Mort le 5
décembre dernier à l’âge de 73 ans, le compositeur britannique Jonathan Harvey (1939-2012),
qui aimait tant la France, a été marqué par la pensée de Karlheinz Stockhausen,
à qui il a consacré plusieurs études, dont la spiritualité était assez proche
de la sienne. Les textes
religieux et mystiques ont en effet fécondé son inspiration. Les écrits
bouddhistes, la Bible ou l’anthroposophe austro-hongrois Rudolf Steiner irriguent
l’ensemble de la création de ce grand humaniste exigeante et singulièrement
inventive.
Jonathan Harvey (1939-2012). Photo : IRCAM/DR
Dernier de ses trois opéras achevés, après Passion and Resurrection (1981), sur des
drames sacrés bénédictins, et Inquest of
Love (1991), drame de la compréhension et de la souffrance amoureuses, Wagner Dream fond dans une commune
spiritualité christianisme et bouddhisme à travers l’opéra inachevé de Richard
Wagner, les Vainqueurs, entrepris en
1856 et sur lequel l’Enchanteur de Bayreuth travaillait à Venise au moment de
sa mort.
Alors qu’il concevait encore Parsifal,
Richard Wagner, qui avait songé dès 1848 à un Jésus de Nazareth, se tourne
vers un dernier projet, tout aussi ancien, les Vainqueurs. Le
compositeur poète s’inspire dans cet ouvrage de l’Introduction à l’histoire
du bouddhisme indien d’Eugène Barnouf. Ce dernier rapporte la légende de
Prakriti, jeune fille candâla, qui brûle d’un amour passionné pour un disciple
de Bouddha, Ananda, et qui, pour entrer dans le même ordre religieux que son
amant, fait vœu de chasteté. Bouddha les incite à renoncer aux plaisirs de la
chair pour atteindre la perfection. Intégrée à l’action, la particularité du
texte qui associe passé et présent corroborait l’idée wagnérienne de la
réminiscence fondée sur le système du leitmotiv.
Jonathan Harvey, Wagner Dream, dans la mise en scène de Pierre Audi (2007). Photo : DR
Le Wagner
Dream
(Songe de Wagner) imaginé par Harvey avant même que son librettiste
Jean-Claude Carrière le rejoigne, est celui que tout mourant fait lorsque l’âme
est sur le point de se séparer du corps. Celui de Wagner se joue en ce début
d’après-midi du 13 février 1883, où, terrassé par une crise cardiaque, le
maître saxon s’allonge sur le lit de repos de son bureau de la mezzanine du
palais Vendramin-Calergi, propriété du compte de Chambord, duc de Bordeaux,
plantée au sommet de la courbe nord du Grand Canal de Venise. Tandis que Wagner
et ceux qui le côtoient en ses ultimes moments sont campés par des
comédiens ; son rêve et celui qui guide son esprit jusqu’au seuil de la
mort sont incarnés par des chanteurs. Harvey a composé cet opéra en neuf scènes
pour six
chanteurs, cinq comédiens, chœur, ensemble et électronique en temps réel de 2002 à 2006.
Mondialement connu pour ses scénarios pour
Luis Buñuel, son librettiste, Jean-Claude Carrière, est par ailleurs l’auteur
d’un livre d’entretiens avec le Dalaï-lama paru en février 1994 collecté dans
son monastère du nord de l’Inde. Pourtant, son livret, écrit en anglais, est
truffé de clichés dignes de la presse populaire, sans portée spirituelle et
philosophique significative. Ce qui amoindrit la dimension de l’œuvre, mais
sans lui nuire fondamentalement, tant la partition est somptueuse. Les passages
entre le théâtre et la musique, la parole et le chant, le temps historique
confié aux acteurs et le rêve confié aux chanteurs coulent avec naturel,
l’électronique « live » réalisée à l’IRCAM par le compositeur et
Gilbert Nouno est d’une justesse jamais atteinte encore dans le domaine de
l’opéra, ce qui incite l’auditeur à se laisser porter au cœur de l’espace
sonore qui l’enveloppe et ne cesse de le surprendre, se disséminant furtivement
dans la salle. Ce qui est malheureusement aplani par le remarquable enregistrement produit par Cyprès (1), capté à Amsterdam en juin 2007 mais forcément réduit à la seule stéréophonie. Tout en évitant citations et pastiche, la
musique extrêmement raffinée et aux harmonies chatoyantes, extraordinairement
élaborée et d’une expressivité foisonnante qui réussit le miracle de fondre
l’ombre de Wagner à travers celle de l’un de ses héritiers les plus marquants,
Gustav Mahler, et les parfums de l’Orient à la pure créativité de Harvey,
envoûte dès les premières mesures pour ne plus lâcher l’auditeur quatre vingt
dix minutes durant.
Jonathan Harvey, Wagner Dream, dans la mise en scène de Pierre Audi (2007). Photo : DR
La distribution est en tous points
remarquable, tant côté comédie (brillant Wagner de Johan Leysen, Cosima plus
vraie que nature de Catherine ten Bruggencate), que côté chant, avec
l’impressionnant Bouddha de Dale Duesing, l’omnipotent Vairochana de Matthew
Best, ainsi que le couple d’amoureux formé de Claire Booth (Pakriti) et Gordon
Gietz (Ananda). Dirigé avec élan et rigueur par Martyn Brabbins, l’Ensemble
Ictus de Bruxelles excelle dans cette partition d’une puissance et d’une
densité saisissantes qui conforte le fait que Jonathan Harvey est l’un des
compositeurs majeurs de sa génération.
Pour rappel, lors de la création de Wagner Dream au Grand-Théâtre de
Luxembourg le 28 avril 2007 à laquelle j’ai assisté, la mise en scène de Pierre
Audi, commanditaire de l’ouvrage comme directeur de l’Opéra d’Amsterdam, s’est
avérée sobre et pertinente, se déployant au sein d’une scénographie de Jean
Kalman qui coupait le monde réel de celui du songe en plaçant le premier sur le
proscenium tandis que le second surplombait l’orchestre, lui-même placé entre
les deux univers, les musiciens de l'Ensemble Ictus ayant revêtu les beaux costumes de Robby
Duiveman, copie d’époque, et la tête coiffée d’un couvre-chef.
Bruno Serrou
1)
2CD Cyprès CYP5624
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