Gabriel Bacquier (né en 1924). Photo : DR
« Le soir où j’ai décidé de
quitter la scène, je ne me suis pas demandé ce que j’allais devenir, sachant pertinemment que je ferai toujours quelque chose de ma vie », se félicitait avec son
accent méridional qui le rend irremplaçable Gabriel Bacquier en février 2010
lorsque je le rencontrais à Paris en vue de ce portrait (1). Pas seulement son
accent, mais aussi sa stature, sa faconde, son humour, sa personnalité forte en
gueule. A 90 ans (il est né à Béziers le 17 mai 1924), ayant retrouvé son cher
Midi, la gouaille et le plaisir du bon mot sont toujours là, singulièrement
communicatifs, ce qui conduit à des conversations sans fin et joyeuses, parfois
surréalistes, mais toujours emplies d’anecdotes.
Gabriel Bacquier en Don Giovanni au Festival d'Aix-en-Provence 1964. Photo : DR
La joie de vivre, la gourmandise
qu’il manifeste dès le rendez-vous pris chez l’un des plus fameux chocolatiers
de Paris, son tempérament sont inusables. L’œil est toujours rigolard, la
malice en panache, les répliques fusent à jet continu. Il est l’antidote de
l’austère retraité. « J’ai décidé d’arrêter un soir de 1994. J’avais le
cœur qui pétait (sic) chaque fois que je montais les escaliers de la
scénographie du Don Pasquale, à
Favart ! » Partagé désormais entre sa résidence du Val-de-Marne, sa
propriété dans l’Yonne, ses villégiatures en Corse pour ses classes de maître
et ses mémoires qu’il s’apprêtait à écrire, Bacquier coule des jours paisibles
et bien remplis. Derrière sa fine moustache blanche, il a perdu de son
embonpoint, mais il ne vieillit pas. Sa mémoire reste infaillible, et il
envisage avec quiétude sa gloire qui a fait de lui, dès les années 1960, la
plus célèbre voix d’homme de l’opéra français.
Gabriel Bacquier (Scarpia, à gauche) face à Albert Lance (Mario Cavaradossi) dans Tosca de Puccini à l'Opéra de Paris en 1958. Photo : DR
Sa carrière, Bacquier l’évoque
sans regrets, désamorçant d’une œillade toute remarque qui mettrait à mal sa
modestie. Des remords, il n’en a aucun. Sa vie et son itinéraire professionnel
ont été foisonnants, heureux, mais il est désormais passé à autre chose.
D’autant plus aisément qu’il ne s’est privé de rien pour sa voix, pas même
« d’un bon canard au sang avant
de chanter », et, pourvu qu’il soit amoureux, son hygiène de vie y
trouvait son compte. De son vaste répertoire dont il ne gardera qu’une
vingtaine de rôles, il concède quelques erreurs, comme Boris Godounov dont il
n’avait ni la tessiture ni la langue, et avoue des occasions manquées, comme Wagner, loin de son univers,
principalement français et italien. Ses personnages marquants se trouvent en
effet chez Mozart (Don Giovanni, Leporello, Don Alfonso), Verdi (Iago, Falstaff, Posa) et l’opéra français (Golaud, Don Quichotte, etc.). Son personnage préféré est aussi celui qu’il a le plus chanté, l’affreux
Scarpia dans Tosca, « le plus jouissif de tous », convient-il
: « Scarpia agit en policier
sadique, c’est tout, sa seule envie est de coucher – à n’importe quel prix –
avec Tosca. Don Giovanni va beaucoup plus loin. Antithèse de mon éducation, il
m’obligeait à modifier mon
comportement. »
Gabriel Bacquier (Sir John Falstaff) entouré de Karen Armstrong (Alice Ford) et Marta Szirmay (Mrs Quickly) dans Falstaff de Giuseppe Verdi en 1979. Photo : DR
Présent dès ses débuts, son sens du
drame a donné à son timbre une autorité inaltérable. Son intelligence des rôles
sertie d’une diction exemplaire, sa noble stature mêlée de brutalité animale
sont immédiatement palpables au disque. Mordante et corsée, sa voix a
conservé une santé inoxydable jusqu’au milieu des années 1980. Puis,
l’acteur-chanteur s’est tourné vers les barbons, Dr Dulcamara dans L’Elixir d’amour en 1987 aux
côtés de Luciano Pavarotti, et Don Pasquale sept ans plus tard. Il est alors revenu à la
légèreté de ses débuts lorsqu’il chantait Les Cloches de Corneville dans
la troupe de José Beckmans. Malgré ses records établis à l’étranger (dix-huit
saisons au Metropolitan Opera de New York à partir de 1964), il n’a jamais
abandonné la scène française, jusqu’à ses adieux à l’Opéra-Comique, au
printemps 1994, à soixante-dix ans, à l’issue de son ultime Don Pasquale.
Aujourd’hui, il enseigne, signe des pétitions, fait le siège du ministère de la
Culture pour que l’enseignement du chant retrouve sa dynamique d’antan,
enregistre des disques de chansons populaires* et prépare ses mémoires…
Gabriel Bacquier. Photo : DR
Avec Bacquier, les anecdotes fusent
à jet continu. Ainsi, à propos du chef hongrois
Sir Georg Solti. « Je m’entendais
très bien avec lui. Je le faisais
rire. Je croyais que tout m’était permis. Pendant l’enregistrement de Cosi fan tutte, il m’a imposé des fioritures qui édulcoraient mon Alfonso. Je les lui refusais,
lui demandant : “Georg, vous croyez que ça plairait à Mozart ?” Il
m’a répondu : “Gabrieeeeeeel !...”, et il m’a longtemps fait la
gueule. Avec Georges Prêtre aussi qui voulait m’imposer des rubatos dans Don
Quichotte de Massenet. Or, dans Massenet, le rubato n’existe pas, et encore
moins dans cet opéra-là. Vous
imaginez le chevalier à la triste figure en train de “rubatiser”
continuellement ?... Finalement, on s’est réconcilié. Quant à Herbert
von Karajan, je n’ai pas eu le temps de
le froisser. J’ai poliment décliné son invitation à chanter Don Giovanni
avec lui. Il ne m’a jamais rappelé. Mais
je ne le regrette pas ! »
Bruno Serrou
Parmi les nombreux enregistrements
de Gabriel Bacquier, retenir en priorité La
Damnation de Faust de Berlioz (EMI), L’Etoile
de Chabrier (EMI), Louise de
Charpentier (Sony), Pelléas et Mélisande
de Debussy (RCA), La Favorite de
Donizetti (Decca), Mireille de Gounod
(EMI), Don Quichotte de Massenet (Decca),
Les Huguenots de Meyerbeer (Decca), Cosi fan tutte, Don Giovanni (Decca) et les
Noces de Figaro (EMI) de Mozart, la Belle Hélène (EMI) et les Contes d’Hoffmann (Decca) d’Offenbach,
Tosca de Puccini (Rodolphe), l’Heure espagnole de Ravel (DG), Falstaff (Decca, disponible en DVD) et la Force du Destin (RCA) de Verdi, mélodies de Poulenc, Ravel,
Satie (EMI), Séverac (Ariane), chansons de Bécaud, Brel, Trénet, etc. (Reader’s
Digest)
1) Ce portrait de Gabriel Bacquier est paru dans le quotidien La Croix en
mars 2010
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