A l’occasion de la parution d’une excellente monographie de Philippe
Boesmans écrite par Cécile Auzolle dans un ouvrage édité chez Actes Sud, Vers l’étrangeté, ou l’opéra selon Philippe
Boesmans (1), je propose ci-dessous un portrait du compositeur belge vivant
le plus célèbre sur la scène internationale à partir des divers entretiens qu’il
m’a accordés depuis plus d’une quinzaine d’années qui entérinent et complètent,
pour certains, ceux qu’il a accordés à la musicologue française signataire de
cette riche et attachante biographie de Boesmans menée comme une enquête de
journaliste à travers ses opéras et leurs genèses.
Auteur de six opéras, aux côté d’une cinquantaine d’œuvres instrumentales
et vocales pour toutes sortes de formations, s’avouant à 77 ans plus libre que
jamais, Philippe Boesmans reste fidèle aux règles qu’il s’est édictées en
matière lyrique : « Je ne sais s’il existe des recettes,
constate-t-il, mais pour écrire un bon opéra, il y a des obligations : un
bon livret, un bon équilibre des tensions et des détentes dans l’architecture
de l’œuvre, un orchestre qui ne couvre pas les voix, une prosodie
intelligible. »
A
l’instar du Hongrois Péter Eötvös, le Belge Philippe Boesmans (né en 1936)
s’impose comme l’un des compositeurs d’opéras les plus prolifiques de notre
temps. Comme ceux de son cadet de huit ans, ses ouvrages lyriques sont
régulièrement repris par les théâtres d’Europe où ils remportent de francs
succès dans diverses productions et adaptations. Avec La Passion de Gilles (1983), Reigen
(1993) d’après Arthur Schnitzler, Waldmärchen
(1999) d’après William Shakespeare, Julie
(2005) - son chef-d’œuvre, assurément - d’après August Strindberg, Yvonne, princesse de Bourgogne (2009) d’après
Witold Gombrowicz, et Au monde d’après
Joël Pommerat son dernier opéra en date créé en mars 2014 au Théâtre de la
Monnaie de Bruxelles, commanditaire du premier d’entre eux, Boesmans est
indubitablement l’une des figures majeures de la scène lyrique internationale
contemporaine.
Philippe Boesmans (né en 1936). Photo : DR
Tout
assimilé qu’il soit à l’avant-garde, Boesmans a longtemps refusé le concept
opéra, genre dans lequel il a su trouver à 57 ans, grâce à l’insistance de
Gérard Mortier, alors directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles où il
sera compositeur en résidence de 1985 à 2006, le juste équilibre entre
expression théâtrale, émotion et langage musical de notre temps, humus qui lui
permet de développer son propre univers sonore. Combinant complexité rythmique
et dynamique à de subtils jeux de couleurs et de timbres, l’orchestre de
Boesmans flamboie, exaltant une palette sonore d’une infinie variété nimbée de
sensuelle mélancolie. Sur le plan vocal, Boesmans se place dans la grande
tradition lyrique, puisant à la fois dans le recitar cantando de
Monteverdi, dont il a creusé les arcanes en revisitant la partition de l’Incorronazione di Poppea à la demande de Gérard Mortier, les élans tristaniens et
tétralogiques de Wagner, les grandes envolées concluant les opéras de Richard
Strauss, et l’incandescente densité de l’Ecole de Vienne du Schönberg d’Erwartung
au Berg de Wozzeck et de Lulu. « Nous vivons une époque
charnière, se félicitait Boesmans avec moi. La musique prend aujourd’hui des
chemins divergents, et nous ne nous sommes jamais trouvés face à une telle
profusion de voies nouvelles. Lorsque j’ai commencé à écrire, c’était la pleine
époque du sérialisme. J’y ai un peu touché, et je me suis aperçu qu’il était
impossible d’écrire un opéra avec. En fait, la beauté de cette technique
résidait dans sa neutralité, le fait que c’est un bel objet que l’on regarde,
une œuvre d’art à l’état pur inapte à l’expression d’un sentiment défini. Je me
suis très vite rendu compte qu’il me faut aimer les êtres que je mets en
musique. Je dois aussi vivre moi-même intensément ce que mes héros vivent,
qu’ils soient positifs ou abjects. Je veux les comprendre, et ce n’est qu’à
cette condition que je peux imaginer une musique qui les exprime. »
S’il
ne se trouve chez lui, au moment où il écrit, une forme d’émotion liée à l’une
ou l’autre scène sur laquelle il travaille, Boesmans tente d’analyser et de
contrôler ses sentiments, condition sine qua non pour qu’il puisse les
transmettre au public. « Ce sont des choses un peu négligées dont nous
avons trop peur de parler, admet-il. Je me souviens que, quand je parcourais
les festivals de musique contemporaine, les gens sortaient des concerts en
disant “c’est formidable, cette musique est si complexe”, comme si la
complexité était une vertu. Or, rien de plus facile à faire que la complexité,
parce qu’elle empêche d’entendre, alors même qu’elle doit se faire oublier. C’est
comme l’idée du progrès, je ne pense pas qu’il y en ait en musique, celle de
Monteverdi n’est pas moins bonne que celle de Boulez, et, entre les deux, il
n’y a pas eu progrès, tout juste quelque changement. Néanmoins, après la
guerre, avec notre utopie progressiste, nous étions tous dans un trip
sans doute nécessaire. »
Philippe Boesmans discutant avec Luc Bondy. Photo : DR
Sentiments
Après
un premier essai de spectacle musical, Attitudes, créé en 1979 au
Théâtre de la Monnaie de Bruxelles sur un texte de Michèle Blondeel, Boesmans
entreprend son parcours lyrique à l’instigation de Gérard Mortier, alors
directeur de l’Opéra de Bruxelles, avec la Passion de Gilles sur un
texte de Pierre Mertens inspiré du procès de Gilles de Rais (1404-1440).
L’objet de ce premier avatar opératique ne repose pas encore tout à fait sur
les personnages mais encore sur l’idée de décadence du théâtre lyrique, concept
dominant à cette époque. Avec le deuxième opéra, Reigen (La Ronde)
d’après la pièce éponyme d’Arthur Schnitzler sur un livret de Luc Bondy, qui en
signera la mise en scène, autre commande de Mortier créée en mars 1993 au
Théâtre de La Monnaie, Boesmans a compris qu’il lui fallait être ému par ses
personnages, même par les pires crapules, qui sont aussi des êtres humains.
Dans l’intervalle, toujours pour l’Opéra de Bruxelles, Boesmans compose en 1987
Trakl-Lieder, puis, en 1989, instrumente Le Couronnement de Poppée
de Monteverdi, occasion de sa première collaboration avec le dramaturge suisse
Luc Bondy. « C’est à ce moment-là que je l’ai connu, se souvient Boesmans.
Nous avons travaillé ensemble sur le livret, avons interverti les scènes, etc.
Ce premier contact a été excellent, et j’aime son théâtre. Un théâtre qui ne se
veut pas moderniste à tout prix, qui est à la fois d’un grand classicisme et
très étrange, mû par de subtils décalages. J’aime aussi sa façon de travailler
avec la musique. S’il n’est pas musicien, il entend, et sait éviter la
redondance. Les deux mondes, dramatique et musical, ont chez lui une certaine
indépendance, ce qui allège le tout et laisse un sentiment de liberté. C’est
ainsi que j’ai fini par entrer dans l’opéra. Je ne sais plus très bien en
quelle circonstance, mais on m’a demandé d’être compositeur en résidence à La
Monnaie à partir de 1985, et de jouer plus ou moins le rôle de conseiller musical,
en fait une fonction relativement vague. Je crois que Gérard Mortier et son
successeur Bernard Foccroulle ressentent la nécessité de s’entourer d’artistes. »
La musique de Boesmans donne d’emblée à ses opéras la dimension de classiques.
Sentiment loin d’être fortuit, sa musique ne craignant pas le consensus,
fleurant son tournant de siècle en amalgamant nostalgie du passé, de Monteverdi
à Schönberg, retour à la tonalité dans un univers atonal, tournures savantes et
populaires, le tout étant combiné avec la plus totale cohérence. « Lorsque
l’on me demande d’écrire un opéra, convient Boesmans, j’ai envie que ce soit un
opéra véritable, avec l’orchestre dans la fosse, un rideau de scène. Il y a eu
tant de tentatives de “sauvetage” de l’opéra, auquel ont été données des formes
diverses ou par des tentatives de modernisation, que cela m’a toujours paru
engendrer des formes bâtardes ou un appauvrissement. Et ayant la chance de
pouvoir écrire pour une grande maison, qui dispose des outils idoines
(orchestre, chœur, voire ballet), j’écris en conséquence. On me demande de
composer un opéra, je compose un opéra, j’entre dans le jeu, et je n’utilise
que les musiciens permanents de l’orchestre. Je fais avec ce que j’ai, je
m’impose une limite, je suis avec ma sonorité, et les voix auxquelles je fais
appel se trouvent dans tous les théâtres d’opéra du monde. »
Philippe Boesmans chez lui, sur son balcon regardant son piano. Photo : DR
Parcours
Né à
Tongres, ville néerlandophone de Belgique, le 17 mai 1936, Philippe Boesmans se
destinait tout d’abord à la peinture avant de s’orienter vers la musique et
d’entrer au Conservatoire de Liège, où il obtint son Premier Prix de piano en
1957, et d’étudier avec le célèbre pianiste Stefan
Askenase. Ses rencontres décisives avec André Souris, Célestin Deliège,
Pierre Bartholomée puis Henri Pousseur, avec qui il travaille au Centre de Recherches Musicales de Wallonie, et ses
séjours à Darmstadt l’incitent à se consacrer finalement à la composition. En
1971, il reçoit le Prix Italia avec Upon La-Mi, pour voix, cor et
ensemble instrumental. Quoique profondément marqué par la pensée sérielle
héritée d’Anton Webern, Philippe Boesmans a cherché dès ses premiers pas de
compositeur à introduire dans son langage des éléments que cette technique
avait exclus, comme les consonances et les périodicités rythmiques. Boesmans
convient cependant ignorer la façon dont il compose. Il reconnaît son besoin de
virginité constante, tel un éternel étudiant, malgré l’expérience des années et
la complexité « naturelle » de son écriture. Ce qui peut sans doute
expliquer sa lenteur, sa difficulté à créer. Joué depuis longtemps dans les
festivals de musique contemporaine les plus réputés devant des publics
informés, son succès avec Reigen lui a permis de conquérir de nouveaux
auditoires, plus vastes encore, qui ne le connaissent qu’en tant que
compositeur d’opéra. Cette réussite l’angoisse plus ou moins, parce qu’il
estime qu’elle advient un peu tardivement. « Lorsque des spectateurs me
disent que ma musique les a émus, je suis content, reconnaît-il, mais cela
fait plusieurs mois que j’ai moi-même été ému en l’écrivant, et j’ai oublié que
j’ai été dans cet état-là, pour l’écrire. »
Gérard Mortier, l'homme qui inocula à Philippe Boesmans la passion de l'opéra. Photo : DR
Composer pour l’opéra
Philippe
Boesmans compose ses opéras dans la continuité, conformément au déroulement des
actes, des scènes et des phrases. Une continuité ponctuée d’un minimum de
pauses, au risque, parfois, du blocage. Jamais il ne renonce à cet ordre, si ce
n’est pour relire la partition en écriture. Il peut aussi rester de longs
moments sans rien faire. Mais même ces heures apparemment perdues appartiennent
au processus du travail. « Je bute énormément, confie-t-il, je suis
souvent insatisfait de ce que je fais, voire dégoûté. Heureusement, cela ne
dure pas, c’est un problème avec moi-même, avec le fait que je ne m’aime pas
assez, ou peut-être trop : il suffit que je sorte dans la rue, que je voie
des gens, pour que redémarrer. » Son écriture, d’un opéra à l’autre, a
atteint un degré de précision stupéfiant, toutes ses partitions étant élaborées
avec un soin quasi maniaque. « Il y a chez Philippe Boesmans, déclarait le
chef Antonio Pappano avant la création de Waldmärchen, quelque chose de
l’artisan florentin de la Renaissance, dans le sens le plus noble du
terme : il prend et recrée le meilleur de la mémoire, de la culture. Il
est expert dans la découverte de couleurs et de timbres inédits, et il sait
donner une clarté exceptionnelle à son discours musical : les livrets
qu’il choisit, limpides, directs et d’une grande pertinence, permettent une
forme de complexité musicale dans laquelle l’auditeur n’est jamais noyé sous la
masse d’informations. Musique et texte restent parfaitement compréhensibles d’un
bout à l’autre de l’œuvre. »
En
octobre 2000, lorsque je lui demandais ce qui l’incitait à écrire en allemand,
Boesmans me répondait : « Pour La Ronde, le choix était
naturel, le texte initial étant en allemand. Pour Waldmärchen, trois
raisons : Suisse, Bondy parle quantité de langues, et il vit à Paris, mais
sa langue littéraire est l’allemand, langue que je ressens bien, sans doute à
cause de ma jeunesse baignée de Wagner, à l’origine de mes relations avec
l’opéra. Le français n’est pas ma langue maternelle, puisque je suis Flamand,
et ma langue naturelle est proche du néerlandais, elle-même proche de
l’allemand. J’ai du mal à mettre le français en musique, notamment à cause des
“e” muets. Le fait d’écrire Mademoiselle Julie en français bien que la
pièce originale soit en suédois représente un véritable défi. Je ne parle pas
assez bien l’italien, malgré mon travail sur le Couronnement de Poppée,
quant à l’anglais, je le trouve un peu fade. L’allemand possède un ambitus
extraordinairement large, pouvant être autant d’une douceur extrême que d’une
violence excessive. Tandis que la beauté du français réside dans une sorte de
ligne plane, de grisaille due à l’absence d’accent tonique. Alors, sur une
pièce au caractère plus léger comme Mademoiselle Julie, je tente volontiers
de relever le défi. »
Philippe Boesmans, Julie, dans la production de Luc Bondy de la création à la Monnaie de Bruxelles en 2005. Photo : DR
Julie
est assurément le chef-d’œuvre de Philippe Boesmans, un opéra coup de poing. D’une
violence singulièrement destructrice, la musique est à la mesure du naturalisme
du dramaturge suédois August Strinberg, dont elle avive le tempo dramatique.
L’unité de l’œuvre est assurée par un petit « répertoire » de motifs
obsessionnels, dont l’un attaché à l’évocation de la douleur névrotique atavique
de l’héroïne qui investit peu à peu la partition entière. A sa création, l’éclat
de cet opéra de chambre de soixante-quinze minutes était exalté par la
direction d’acteur de Bondy, la plastique des trois chanteurs-acteurs, le tout
serti par le décor glacial et asphyxiant de Richard Peduzzi, les beaux costumes
de Rudi Sabounghi et un orchestre bruxellois de braise.
Dans
l’opéra suivant, Yvonne, princesse de Bourgogne créé à l’Opéra de Paris en 2009, c’est à la difformité
physique que Philippe Boesmans, toujours avec la complicité de Bondy, met en
scène. « La pièce, dit le compositeur, rend la prétendue laideur familière à
tous. Chacun y trouve ses propres défauts, tout en voyant sa libido stigmatisée
par cette disgrâce fascinante. » La prosodie française le conduit à une musique
plus fluide, plus transparente que dans ses précédents ouvrages, conçus sur des
textes en allemand. « J’ai beaucoup travaillé sur les conventions françaises,
poursuit-il. Avec ces personnages qui se présentent comme des archétypes, mes
références sont évidemment Debussy mais aussi Massenet, Offenbach et toute la
tradition française du chant. Mais j’ai aussi cherché un style personnel. Il me
fallait des grands éclats, des écarts de voix, que l’on ne trouve pas chez
Debussy. Ni même chez Boulez, qui écrit pour la voix comme s’il s’agissait d’un
instrument de musique. » Cette Yvonne est aussi baignée de l’esprit des madrigaux
et d’une souple vocalité façon Richard Strauss, compositeur auquel Boesmans
emprunte souvent par ailleurs.
Après
quatre opéras sur des livrets de Luc Bondy, le sixième est né de la
collaboration du compositeur avec le dramaturge français Joël Pommerat, qui a adapté
sa propre pièce Au Monde créée à
Paris en 2004. Comme toujours, Boesmans use d’emprunts aux auteurs dont il est
proche, particulièrement à Richard Strauss, et, ici, Claude Debussy
et Francis Poulenc, ainsi qu’au domaine populaire, avec My Way de Claude François/Frank Sinatra. Au Monde n’est pas aussi réussi que Judith ni des autres ouvrages
de Boesmans, sans doute en raison de problèmes de santé que le compositeur a
connus pendant sa genèse, mais l’ouvrage est solide et ses contours séduisent. Le
livret est dans le prolongement de Trois
Sœurs de Tchekhov, dont on retrouve les thèmes de l’élan vers le futur, l’illusion,
le désespoir.
Cécile Auzolle. Photo : DR
Le livre
Le livre de Cécile Auzolle suit la genèse de ces ouvrages dans la
continuité et la chronologie de leur conception. Son écriture vive et directe,
qui n’use d’aucun artifice, surtout pas savants, vient surtout du cœur et de l’affection
pour un créateur et pour une musique qu’elle aime de toute évidence et qu’elle
cherche à partager avec le plus grand nombre de mélomanes et de passionnés non
seulement d’art lyrique mais aussi de théâtre, dans ses évocations de travail
du compositeur avec ses divers dramaturges. Le lecteur peut ainsi vivre de l’intérieur
la conception d’un opéra, la collaboration d’un musicien et d’un dramaturge,
mais aussi avec l’équipe de réalisation, depuis le directeur d’Opéra, généralement commanditaire de l’ouvrage, jusqu’aux chanteurs, en passant par le metteur en
scène, le scénographe, le chef d’orchestre et les musiciens. L’intimité du
compositeur est également évoquée, avec pudeur, retenue et une simplicité de
bon aloi qui donne une fluidité et un naturel à ce texte que le lecteur dévore
avec délectation. Ce livre est à l’image de celui à qui il est consacré, un
homme simple, cultivé, intègre, humble, d’un abord facile, ouvert et généreux,
souvent assailli par le doute et qui le dit, ce qui le rend plus attachant
encore.
Bruno Serrou
1)
Cécile Auzolle, Vers l’étrangeté, ou l’opéra
selon Philippe Boesmans, paru en mars 2014 aux Editions Actes Sud (352
pages, avec bibliographie, index des noms et des œuvres cités, 23€). Seul
manque un catalogue des œuvres de Boesmans.
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