infrastructures du Parc de La Villette autour du
Canal de l’Ourcq, le cabaret étant implanté sur la rive nord, à côté du
périphérique, tant et si bien qu’il convient d’ajouter une vingtaine de minutes
de marche au temps de parcours en métro (station Porte de Pantin).
Bruno Serrou
1) 1 CD « Lettres intimes. Bartók, Schulhoff, Janáček ».
Quatuor Voce. 59mn 50s. Alpha-Classics 268 (Outhère Music)
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