C’est une édition monumentale
que propose Warner Classics pour le centenaire de la naissance de Yehudi
Menuhin. Il faut dire que label américain est le dépositaire de l’intégralité du
legs discographique du plus populaire des violonistes du XXe siècle,
puisqu’il est désormais propriétaire de HMV/EMI chez qui Menuhin a enregistré
en exclusivité soixante-dix années durant, une fidélité sans équivalent dans l’histoire
du disque.
Yehudi Menuhin, violoniste, homme de
paix et citoyen du monde, a laissé une empreinte indélébile sur notre époque.
Le Siècle de Menuhin marque le centième anniversaire de sa naissance, le 22
avril 2016. Né à New York le 22 avril 1916, mort à Berlin le 12 mars
1999, Menuhin est le violoniste le plus universellement admiré et médiatisé du XXe
siècle.
Yehudi Menuhin (1916-1999). Photo : DR
Ses yeux bleus scintillants d’humanité, sa sollicitude,
et jusqu’à sa voix, douce et chantante, étaient la musique même. Comme elle,
Yehudi Menuhin semblait éternel. Pourtant, celui que l’on surnomma « l’archange
du violon » a finalement rejoint ses semblables une vingtaine de jours avant de
célébrer ses quatre vingt trois ans, sans doute pour les enivrer de ses
féeriques sonorités, écrivais-je dans les colonnes du quotidien La Croix le 15 mars 1999. Polyglotte de
culture universelle, « européiste convaincu », défenseur des
opprimés, il était l’ambassadeur itinérant de la musique et de la paix. Riche
de sa foi inébranlable dans le pouvoir de son art, Menuhin fut bien plus qu’un
virtuose, même s’il fut l’un des plus grands du siècle dernier.
Yehudi Menuhin (1916-1999). Photo : (c) Warner Classics
Compagnon de sa vie, le violon a gouverné son action d’homme,
de pèlerin de la paix. Grâce à son instrument, il a conquis l’univers et la vie
lui a été pur enchantement. Comme Mozart, il s’éveilla au monde enfant prodige.
Juifs russes émigrés en Californie, ses parents l'emmenèrent au concert dès
trois ans. « Yehudi manifestait un réel intérêt pour le violon et s’agitait
à chaque solo, se souvenait son père. L’un de mes collègues lui offrit pour ses
quatre ans un petit violon métallique. Yehudi le prit et, insatisfait du
résultat, il entra dans une rage folle et mit le jouet en pièces. »
« Quand on écoute
Menuhin, même un athée croit en Dieu ! »
Ce qui n’empêchera pas Yehudi Menuhin de commencer peu
après l’étude du violon, et de donner son premier concert à six ans. En 1925,
il suit à New York son professeur Louis Persinger, disciple d'Eugène Ysaÿe.
Quelques mois plus tard, il est à Paris, où il assiste à un récital de Georges
Enesco, à qui il demande des cours. Stupéfait par la musicalité du jeune homme,
le maître roumain lui déclare qu’il serait « très heureux de faire de la
musique avec lui, n’importe quand, n’importe où ». A l’automne 1927,
Menuhin donne à Paris un premier concert avec orchestre chez Lamoureux dans la Symphonie espagnole d’Edouard Lalo sous
la direction de Paul Paray. Le concert qu’il donne le 27 novembre de la même
année au Carnegie Hall de New York le propulse sur le devant de la scène, largement
au-delà du cercle des mélomanes. Il enregistre dans cette même ville un premier
disque en 1928 avec sa sœur Hephzibah. S’apprêtant à se rendre à Berlin, il se
voit confier par un mécène américain son premier violon Stradivarius.
Yehudi Menuhin (1916-1999). Photo : (c) INA
A l’issue d’un concert berlinois, Albert Einstein,
lui-même violoniste, se précipite vers lui et lui déclare : « J’ai fait
une nouvelle découverte : l’ère des miracles n’est pas révolue, notre bon
vieux Jéhovah est toujours au travail ! » Après un récital à Londres,
George Bernard Shaw écrit : Quand on écoute un artiste comme Menuhin, même
un athée croit en Dieu ! » En dépit de ses succès, il prend des
leçons avec Adolf Busch, qui lui enseigne « le respect du texte et la rigueur
de la tradition allemande ». « Sans Busch, précisait Menuhin, je n’aurais jamais
pénétré l’esprit de cette musique de brumes et de forêts. Mais mon cœur me
ramenait invariablement vers Enesco, qui m’a enseigné la poésie du violon. »
Georges Enesco et Yehudi Menuhin. Photo : DR
En 1935, Yehudi Menuhin réalise une première tournée
mondiale. De retour aux Etats-Unis, il arrête de se produire pendant deux
ans. Durant la guerre, il donne plus de cinq cents concerts sur le front et
pour la Croix-Rouge. A Béla Bartók, qui vit à New York dans le complet dénuement,
il commande l’admirable Sonate pour
violon seul. Après la Seconde Guerre mondiale et la découverte de la Shoah,
il est l’un des premiers artistes juifs à se produire en Allemagne, où il
plaide la cause de Wilhelm Furtwängler, interdit d’estrade pour ne pas avoir
renoncé à ses fonctions pendant la dictature nazie, et celle de Richard Strauss,
suspecté de nazisme. Il se rendra à Berlin en 1947 pour enregistrer avec
Furtwängler l’une des plus remarquables versions discographiques du Concerto pour violon et orchestre de
Beethoven. Par la suite, il soutiendra Mstislav Rostropovitch et Miguel Angel
Estrela… Le pandit Nehru l’invite en Inde. Moins d’un quart de siècle plus
tard, il sera en Chine. Son engagement d’homme devait le conduire jusqu’à la
Knesset, où il prêche en pleine guerre des Six Jours la paix avec le peuple
arabe.
Deux géants du violon du XXe siècle : Yehudi Menuhin et David Oïstrakh. Photo : (c) Medicitv
Installé en 1959 à Londres, où il entend assurer la
pérennisation de son art, il crée une école de violon et une fondation à Stoke
d’Abernon. Citoyen Suisse depuis 1970 et Britannique depuis 1985, Président du
Conseil international de la Musique à l’Unesco, il agit en faveur des musiciens
de l’Est, et plaide la cause d’Alexandre Soljenitsyne. En 1980, il crée à Paris
la Fondation Yehudi Menuhin « Présence de la Musique » qui compte
parmi ses lauréats Claire Désert, Henri Demarquette, Yves Henry, Laurent
Korcia, Pierre Lenert, Jean-Marc Luisada ou le Trio Wanderer. En 1993, la reine
d’Angleterre l’élève au rang de baron. L’âge venant, son bras devient
faillible, ce qui le conduit à renoncer au violon et à se tourner vers la
direction d'orchestre, carrière qu’il avait abordée en 1942 à Dallas puis à Gstaad,
où il fonde en 1957 un festival à son nom. C’est le chef d’orchestre que Paris attendait
fin mars 1999 pour une série de concerts voués à Mozart avec le Sinfonia de
Varsovie…
Le coffret hors-normes que propose Warner Classics ne contient pas
moins de 80 CD répartis en cinq coffrets de diverses contenances, 11 DVD le
tout accompagné d’une luxueuse édition du livre Passion Menuhin : l’album d’une vie de Bruno Monsaingeon, également
directeur artistique de la présente édition du Centenaire. Cet ensemble dresse
un portrait de l’homme, du musicien et du pacifiste d’une richesse inédite dont
la collaboration fidèle de plus de 70 ans avec son éditeur phonographique, HMV-La
Voix de Son Maître/EMI est sans équivalent dans toute l’histoire du disque.
Cette collaboration a produit un corpus discographique incomparable, qui
constitue aujourd’hui l’un des fleurons du catalogue Warner Classics.
Quoique Le Siècle de Menuhin (The
Menuhin Century) soit un projet d’ampleur peu usitée, et couvre une période de
soixante-dix ans qui s’étend de 1928 à 1998, il ne prétend pas à l’exhaustivité.
Il ne faut pas s’attendre à trouver ici les toutes les versions du Concerto de
Beethoven, ni de ceux de Mendelssohn ou Bartók, voire des Sonates et Partitas de Bach qui témoignent pourtant de la constante
évolution de l’interprétation de Menuhin. S’il comprend bien sûr les
enregistrements légendaires du maître, il offre quantité d’inédits, qu’il s’agisse
d’enregistrements de studio ou de concerts, et de premières en CD. Pas moins d’un
tiers du coffret est ainsi composé d’enregistrements rares ou jamais publiés,
offrant au mélomane comme au plus exigeant des connaisseurs de Menuhin un
panorama renouvelé.
Stéphane Grappelli et Yehudi Menuhin. Photo : DR
Le
Siècle de Menuhin a donc été conçu sous la conduite de Bruno Monsaingeon,
écrivain, violoniste, proche de Menuhin, et réalisateur, auteur à ce titre de
quelques-uns des plus beaux films sur des personnalités musicales telles que
Glenn Gould, Sviatoslav Richter, et bien sûr Yehudi Menuhin, comme Le Violon du siècle ou Retour aux sources qui figurent parmi
les films inclus en DVD dans ce coffret. Son livre Passion Menuhin paru aux éditions Textuel est ici réédité.
Yehudi Menuhin et Ravi Shankar. Photo : DR
Le répertoire de Yehudi Menuhin était
considérable. Esprit ouvert sur le monde, il aimait à partager son art avec les
plus grands musiciens venant de divers horizons. Ainsi il jouera et
enregistrera avec le jazzman Stephan Grappelli et avec le sitariste indien Ravi
Shankar, témoignages qui figurent naturellement dans la présente édition
discographique. Aux côtés des enregistrements légendaires, comme tous ceux
réalisés sous la direction de Wilhelm Furtwängler, les concertos de
Mendelssohn, Brahms et Bartók, et deux versions de celui de Beethoven ainsi que
ses deux Romances, le Concerto « à la mémoire d’un ange »
de Berg avec Pierre Boulez, le concerto d’Elgar et celui de Walton dirigés par
leurs auteurs respectifs, les enregistrements avec Georges Enesco, John Barbirolli,
Adrian Boult, Charles Munch, Malcolm Sargent, l’extraordinaire Sonate de Bartók dont il est le
commanditaire et créateur.
Un coffret entier (22 CD) d’inédits et
raretés, allant de la petite pièce solo de trois minutes jusqu’au concerto d’une
quarantaine de minutes, de Corelli à Copland en passant par Bach, Mozart,
Beethoven, Mendelssohn, Tchaïkovski, Fauré, Chausson, Debussy, Ravel, où
Menuhin troque le violon pour l’alto pour les deux Sonates de Brahms. Il retourne également à l’alto dans Harold en Italie de Berlioz dirigé par
Colin Davis, la Sonate pour flûte, alto
et harpe de Debussy et le Concerto pour alto de Bartók ave Antal Dorati. Dirigé
par Boulez, outre le concerto de Berg, il interprète les deux Rhapsodies de Bartók. Un
autre volume réunit en 20 CD les nombreux enregistrements que Yehudi Menuhin a
réalisés avec son sœur Hephzibah, sonates, trios, quatuors, doubles concertos
de Bach, Bartók, Beethoven, Brahms, Elgar, Enescu, Franck, Lekeu, Mendelssohn, Mozart,
Pizzetti, Schubert, Schumann, Szymanowski, Tchaïkovski, Vaughan Williams. Enfin,
7 CD assemblent quelques participations à des festivals et un certain nombre de
concerts, Carnegie Hall 1940, Prades 1955 et 1956, Paris 1958, Tel-Aviv 1964, Bath
1964 et 1965, Edimbourg 1968, Paris, 1971, Ascona 1972.
Le jeu et le son de Yehudi Menuhin n’ont cessé d’évoluer avec le temps, et ses plus grandes années se situent avant
1950. La pureté du style, le charnu des sonorités étaient époustouflants. Puis
le toucher s’est fait moins serein, le vibrato toujours plus large au point de
nuire de plus en plus à la justesse. Mais le charme ne cessera jamais d’opérer
et, surtout, la musicalité lumineuse qui émanait de cette personnalité hors du
commun. C’est tout cela que l’on retrouve dans cette somme extraordinaire, et
qui ne cesse d’attirer le regard et l’oreille dans les onze DVD qui content l’histoire
d’une vie où tout est musique et générosité.
Bruno Serrou
1
coffret « collector » Warner Classics de 80 CD, 11 DVD et un livre.
Chacun des cinq coffrets qu’il contient sont disponibles séparément (13 CD + 22
CD + 18 CD + 7 CD + 20 CD), ainsi que les 11 DVD.
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