Rome, Villa Medici, Grand Salon, lundi 11 et mercredi 13 février 2013
Photo : (c) Villa Medici
Dans les années 1980, alors qu’il
était pensionnaire de l’Académie de France à Rome, Marc Monnet eut l’idée d’ouvrir grandes les portes de la Villa Médicis qui
vivait jusqu’alors en autarcie, le regard dédaigneusement posé sur la Ville éternelle. Il est en effet facile,
pour qui séjourne dans ce lieu enchanteur où le temps semble définitivement
arrêté, de vivre replié sur soi-même à l’écoute de ses seuls pensées et projets, totalement déconnecté du monde. Implantée sur une colline que la Rome antique
a négligé de compter pour en rester à sept mais que l’on appelait alors le Pincio collis hortulorum, la colline des
jardins, la Villa Médicis, conçue par Bartolomeo Ammannati pour le cardinal
Ferdinand de Médicis (1551-1609), domine la ville entière jusqu'au Vatican,
que surplombe la superbe terrasse, qui fait penser à celle du château de Grignan.
Il faut dire que ce palais se devait de manifester aux Romains la grandeur et
les ambitions du cardinal, qui avait ainsi choisi de s'installer sur l’emplacement de la légendaire villa de Luculus.
Photo : (c) Bruno Serrou
« Des concerts étaient
organisés pour jouer les musiques des pensionnaires, se souvient Marc Monnet
(1). Très vite, je me suis rendu compte que cela était stérile et sans grand
intérêt. Nous vivions dans une capitale étrangère et nos concerts avaient lieu
dans nos murs pour nos musiques, sans contacts avec l’extérieur. Nous
avions un seul contact annuel qui était un concert organisé à la RAI dans des
conditions assez mauvaises et en été, quand il n'y avait personne… J’ai donc
proposé à mes collègues compositeurs de créer un événement pour valoriser notre
travail. J’en ai parlé à la Secrétaire Général de l’époque, Pompelia Ulysse, qui
a soutenu cette initiative. Malgré une structure absolument pas préparée à ce
type d’événements et un personnel généreux mais assez dilettantes, nous avons
constitué la Semaine de musique
contemporaine de la Villa Médicis en ouvrant les portes à d’autres
compositeurs qu’aux pensionnaires. Cela s’est fait progressivement, mais étant
donné que nous étions en résidence pour seulement années, la fin est vite
arrivée. La direction d’alors m’a proposé de continuer au-delà de mes années de
pensionnaire. Ainsi, je suis revenu en tant qu’"employé" à la
Villa Médicis, pour faire perdurer cette initiative. Le prestige de la Villa et
l’ouverture vers l’Italie ont tout changé. Très vite, le festival est devenu fort
fréquenté et les œuvres des pensionnaires n’étaient plus jouées en catimini
mais au regard de l’Italie et au-delà. Pendant les quatre ans où j’ai continué
ce travail, grâce aussi à un nouveau Secrétaire Général, Michel Pelissier, très
à l’écoute, j’ai pu faire venir tous les grands créateurs présents à Rome :
Franco Donatoni, Luciano Berio, Goffredo Petrassi, Luigi Nono, John
Cage… »
Yann Robin et Donatienne Michel-Dansac, Villa Medici. Photo : (c) Bruno Serrou
A l’instar de son aîné, Yann
Robin anime depuis trois ans le festival Controtempo,
qu’il a fondé alors qu’il était pensionnaire de la Villa Médicis, et dont il
est aujourd’hui encore le directeur artistique. Depuis Monnet, la manifestation s’est
professionnalisée, puisqu’Eric de Chassey, directeur de l’Académie de France à
Rome depuis 2009 a nommé Yoanna Talopp pour assurer l’organisation et le suivi
des trois festivals désormais proposés par la Villa au public romain, puisque,
à la musique contemporaine en février se sont ajoutés un festival de musique
baroque en automne et un festival de musiques dites d’aujourd’hui en juillet. Le
tout organisé avec un budget global de production de 170.000 euros, dont 55.000 euros pour Controtempo.
Membre fondateur de l’Ensemble
Multilatérale, l’une des formations instrumentales françaises les plus
significatives dans le domaine de la musique contemporaine, Yann Robin,
pensionnaire de la Villa Médicis en 2009-2010, entend offrir à Rome comme à
Paris des espaces d’expression pour les compositeurs. « J’ai d’abord
programmé mes amis, Raphaël Cendo, Franck Bedrossian, Philippe Hurel, Francesco
Filidei, Ondřej Adámek, tout en
essayant de garder une ligne artistique objective pour programmer des
compositeurs avec qui je n’ai pas d’affinités musicales mais dont le travail
est riche et cohérent. Programmer est une simple question d’équilibre à trouver, que ce
soit pour un concert, un festival ou une saison. » Les concerts sont
coproduits par la Villa et les ensembles invités, français et italiens. La
première édition était axée sur la génération des pensionnaires de la Villa des
années 1970 qui initia le mouvement spectral à partir de la rencontre avec
Giacinto Scelsi ; la deuxième a été consacrée à la radicalisation du travail sur
le son, avec la génération de la fin des années 2000-début 2010, avec la mise en
regard de deux personnalités contraires mais complémentaires, Raphaël Cendo et le
phénomène de la « saturation » et Francesco Filidei, qui travaille
sur l’origine-même du son (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/01/portrait-de-francesco-filidei.html).
L'édition 2012 était centrée sur la figure de Fausto Romitelli
(1963-2004), compositeur italien qui, comme le précise Robin, forme la
charnière entre les spectraux et la saturation. « Romitelli et moi,
précise Robin, avons un même goût pour le son. Comme lui, je ne parle jamais de saturation mais de radicalité du son. Romitelli est le révélateur qui met en lumière le passage entre spectral
et saturation. » Le festival 2013 était centré sur la voix, tandis que
celui de 2014 sera consacré au quatuor à cordes.
Laurent Durupt (piano) et Marie Kalinine (soprano). Photo : (c) Villa Medici
Yann Robin et la Villa Médicis
ont ajouté à la programmation 2013 un hommage à Jonathan Harvey, disparu le 5
décembre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/le-compositeur-jonathan-harvey-est.html),
dont trois œuvres ont figuré au programme du concert du 11 février. Les deux
premières sont représentatives de la pensée de cet homme de foi, à la fois chrétien et bouddhiste,
profondément humaniste, puisqu’il s’agissait de ses deux Buddhist Songs créées à Londres en 2004 par la soprano Ailish Tynan
et le pianiste Simon Lepper. « Ces chansons
avec piano sont en fait "fonctionnelle", écrivait Harvey. C’est-à-dire qu’elles sont destinées à agrémenter les
célébrations bouddhistes, en cas de besoin. »
Harvey y met en musique une traduction
du poème classique en dix chapitres Bodhisattvacharyavatara
- Guide du mode de vie de Bodhisattva - de Shantidéva (687-763). « La traduction anglaise,
précisait Harvey, a été réalisée sous la direction de Guéshé Kelsang Gyatso, un érudit tibétain
et guide spirituel unanimement respecté.
La première chanson explique les avantages d’un esprit concentré sur
la bodhicitta, l’aspiration à devenir un bouddha capable d’aider
tous les êtres. La deuxième chanson, à
travers la capacité de faire des offrandes, réel et imaginaire, vise à purifier la négativité. » Voix puissante au timbre ardent, la
mezzo-soprano Marie Kalinine a donné une interprétation généreuse et
extravertie de l’écriture mélodique qu’a réservé Harvey à la partie vocale,
tandis que Laurent Durupt, compositeur-pianiste nouveau pensionnaire de la
Villa Médicis, a exalté le mystère, la densité et l’inventivité de
l’écriture pianistique.
Photo : (c) Bruno Serrou
Autre partition
d’Harvey d’inspiration bouddhiste, son Quatuor
à cordes n° 4. Créée le 11 mars 2003 par le Quatuor Arditti à Bruxelles
dans le cadre du Festival Ars Musica, cette œuvre de plus de trente-cinq
minutes se présente comme une métaphore musicale de la vision bouddhiste du
monde et de la réincarnation. Il s’agit du seul quatuor dans lequel Harvey
utilise l’électronique en temps réel qu’il a exploré avec grand succès. Conçus
à l’IRCAM, les sons spatialisés font pénétrer l'auditeur dans un espace impressionnant fait d’harmonies,
de rythmes et de timbres. « J’ai imaginé la forme
de ce quatuor comme cinq vies ou cinq cycles d’une existence cyclique (selon la
vision bouddhiste du monde comme structure de réincarnation). Ces cinq mouvements
sont caractérisés chacun par certaines obsessions, que l’on retrouve sous forme
de trace dans les mouvements suivants, comme si le continuum mental qui se
poursuit d’une vie à la suivante, grâce à ce lien indéfectible du karma,
faisait sentir sa présence. L’incarnation est la conséquence de l’obsession. » L’œuvre
use de toutes les capacités du quatuor d’archets, le ton est souvent rêveur
mais aussi menaçant, et, parfois austère et d’une froideur pétrifiante. Le Quatuor Tana, qui a la particularité d’être l’un des
tout premiers ensembles du genre à jouer non pas avec des partitions mais avec
des tablettes électroniques dont les « pages » sont tournées à partir
d’une commande placée sous le pied droit, en a donné une lecture précise en soulignant la diversité des climats, jouant avec un naturel saisissant tant les
difficultés se sont avérées aplanies, assimilées par les quatre musiciens comme
s’il s’agissait d’un classique.
Le quatuor à
cordes et électronique de Fausto Romitelli Natura
morta con fiamme (Nature morte avec flammes) a été composé en 1991-1992
et réalisé à l’IRCAM dans le cadre du Cursus de composition. Chaque instrument
est doté de deux micros, l’un aérien l'autre en contact avec les instruments qui captent le son et
l’envoient dans la salle. Romitelli a voulu jouer avec le son dans la salle à partir du
quatuor non pas par le biais d'un ordinateur mais par les artifices de sa propre écriture. Le
registre aigu est très sollicité, le temps s’étire à l’infini, mais le tout s’avère à la fois lumineux et feutré sous les archets des Tana.
Photo : (c) Bruno Serrou
Inspirée du hard
rock et du haevy-métal, où la saturation sonore est due à
celle d’un amplificateur et des enceintes acoustiques qui lui sont associées,
la saturation dans le domaine de la musique contemporaine répond à un besoin de
radicalité et un désir de transgression. Cette esthétique est née au tournant
des années 2000-2010 de l’imagination de compositeurs passés par la Villa
Médicis. Elle donne à la matière sonore une rugosité fondamentale, en puisant dans
ce qui, dans le son, est tabou au point que les musiciens s’efforcent généralement de le gommer mai qui, contrôlé avec art, devient énergie pure. C’est ce
qui gouverne et rend captivant ln Vivo
pour quatuor d’archets de Raphaël Cendo. Car, dans cette œuvre, il s’agit bel et bien de quatre archets
plutôt que d'un quatuor à cordes proprement dit, l’expression et le jeu se faisant essentiellement de la
main droite des musiciens qui plaque l’archet sur les cordes plutôt que de la main
gauche courant sur le manche. Ces pages sont d’une extrême difficulté,
particulièrement celles où les quatre instruments se répondent avec des
contretemps allant se décalant, et qui s’éteint comme en écho. Au cœur de
cette surcharge d’adrénaline asphyxiante, émergent des phrases d’un lyrique
extrême, environnées par une tension allant crescendo alternativement triste,
tendre et déchirante, parfois ineffable.
Donatienne Michel-Dansac. Photo : (c) Bruno Serrou
Plus fréquenté que celui de
l’avant-veille, le concert du 13 février a été confié à des musiciens italiens,
l’Ensemble Divertimento, et à la soprano française Donatienne Michel-Dansac. Le
programme s'est néanmoins ouvert sur une pièce exclusivement électronique, Mortuos Plangos, Vivos Voco, d’une intériorité impressionnante dans laquelle
Jonathan Harvey utilise la voix de son fils Dominique et l’immense
ténor de la cloche d’une puissance surhumaine de la cathédrale de Winchester sur laquelle est écrit : Horas avolantes numeo Mortuos Piango: preces voco ad vivos. Sous la direction un peu sèche de Sandro Gorli, l’Ensemble
Divertimento a donné une interprétation distante et clinique de la pourtant
colorée Barque mystique de Tristan
Murail. Le compositeur emprunte le titre de cette oeuvre à une série de pastels du
peintre symboliste Odilon Redon dont on retrouve l’alliage de couleurs a priori
incompatibles, où les rythmes des formes où plages floues et couleurs brumeuses
forment de saisissants contrastes mis en évidence par des traits incisifs et des à-plats vivement teintés, qui trouvent
leur équivalent dans les architectures et dans la palette harmonique de la
partition. Les textures de l’ensemble italien sont rêches au point d’annihiler
toute volupté sonore mais mettent en revanche en évidence l’agressivité du matériau et
la complexité de la forme.
Donatienne Michel-Dansac a offert
une extraordinaire interprétation de l’hallucinant Lamento pour voix de femme et électronique que Franck Bedrossian
composa à l’IRCAM en 2007 à la suite d’une commande du Printemps des Arts de
Monaco où il a été créé le 7 avril de la même année par Françoise Kubler. La
seconde partie du concert s’ouvrait et se concluait sur des œuvres de Luciano
Berio. La première était Thema, Omaggio a
Joyce pour bande magnétique dans laquelle une voix de femme récite et
rythme un texte du grand poète romancier irlandais James Joyce réalisée en 1958 et dont
l’inventivité reste aujourd’hui pérenne. Immagini
da Escher pour flûte, clarinette, piano, vibraphone, violon et violoncelle
d’Ivan Fedele s'ensuivait. Cette œuvre de seize minutes divisée en sept sections enchaînée
sans interruption créée à Witten le 22 avril 2005 par l’Ensemble Recherche
dirigé par Laurent Cuniot traite de la transformation, de la volonté d’observer
la même situation sous des angles différents, un jeu de miroirs où chaque objet
musical prend le contrôle de nouvelles formes et représentations spatiales
variées. L’Ensemble Divertimento s’est avéré dans ces pages un peu contraint,
avant de se libérer dans les Folk Songs
dans lesquelles Berio imite et réinvente en onze étapes le folklore de divers
pays, des Etats-Unis à l’Azerbaïdjan, en passant par l’Auvergne, l’Italie, l'Arménie, etc.
Si la voix de Donatienne Michel-Dansac n’a pas l’ambitus et la palette de
timbres de Cathy Berberian, épouse, interprète favorite et inspiratrice de
Berio, sa diction claire, son engagement, son phrasé séduisent et captivent.
Bruno Serrou
1) http://www.marcmonnet.com/activites-paralleles.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire