Paris, Salle Pleyel, mercredi 27 février 2013
Photo : (c) Berliner Philharmoniker, DR
Chaque apparition à Paris de
l’Orchestre Philharmonique de Berlin constitue un véritable événement. Certes,
il est loin le temps où, voilà une trentaine d’années, la première phalange symphonique
mondiale se produisait au Théâtre du Châtelet pour un prix de places modique
(100FF pour les plus chères, soit une trentaine d’euros en 1985 au lieu de 145
euros aujourd’hui) sous la direction de Herbert von Karajan, mais les foules se
pressent toujours autant à chacun de ses concerts. Je me souviens de ce séjour au
Châtelet des Berlinois, qui, pour leurs deux prestations publiques en trois
jours, avaient investi le vieux théâtre à l’italienne une semaine durant et qui
ont illuminé ce lieu tandis que je travaillais en écoutant le retour-son de mon
bureau situé deux étages au-dessus du plateau, et qui, avant leur service,
pendant les pauses et après les répétitions, n’avaient de cesse de travailler et
retravailler jusque dans les moindre recoins des étages de l’administration du
théâtre, jusque dans les toilettes, pour travailler un trait, s’échauffer sur
leurs instruments, jusqu’à l’appel des troupes par l’assistant du Maestro. C’est
là que j’ai compris que la qualité d’un orchestre n’est pas le fruit du hasard
mais du seul travail ajouté à la volonté d’être le meilleur…
Sir Simon Rattle. Photo : Berliner Philharmoniker, DR
Depuis la mort de Karajan,
et grâce à la détermination de son successeur direct, Claudio Abbado, les
programmes se sont ouverts sur des répertoires jusqu’alors moins courus,
notamment la musique française post-debussyste, l’italienne et, surtout, la
création contemporaine. Avec Simon Rattle, cette politique se poursuit, même si
les créations sont moins audacieuses. Ainsi, les Berlinois ont-ils proposé cette
semaine deux concerts aux programmes téméraires, que Karajan eut soigneusement
évité alors que le public était pourtant prêt à se précipiter à ses concerts sur
son seul nom, indépendamment des œuvres à l’affiche. Il faut néanmoins convenir
que le premier programme comptait deux partitions grand public, le Concerto n° 3 pour piano de Beethoven et
la Rhénane de Schumann, qui
entouraient le cycle de mélodies de Dutilleux, Correspondances, interprété par l’une des grandes sopranos de
l’heure, Barbara Hannigan…
Henri Dutilleux (né en 1916). Photo : DR
Le concert de mercredi s’est
ouvert sur Métaboles d’Henri
Dutilleux. Composées en 1964, les cinq pièces qui s’imbriquent les unes dans
les autres pour constituer cette œuvre pour grand orchestre avec bois et
cuivres par quatre, sont le fruit d’une commande de George Szell pour le
cinquantième anniversaire de l’Orchestre de Cleveland, qui en a donné la
création le 14 janvier 1965. La partition est conçue à la façon d’un concerto
pour orchestre, chacune des parties, dont la formule initiale subit une
succession de métamorphoses, privilégiant une famille spécifique d’instruments,
bois, cordes, percussion, cuivres, avant d’être tous réunis dans le finale.
L’interprétation qu’en ont donnée Rattle et les Berlinois a manqué de souplesse
et de spontanéité, et l’on a pu percevoir ça et là quelque faiblesse instrumentale,
notamment du côté d’un solo aléatoire du premier violoncelle aux attaques peu
assurées. Quant à l’orchestre, ses textures se sont avérées trop sombres.
Option apparemment voulue par le chef britannique, si l’on juge le choix des
quatre trompettes à palettes sonnant plus « allemand » que les
trompettes à piston…
Witold Lutoslawski (1913-1994). Photo : DR
Pourquoi Witold Lutoslawski
(1913-1994), qui aimait tant la France, y est-il si peu programmé, même en
cette année du centenaire ?... Ses interprètes sont pourtant nombreux, et
comptent parmi les plus éminents, d’Esa-Pekka Salonen à Christian Zimmermann,
en passant par Anne-Sophie Mutter, Seiji Ozawa, Dietrich Fischer-Dieskau,
Mstislav Rostropovitch… Lutoslawski est assurément le plus grand des
compositeurs polonais - si l’on considère Chopin comme autant Polonais que
Français et qu’il se consacra quasi exclusivement au piano -, et l’un des plus
inventifs et originaux de sa génération, tandis que sa création ne compte
aucune faiblesse. Créé le 14 octobre 1970 par Mstislav Rostropovitch qui le lui
avait commandé dès 1967, et le Royal Philharmonic Orchestra, son Concerto pour violoncelle et orchestre se présente tel l’histoire de Don
Quichotte au XXe siècle, selon la formule de Galina Vichnevskaia,
épouse de Rostropovitch. Cet ample mouvement enchaînant Introduction, quatre Episodes,
une Cantilène et un Finale, se présente en effet comme un
conflit entre le soliste et l’orchestre, le premier commençant par une longue
cadence construite sur la note ré résolument répétée « d’une manière
inexpressive, comme un moment de relaxation complète ou même de
distraction », comme le confiait le compositeur à Rémy Jacob dans la
pochette du premier enregistrement mondial de l’œuvre (1).
Miklós Perényi. Photo : DR
Cette longue
introduction du soliste, qui instaure un climat d’attente, est brusquement
interrompue par la sonnerie des trompettes d’une violence inouïe, avant que le
dialogue s’instaure entre le violoncelle et les divers pupitres ou groupes
d’instruments de l’orchestre, jusqu’à la Cantilène,
où seules les cordes se joignent au soliste, qui se fait « envoyer dans
les cordes » par une virulente et brusque intervention des cuivres qui débouche
sur l’intervention furieuse de l’orchestre. Le violoncelle réapparaît
timidement, avant de gagner en assurance et de combattre bravement les divers
pupitres, et d’être de nouveau écrasé et de se faire plaintif, pour mieux
triompher dans la coda, où il reprend le trait obsessionnel sur une seule note
du début, mais cette fois sur un la de son registre aigu. Cette œuvre est somptueuse,
avec cette longue angoisse instaurée au début par l’archet courant opiniâtrement
sur la même note sèche bientôt rejoint par les appels stridents des trois
trompettes... Le passage aléatoire de l’orchestre au centre de la partition est
d’une puissance hallucinante, un grand cri de terreur qui conduit toute la
dernière partie de cet extraordinaire concerto composé pour Rostropovitch, à l’instar
du concerto Tout un monde lointain de
Dutilleux, mais qui s’avère plus théâtral, introverti et tragique que ce
dernier. Miklós Perényi y est extraordinaire, humble et un peu perdu mais
jouant merveilleusement avec une maîtrise d’une implacable précision et une
force humaine impressionnante.
Robert Schumann (1810-1856). Photo : daguerreotype de 1850, DR
Le concert s’achevait sur la
Symphonie n° 2 en ut majeur op. 61 de
Robert Schumann, qui a permis à l’Orchestre Philharmonique de Berlin de briller
de tous ses feux. Rattle a choisi d’alléger les textures, particulièrement les
basses, avec seulement sept violoncelles et cinq contrebasses, et les altos
entre les premiers violons et les violoncelles, bois et cuivres par deux, et
trombone basse, pour offrir une lecture rayonnante et chaleureuse de cette symphonie
qui est sans doute la plus accomplie de Schumann, avec un admirable troisième
mouvement, d’une tendresse, d’un onirisme et d’une beauté organique enchanteurs ;
un grand moment d’élégance et de spiritualité. L’ample mouvement initial aux
lignes acérées et aux textures aérées, chantant à plein poumons a ouvert cette
remarquable exécution. Une exécution qui dit combien Rattle a saisi la grâce schumannienne,
qui n’est de toute évidence pas le fruit du « mauvais orchestrateur »
que d’aucuns condamnent, à l'instar de Gustav Mahler, qui a jugé utile de tout
réorchestrer...
Bruno Serrou
1) CD EMI 5 67867 2, avec le
concerto pour violoncelle de Dutilleux Tout
un monde lointain. Rostropovitch concerte avec l’Orchestre de Paris dirigé
par Witold Lutoslawski.
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