Paris, Salle Pleyel, samedi 15 et dimanche 16 décembre 2012
Commencé en mai dernier, le cycle que la Salle
Pleyel et le London Symphony Orchestra, sur l’initiative de Pierre Boulez, ont
consacré à Karol Szymanowski à l’occasion du cent-trentième anniversaire de sa
naissance et du soixante-quinzième de sa mort, s’est conclu ce week-end. Placée
aux confluences françaises (Debussy, Ravel, Roussel) et russes (Scriabine,
Stravinski), la musique de Karol Szymanowski (1882-1937) fusionne
expressionnisme poétique et impressionnisme coloriste. Peinture sonore
luminescente avivée par un sens supérieur de la narration, du renouvellement
des idées le tout exalté par une spontanéité qui pourrait perturber repères et
écoute s’il ne s’y trouvait des périodes de repos, la musique du compositeur
polonais possède tous les atouts pour acquérir une place majeure dans le
répertoire. Malgré ses amitiés avec les grands musiciens de son temps, comme son
compatriote le pianiste Arthur Rubinstein, sa musique n’a pas connu de son
vivant la résonance à laquelle elle peut prétendre, et il a fallu attendre les
années 1990 pour qu’elle rencontre quelque écho en Occident. La série de six
concerts symphoniques que lui a dédiée en trois vagues (mai, octobre et
décembre 2012) la Salle Pleyel en collaboration avec l’Orchestre Symphonique de
Londres a assurément constitué une consécration pour l’un des plus grands
compositeurs polonais de l’Histoire, dont seul l’opéra le Roi Roger s’était jusqu’à présent imposé en France, bien qu’il
lui ait fallu attendre juin 2009 pour entrer à l’Opéra de Paris.
Karol Szymanowski (1882-1937) dans sa maison de Zakopane. Photo : DR
C’est sur ses deux pages
symphoniques les plus connues que s’est conclue cette première intégrale parisienne
de l’œuvre pour orchestre de Szymanowski. Samedi, l’éblouissante Symphonie n° 3 op. 27 « Chant de la nuit »,
couronnait le concert et aura sans doute été le sommet du cycle entier. Une Troisième qui a littéralement
scotché l’auditoire dans les fauteuils de Pleyel. Lecture puissante, tendue,
dramatique, comme Valery Gergiev sait admirablement le faire, exaltée par un chœur
somptueux de cohésion et un ténor à la voix claire, droite, se faisant entendre
sans forcer malgré la vigueur de l’orchestre. Composée en Ukraine entre
1914 et 1916, créée à Varsovie en 1921, cette symphonie présente une synthèse des
voyages du compositeur polonais en Afrique du Nord et en Egypte. Illustrant des
vers aux élans érotiques du poète mystique soufi persan Djalâl ad-Dihn ar-Rumi,
elle n’a rien d’un exotisme de pacotille mais se veut au contraire cosmique, à
l’instar de la quête d’un Scriabine dont l’influence est ici confortée par la
forme en un mouvement unique de grande ampleur intégrant plusieurs segments.
Musique passionnée construite en trois mouvements d’une durée totale de vingt-cinq
minutes, l’introduction du Moderato assai
initial est d’un effet stupéfiant, avec son halo sonore instauré par les bois,
les harpes et le piano au milieu de l’orchestre sur un fond de percussion qui
précèdent l’entrée des cors en écho à la mélodie des violons qui introduit la
première entrée du ténor solo suivi du chœur pour une brève intervention qui se
dissipe imperceptiblement pour laisser chanter le premier violon dans l’aigu.
Un premier violon dont la voix solitaire est omniprésente tut au long de
l’œuvre, un violon remarquablement tenu par Roman Simovic, soliste du London
Symphony Orchestra. La symphonie se poursuit ainsi sur une vingtaine de minutes
qui s’écoulent à la vitesse de la lumière, interprétée avec passion par un
solide ténor au timbre éclatant, Toby Spence, un London Symphony Chorus
puissant et homogène, et un London Symphony Orchestra tout de nuances, de
précision, d’énergie. Un chant de la nuit tellurique et ardent, dont Gergiev et ses pupitres
solistes restituent les climats sur un ton épique, tandis
que leur Naturlaut fait songer à Alban Berg. Le violon solo est d’une
beauté évanescente, le cor anglais bruit comme la forêt, cor, trompette,
trombones, flûte, clarinette, basson, mais aussi harpe, piano, et ces
contrebasses, sont impressionnants de couleurs et de générosité. Les contrastes
de dynamique sont spectaculaires, les ppp
toujours propres et précis, les fff
jamais confus ni saturés. Un plaisir autant pour les sens que pour l’esprit.
Plus saisissant que Péter Eötvös en mai dernier qui, remplaçant Pierre Boulez au pied
levé, semblait plus distancié et analytique, Valery Gergiev était à son
meilleur. Pierre Boulez, qui était présent dans la salle samedi, au côté
de l’Ambassadeur de Pologne en France qui lui avait remis dans l’après-midi plusieurs
hautes distinctions.
Consacrée à Johannes Brahms,
la première partie du programme avait été moins convaincante. En effet, la Symphonie n° 3 en fa majeur op. 90 s’est avérée touffue, ne chantant guère, ne respirant pas, s’asphyxiant même tant la lumière
n’entrait ni ne sortait de cette lecture trop univoque, plus tragique qu’héroïque.
Aucune nostalgie, aucune tendresse, la vision s’est
faite opaque et blafarde, la rythmique sèche et lourde. Cette exécution a été
sauvée par les pupitres solistes de l’orchestre, onctueux, précis, oniriques
(flûte, hautbois, clarinette, basson, cor), exaltant
des sonorités d’une beauté confondante, à l’instar des basses grondantes, profondes,
feutrées. Introduites par les instruments à vent solistes s'exprimant sans chef, chantant donc librement, les Variations sur un thème de Haydn - thème tiré du Choral de saint Antoine de Haydn - ont été plus brahmsiennes, le
chef donnant enfin la priorité au chant et au lyrisme, certaines variations s’enflammant
avec une fougue toute romantique, d’autres se faisant plus introspectives.
Valery Gergiev. Photo : Antonio Olmos, DR
Tout au long du concert, ainsi que celui du
lendemain, Valery Gergiev a dirigé avec son habituel cure-dent, qui doit être difficilement
repérable pour les musiciens, la main gauche tremblant constamment pour marquer
l’intonation, le regard plongeant comme pour aller chercher le son dans les
abysses de l’orchestre, et le corps penché sur la partition.
Denis Matsuev. Photo : Aline Paley/Festival de Verbier. DR
Dimanche, Gergiev a commencé son programme
sur la Symphonie n° 4 pour piano et
orchestre op. 60 que Karol Szymanowski a composée en 1932. Dédiée à Arthur
Rubinstein mais écrites en fonction des facultés pianistiques de son auteur
relativement modestes et qui entendait pouvoir gagner sa vie en la jouant, cette
symphonie concertante de moins de vingt-cinq minutes a été créée à Poznań le 9
octobre 1932 par Szymanowski, au piano, dirigé par Gregor Fitelberg. Il s’agit
donc en fait d’une symphonie avec piano obligé dans la ligne des concertos de
Johannes Brahms mais d’une technique pianistique faisant plutôt songer à
Prokofiev, avec en plus un fondu de l’instrument soliste dans les sonorités de l’orchestre
par ses timbres et ses harmonies rehaussés par les pupitres divers du London
Symphony, tandis que les couleurs et la rythmique puisent chez Stravinski,
particulièrement les Noces,
singulièrement dans le finale à la verve populaire. Œuvre aux arêtes acérées
puisant aux sources des traditions montagnardes des Tatras à la façon d’un Bartók
en Transylvanie, cette symphonie en forme de concerto, soulignée par ses trois
mouvements classiques, est certes virtuose mais surtout puissante et riche en pigmentations.
Dimanche, une même virtuosité triomphante a réuni l’orchestre et le piano qui se
sont unis dans la conclusion festive de l’œuvre, le London Symphony Orchestra
brillant de mille feux et Denis Matsuev jouant sans emphase, les doigts courant
simplement mais avec assurance sur le clavier, le pianiste russe jouant comme
tous les pupitres partition ouverte, visiblement plus pour se rassurer que par
nécessité.
Leonidas Kavakos. Photo : DR
Dédié à son grand
ami le violoniste Pawel Kochánski,
à l’instar du Concerto pour violon n° 1
de 1917, composé en 1933 peu après la symphonie concertante, le Concerto pour violon n° 2 op. 61 de Szymanowski foisonne des mêmes sonorités et des mêmes rythmes incisifs du pays natal du compositeur. Dans cette œuvre splendide mais plus élémentaire que le premier
concerto pour violon en trois mouvements en un seul tenant ou le piano, au sein
de l’orchestre, joue un rôle central, tandis que le violon solo se limite
souvent à son registre médian, Leonidas Kavakos est remarquable d’aisance et de
dynamisme, laissant néanmoins chanter son violon, notamment dans la cadence
écrite par Kochánski, magnifique d’ampleur et de souffle, jusque dans
le finale qui danse joyeusement dans la tonalité de la majeur. L’orchestre est somptueux
de colorations et de flexibilité, jouant comme un seul homme. Gergiev toujours
vouté, a tendance à raser le sol, tenant toujours son dard entre le pouce et l’index
de la main droite. Rappelé par le public, Kavakos s’est lancé sans attendre
dans ce qui était apparemment un Caprice de Nicolo Paganini - partition chère
à Szymanowski, qui en arrangea trois pour le piano -, l’archet rebondissant sur
les cordes avec une légèreté saisissante, puis il a brièvement salué en signifiant
d’un geste qu’il avait un avion à prendre...
Johannes Brahms (1833-1897). Photo : Tully Potter. DR
Pour conclure son cycle de quatre concerts
Brahms/Szymanowski, Valery Gergiev a brossé une Quatrième Symphonie en mi
mineur op. 98 de Johannes Brahms aux antipodes de la Troisième. D’une ampleur épique, son approche s’est imposée par l’unité
du discours, l’opulence du phrasé, les tensions tour à tour dramatiques et
apaisées, l’onirisme du mouvement lent, le scherzo virevoltant et ludique,
surtout côté bois solistes qui se répondaient gaiement. Orchestre magnifique de
feu et de braise, virtuosité au cordeau, avec des flèches dardant comme des
fusées, ont magnifié cette ultime symphonie de Brahms. Une interprétation tendue
comme un arc au point que le temps est passé tel l’éclair, Gergiev portant l’œuvre
avec conviction et dramatisme. Arêtes vives, interprétation dense, métrique
parfaite. Bref, Gergiev comme on l’aime, vif, rigoureux, quasi opératique.
Bruno Serrou
Bonjour,
RépondreSupprimerBravo pour cette belle analyse.
J'étais à cette représentation et j'ai particulièrement apprécié le bis de Matsuev, une courte oeuvre dont je n'ai pu retrouver le nom. Pourriez-vous m'aider?