° °
°
Finlandaise résidant en France, née à Helsinki le 14 octobre 1952, Kaija Saariaho est décédée dans son sommeil dans la matinée
de vendredi 2 juin 2023. Compositeur contemporain parmi les plus joués dans le
monde, elle était de cette nation septentrionale, la Finlande, qui, en à peine plus de
soixante-quinze ans, a produit plus de musiciens de talent qu’aucun autre pays.
Les commandes ne cessaient d’affluer, festivals, orchestres, ensembles, formations de chambre, solistes, opéras lui ont consacré tout ou partie de leurs programmations. « J’ai le
sentiment de n’avoir rien fait d’autre que de composer, disait-elle. Plus je
suis jouée, plus on entend ma musique, plus on veut me programmer. J’ai ainsi
la chance de me concentrer sur ma seule création. » Distinguée pour ses grandes partitions
d’orchestre et pour son opéra l’Amour de loin (1) créé à Salzbourg en 2000
avec un succès immédiat, elle a donné à l’Opéra de Paris Adriana Mater (2006) et, à l’Opéra de Lyon, Emilie (2010). Trois portraits de femmes sur des livrets d’Armin
Maalouf auxquels il convient d’ajouter l’oratorio la Passion de Simone (2) qui sont autant de facettes de la
compositrice. Ces quatre œuvres sont écrites sur des textes français, parce
que, vivant en France, Kaija Saariaho baignait au quotidien dans cette langue.
« Il m’importe de conduire les mots que je mets en musique. Avec le sur-titrage,
les paroles sont désormais toujours comprises, ce qui renforce le sentiment de
vivre l’opéra. » Ont suivi Only The Sound Remains en 2016 et Innocence en 2021.
C’est à Paris que Kaija Saariaho
s’était installée pour travailler non loin de l’IRCAM, à l’ombre duquel elle a
acquis en vingt-cinq ans une maîtrise de l’informatique musicale hors normes. Ainsi,
avec Magnus Lindberg et Esa-Pekka Salonen, elle est
des compositeurs finlandais du groupe Korvat
auki (Ouvrez les Oreilles) qui se sont imposés sur la scène internationale.
Cette association fondée en 1970 par de jeunes compositeurs qui se sont
donnés la mission de « promouvoir la musique et la faire connaître »,
organise concerts, séminaires et débats. Ces jeunes créateurs ne se
revendiquent pas pour autant d’une école particulière mais d’une communauté de
créateurs originaux, qui ne partagent pas pour autant les mêmes idéaux
stylistiques et esthétiques. Ils se réunissent pour discuter de musique
contemporaine et pour organiser des concerts programmant à la fois leurs
propres œuvres et des partitions récentes méritant, à leurs yeux, d’être mieux
connues en Finlande.
Si la musique de chambre est pour cette artiste pudique et intimiste un
terreau privilégié, constituant pour elle des moments de détente, d’échanges,
de confidences amicales avec ses interprètes favoris, parmi lesquels ses amis
violoncelliste Anssi Kartunen, altiste Garth Knox et flûtiste Mario Caroli, ce
sont ses grandes partitions pour orchestre, comme le Château de l’âme, et, surtout, son premier opéra, l’Amour de loin, créé le 15 août 2000 dans le cadre du
Festival de Salzbourg, qui ont forgé sa renommée.
Elève
de Paavo Heininen à l’Académie Sibelius d’Helsinki, elle avait aussi étudié
avec Klaus Huber et Brian Ferneyhough à Fribourg-en-Brisgau. En 1982, elle
s’initia à la musique avec informatique à l’IRCAM. Ce premier séjour parisien l’avait
mise au contact des techniques de composition élaborées par Gérard Grisey,
Tristan Murail et Michael Levinas. Ce courant de pensée allait marquer ses
œuvres, toujours plus centrées sur le son, matière vivante emplie de
micro-vibrations dont l’analyse lui a ouvert des perspectives harmoniques de
plus en plus larges. Sa musique apparaît ainsi dans une continuité gouvernée
par le goût du détail, une sensibilité extrême, une vaste imagination sonore et
l’usage de méthodes de composition raffinées. Elle affine sa démarche qui place
le timbre au centre de ses préoccupations, associant matériau et forme, tandis
que l’ordinateur la conduit à explorer les ressources du son et de les projeter
dans le temps.
Après
des œuvres de jeunesse qui l’imposent rapidement - … sah den Vögeln en
1981, Laconisme de l’aile et Vers le blanc, en 1982 -, elle
s’affirme définitivement en 1984 avec Verblendungen pour orchestre et
bande magnétique qui développe une technique de champs sonores particulièrement
raffinée, où le développement des spectres et des micro rythmes crée une
atmosphère statique et rêveuse. Elle affine sa démarche d’écriture qui place le
timbre au centre de ses préoccupations sous le vocable d’ « axe timbral »,
qui associe le matériau à la forme, tandis que l’ordinateur lui permet
d’explorer les diverses ressources du son et de les projeter dans le temps.
Cette atmosphère, confrontée à des éclats brusques se retrouve dans Nymphéa
(1987) pour quatuor à cordes et électronique. Plusieurs œuvres majeures
marquent cette période riche en créations, comme Jardin secret I pour
bande (1985) et II pour clavecin et bande (1986), Petals pour
violoncelle, composé en 1988 pour son compatriote Anssi Karttunen. En 1986,
elle écrit à la demande du Centre Pompidou Lichtbogen pour neuf musiciens
qui fait appel à une modélisation par ordinateur particulièrement poussée, Io
(1986-1987) pour ensemble et bande qui s’attache à la modification du timbre, Stilleben
(1988) pièce radiophonique sous-titrée “ nature morte ” qui annonce le ballet
de Carolyn Carlson Maa (1991). C’est ensuite Du cristal… à la fumée
(1990), deux pièces concertantes pour instruments solistes (la seconde avec
flûte alto et violoncelle) et orchestre symphonique suivies d’Amers
(1993) pour violoncelle et ensemble, partitions qui marquent un renouvellement
de l’écriture de la compositrice et une expression plus extravertie. En 1995,
le succès du Château de l’âme pour groupe vocal et orchestre au Festival
de Salzbourg lui vaut la commande par son directeur Gérard Mortier de l’opéra L’Amour
de loin, écrit sur un livret de l’écrivain franco-marocain Amin Maalouf,
Prix Goncourt 1993 pour le Rocher de Tanios, et créé
le 15 août 2000 dans le cadre du festival autrichien. Commencée en 1997, cette œuvre
a occupé plusieurs années auparavant les pensées de la compositrice. Son style
s’est allégé, intégrant une part de lyrisme et intégrant un certain
classicisme. Elle écrit
souvent sa musique pour des proches, des musiciens comme Esa-Pekka Salonen ou
Anssi Karttunen y étant associés depuis les premières années, « ces
interprètes en qui je peux avoir confiance, qui connaissent ma musique et
discernent son évolution, avec qui je peux en discuter franchement, me sont
essentiels. » Son style s’allège, intégrant
lyrisme et classicisme. Elle compose pour ses proches, comme le chef Esa-Pekka
Salonen, le violoncelliste Anssi Karttunen, l’ensemble Avanti!. « Ces interprètes,
qui connaissent ma musique, discernent son évolution et avec qui je peux en discuter,
me sont essentiels. »
Ces derniers mois, hommages, créations, commandes, livres se sont faits nombreux. Toujours en sa présence, se déplaçant d’abord à l’aide de cannes, puis sur un fauteuil roulant, soutenue ou poussée par son mari, Jean-Baptiste Barrière, lui-même compositeur et informaticiens. Parmi eux, celui du festival Musica de Strasbourg qui lui a consacré plusieurs concerts (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/pour-sa-40e-edition-musica-de.html), ou celui de l’Orchestre de Paris, deux rendez-vous fixés en septembre 2022 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2022/09/lorchestre-de-paris-et-klaus-makela.html). Voir également les comptes rendus de ses opéras, notamment Only The Sound Remains qui a été donné à l’Opéra de Paris en janvier 2018 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2018/01/only-sound-remains-de-kaija-saariaho.html).
Pour découvrir la riche personnalité de Kaija Saariaho et celle de sa musique et de ses influences, je recommande la lecture du recueil réunissant ses textes sous le titre Le Passage des Frontières - Ecrits sur la musique publiés aux Editions MF (Musica Falsa) dans la collection Répercussions.
J’ai pour ma part eu le bonheur de
rencontrer et d’interviewer plusieurs fois Kaija Saariaho. Aussi, je propose
ici deux entretiens, l’un réalisé le 28
février 2006, l’autre les 31 mars et 4 avril 2005.
Kaija Saariaho, entretien réalisé en 2006 :
Bruno Serrou : Kaija Saariaho, à
cinquante-trois ans [en 2006], vous êtes l’un des compositeurs les plus demandés dans le
monde et la compositrice la plus célèbre. Comment vous expliquez-vous ce
succès, et pourquoi les Finlandais sont-ils si musiciens ?
Kaija Saariaho : Je n’ai pas à me plaindre de mon
sort, en effet. Mais ce n’est rien de plus qu’un constat. Depuis Jean Sibelius,
premier compositeur de la Finlande indépendante, la musique est très respectée
dans mon pays, mes compatriotes considérant cet art d’autant plus important
qu’il correspond au caractère très fermé, timide et aux grands sentiments des
Finlandais.
B. S. : Se trouve-t-il encore des particularités
nationales en musique ?
K. S. : Je ne pense pas une seconde
à la façon dont la musicienne que je suis peut être cataloguée. Mais en tant
que femme, je me sens très Finlandaise, si bien que je suis incontestablement
un compositeur finlandais. Ce qui est clair et qui correspond à la nature de ma
culture est que je ne suis pas loquace, que chaque note que j’écris a sa
nécessité. Peut-être que notre façon de penser la musique est ni légère ni
joyeuse, mais ce qui est sûr est que nous puisons au plus profond de notre
être.
B. S. : Vous êtes de ces rares compositeurs qui
vivent exclusivement de leur création. Comment échappez-vous à l’exercice d’une
activité parallèle ?
K. S. : Ma musique est en effet abondamment
jouée, et les propositions de commandes affluent. J’ai le sentiment de n’avoir
rien fait d’autre de ma vie que composer. Plus je suis jouée, plus les gens
entendent ma musique, plus on a envie de me programmer. Ainsi, ai-je
effectivement la chance de pouvoir me concentrer sur ma création.
B. S. : Qu’est-ce qui vous a attirée à l’IRCAM (1) ?
B. S. : J’y suis venu pour la première fois
en 1982, à l’occasion d’un stage. Je préparais alors mon diplôme du
Conservatoire de Freiburg-am-Brisgau, où j’affermissais mon langage. J’avais
donc besoin de définir des procédés que je savais pouvoir trouver à l’Ircam. Je
cherchais en effet à analyser les sons, à comprendre la façon de l’enregistrer
et d’en maîtriser les outils. Je me suis intéressée à l’informatique (2) parce
que je n’étais pas satisfaite des lieux où ma musique était jouée, et je tenais
en outre à posséder ma propre acoustique.
B. S. : Est-ce la forme qui, chez vous, définit le
contenu ou le contraire ?
K. S. : Il y a chez moi échange continu
entre le matériau et la forme, comme il y en a entre la pensée et l’émotion.
Ils sont inséparables. Néanmoins, au moment où je commence à écrire une pièce
d’une certaine ampleur, la forme est prédéfinie. Mais le matériau est tout
aussi défini. Je le considère donc comme une même entité.
B. S. : Qu’est-ce qui vous incite à écrire
indifféremment sur des textes en diverses langues ?
K. S. : Je n’aime pas les traductions, si
bien que j’utilise le plus possible les langues d’origine.
B. S. : Pour quelles raisons vos deux opéras
reposent-ils sur des textes français ?
K. S. : Le premier, l’Amour de loin
(3), puise chez le troubadour français Jauffré Rudel. Il m’a donc semblé
naturel de l’écrire en français. D’autant plus qu’il s’agissait d’une commande
émanant à la fois du Festival de Salzbourg et du Théâtre du Châtelet et, vivant
à Paris depuis longtemps, je suis constamment immergée dans la langue
française. Pour le second opéra, Adriana Mater, j’ai voulu continuer à
travailler avec Amin Maalouf (4) parce que nous n’avons commencé à nous
connaître qu’en cours de rédaction du premier. Libanais, Amin écrit en
français, nous communiquons en français et, de plus, il s’agit cette fois d’une
commande de l’Opéra de Paris. Je n’ai donc pas pensé une seconde écrire dans un
autre idiome. Amin un formidable partenaire. Quand il
écrit un roman, il est solitaire et n’a aucun délai à tenir. Pour un opéra, il
se met à ma disposition et travaille pour la musique avec beaucoup de
souplesse, sans pour autant renoncer à sa culture. Contrairement à L’Amour
de loin, où j'avais puisé le sujet chez un troubadour médiéval, il nous a
fallu cette fois inventer une histoire. - La langue française ne vous
pose-t-elle pas de problème particulier ? Toutes les langues sont
complexes. Chacune a ses difficultés intrinsèques. Le français possède une
certaine souplesse, mais il faut beaucoup travailler pour la rendre
compréhensible en musique. En ce sens, elle est très rigide. Je ne tiens pas de
raisonnements pragmatiques, mais avant tout émotionnels, ce qui constitue la
base de mes choix.
B. S. : La compréhension du texte constitue-t-elle
un élément important dans la perception d’un opéra ?
K. S. : Il m’importe, bien sûr, quand
j’écris, de conduire le texte. Mais, fort heureusement, désormais, à l’opéra,
quelque chose fonctionne fort bien, ce sont les le surtitres. Ce système
renforce le sentiment de vivre l’opéra. Même si le texte n’est pas
particulièrement beau, du moins est-il toujours compris. Mais je pense que
l’intrigue de mes deux opéras peut être suivie aisément, même par celui qui ne
comprend pas le moindre mot du livret. - Qu’est-ce qui vous a séduite dans
le sujet de votre premier opéra, l’Amour de loin ? La vie du
poète Jauffré Rudel est de portée universelle. Ce n’est pas l’amour de loin
dans cette époque historique qui m’a intéressée, ni la vie d’une princesse,
mais l’idée d’aimer quelqu’un de loin, sans le connaître, ainsi que les peurs
engendrées par l’idée même de faire sa connaissance et de créer une chimère.
B. S. : Votre deuxième opéra est créé par la même
équipe que le premier, à l’exception de votre compatriote Esa-Pekka Salonen,
qui s’est substitué à Kent Nagano, mais qui est l’un de vos amis les plus
proches. Pourquoi cette fidélité ?
K. S. : Le travail avec Maalouf est une authentique
collaboration, fruit d’échanges fructueux et suivis. Nous travaillons tout le
temps ensemble. C’est d’ailleurs la seule raison qui m’incite faire quelque
chose comme me lancer dans l’écriture d’un opéra, qui est un travail
titanesque. Amin, au premier stade de l’écriture, Peter, à qui j’ai dédié
l’opéra, qui intervient aussi très tôt, enfin, au moment où on le monte sur
scène, un musicien comme Esa-Pekka à mes côtés, voilà qui est passionnant.
Sinon, en fait, je ne collabore avec personne. J’écris ma musique, et c’est
tout. Je reste des années seule, devant ma table de travail, jusqu’à ce que l’opéra
soit entièrement terminé. - La
solitude ne vous pèse-t-elle pas ? Non, je me sens solitaire, mais pas
isolée. Ma relation avec ma musique est absolument privée. Je n’éprouve pas le
besoin d’en parler. La première expérience de l’opéra m’a tellement bouleversée
que, dès mon retour à Paris, lorsque je me suis retrouvée seule à la table pour
écrire un concerto pour flûte j’ai été prise d’une profonde mélancolie. Je regrettais les journées trépidantes de Salzbourg où il
m’avait fallu évoluer sans cesse au centre des énergies de l’équipe de production.
Je crois d’ailleurs que si je me suis attelée si rapidement à la composition
d’un nouvel opéra, c’est en partie pour retrouver de telles sensations.
B. S. : Le projet Adriana Mater s’est-il fait
dans la continuité du succès de l’Amour de loin ?
K. S. : Il a fallu plusieurs années après la création de l’Amour
de loin pour que l’idée émerge. Lorsque Gérard Mortier a été nommé à
l’Opéra de Paris, il m’a contactée pour me proposer la commande d’un nouvel
ouvrage. J’ai travaillé plus de trois ans sur l’écriture d’Adriana Mater,
l’achevant en mars 2005. Puis j’ai écrit une autre grande œuvre, un oratorio
cette fois, la Passion de Simone, consacré à la philosophe Simone Weill,
un oratorio d’environ une heure pour soprano, chœur, grand orchestre et
électronique, commande du Los Angeles Philharmonic Orchestra, du Barbican
Center, du Lincoln Center et des Wiener Festwochen, où il sera créé dans le
cadre d’un hommage à Peter Sellars sous la direction de ma compatriote Susanna Mälkki (5). Si le livret est de nouveau d’Amin Maalouf,
c’est moi qui en ai émis la première impulsion. Après avoir assisté à un
spectacle sur la maternité, j’ai eu envie d’aborder cette thématique,
consciente que je la traiterais différemment de mes confrères masculins. Quand
j’ai commencé à en discuter avec Amin, des événements atroces se déroulaient
dans le monde. Nous avons alors décidé de croiser le thème de la maternité et
celui de la violence humaine, une question brûlante pour Amin, qui a quitté le
Liban à cause de la guerre. Il a conçu une première version, qui m’a permis de
lui demander un certain nombre de modifications, en particulier l’adjonction de
séquences de rêverie.
B. S. : Vos sensations, en composant, ont-elles été différentes ?
K. S. : Oui, car c’est la première fois que je ne me suis pas coupée du monde en
écrivant. Généralement, quand je compose, je suis apaisée car je vis dans hors
du monde, un monde rassurant. Cette fois, ma musique parlait des choses du
monde, et cela a rendu l’écriture plus exténuante. Cela est sans doute lié à l’influence
de Peter Sellars, qui ramène tous les sujets qu’il traite à notre propre époque.
En écrivant Adriana Mater, j’ai pris
conscience avec plaisir que, pour la première fois depuis que je compose, je n’étais
pas en train de me réfugier dans ma musique. Pendant les trois années que j’ai
consacrées à l’écriture de la partition, entre la fin de 2002 et le début de
2005, il s’est passé beaucoup de choses effroyables dans le monde. Traiter
aussi de cela par la musique m’a fait beaucoup de bien. - Quel est le
sujet d’Adriana Mater ? Il s’agit d’un sujet tout à fait
contemporain. Cet opéra, en sept tableaux, pour quatre personnages,
quatre-vingts musiciens et électronique est plus sombre, plus dramatique, moins
méditatif que l’Amour de loin. Adriana Mater est centré sur la
maternité et la violence, la femme et la guerre. La première émane de
l’expérience d’Amin, la seconde de la mienne. L’histoire est relativement
simple, peut-être. En ce sens, elle peut rappeler l’Amour de loin, les
sentiments des protagonistes étant assez archétypiques, chacun de nous pouvant
reconnaître des expériences, des points de réflexion qui peuvent nous renvoyer
tous à quelque chose. Je fais appel à un chœur spatialisé, travail que j’ai
réalisé à l’Ircam avec Gilbert Nouno, et à un orchestre avec deux pianos et une
riche percussion. La spatialisation est si raffinée que la source reste
mystérieuse et le son naturel. Aucun autre traitement en temps réel ici.
Adriana est enceinte du fruit d’un viol perpétré pendant la guerre, non par un
ennemi mais par un proche. Elle garde son enfant, et dix-sept ans plus tard,
celui-ci est devenu un jeune homme, qui découvre que, pour le protéger, sa mère
n’a cessé de lui dire que son père était mort au combat en cherchant à les
secourir. Mais l’enfant comprend que sa mère a été violée et que son père est
vivant. Apprenant qu’il est revenu dans la région, la seule obsession du fils
est de tuer son géniteur. Adriana ne veut pas l’en dissuader. Mais, après avoir
rencontré son père, le fils comprend qu’il ne peut le tuer. Adriana lui révèle
alors qu’elle s’est toujours demandée si elle devait l’élever dans l’amour et
la droiture, et inquiétée de ce qu’il allait devenir. L’enfant est-il là pour
quelque chose ? Peut-on donner la vie dans un temps de mort ? Telles
sont les vraies questions. Entre les tableaux, le rêve permet de revivre des
événements déjà vus, mais exposés différemment. - Cet opéra dont le héros
est une femme, a-t-il quelque rapport avec vous ? Son sujet est de
tous les temps, de tous les pays. Sommes-nous en Europe de l’Est, en Afrique,
en Asie ?... Il s’agit en fait d’un hymne à l’humanité et, surtout, à la
maternité. Au centre de l’opéra, Adriana dit à sa sœur : « je ne sais
pas ce qui s’est passé, tout ce que je sais, c’est que dans mon corps il y a
deux cœurs, le second est si proche du mien. » J’ai vécu cette situation,
enceinte. C’est un moment incroyable que de réaliser que, dans son propre
corps, il se trouve, soudain, deux cœurs. L’idée est merveilleusement musicale,
parce que le petit cœur bat d’abord très vite, et quand le fœtus grandit, il
ralentit en un ritardando de neuf mois, alors que le cœur maternel reste
quasi stable.
B. S. : Musicalement, vous situez-vous dans la
continuité de votre premier opéra ?
K. S. : Adriana Mater est très
différent de l’Amour de loin. L’histoire est particulièrement sombre et
beaucoup plus dramatique. La musique qui en découle est donc beaucoup plus
grave mais aussi plus violente que celle de l’Amour de loin qui était
plus intériorisée. Ce qui m’intéresse dans l’opéra, est de créer des
personnages musicaux, et leur interaction musicale. Donc, chaque personnage a
son harmonie, son tempo, son matériau vocal, son comportement rythmique, son
instrumentation propres. Il n’use pas du leitmotiv, mais je propose un matériau
caractéristique pour les personnages, chacun pouvant se superposer. Les
instruments sont souvent traités en solistes. - La voix, pour vous, est-elle
davantage qu’un instrument ? Est-ce aussi un vecteur de compréhension du
drame ? L’intéressant dans la voix est le travail avec le texte qu’elle
permet seule, parce qu’elle apporte toute la dimension sémantique, tout en
fortifiant encore cette dernière dans la musique. Ce qui est très important
pour moi, c’est le caractère de la musique qui peut acquérir des aspects très
divers. Dans Adriana Mater, il se trouve beaucoup de caractères
extrêmes, et, bien sûr, des textes, et la voix, qui est vraiment un moyen de
communication profondément humain d’une musique qui l’est déjà, ce qui renforce
cet aspect.
B. S. : A quel moment de la genèse de l’œuvre est
intervenu Peter Sellars ?
K. S. : Dans ce second opéra, il était beaucoup là bien avant
les premières répétitions. Et heureusement, parce que je crois que s’il ne
m’avait pas encouragé, je n’aurais pas commencé cet ouvrage. J’avais en effet
le sentiment que l’Amour de loin était « mon » opéra, et je
sais que je ne suis pas un compositeur d’opéra. Donc, OK, j’ai écrit un opéra.
Point. Sentiment renforcé par le fait que j’ai toujours le sentiment que les
compositeurs qui ont écrit deux opéras, le premier est très intéressant, le
second beaucoup moins. J’avais donc très peur, d’autant plus que l’Amour de
loin tourne énormément dans le monde. Il est tout le temps quelque part, ce
qui m’empêche de prendre facilement mes distances avec lui, tant il est tout le
temps présent dans ma vie. Trouvant ce premier opéra un peu pesant, je pensais
ne pas en écrire un second, du moins pas tout de suite. Mais j’ai été
encouragée par Peter, et maintenant je suis contente de l’avoir écouté. Je l’ai
écrit pour lui, je le lui ai donc dédié. Peter est un homme étonnant, autant
comme artiste que comme personne. J’admire son travail, et c’est un grand
honneur qu’il aime ma musique.
B. S. : Avez-vous participé au choix des interprètes
de la création ?
K. S. : Oui, et nous avons longtemps cherché une cantatrice
pour le rôle d’Adriana. Parce que c’est un mezzo-soprano assez grave, presque
une voix de contralto. Le physique est aussi important, le personnage étant
vraiment très dense.
B. S. : Avez-vous choisi vos chanteurs en fonction
de leurs connaissances de la musique contemporaine, ou au contraire avez-vous
souhaité des chanteurs belcantistes ?
K. S. : Nous avons pensé au lieu de la création, l’Opéra
Bastille, qui fait que nous avons besoin de voix assez puissantes ; nous
avons dû penser à Peter, avec qui tout le monde ne peux pas travailler tant il
est exigent. Avec lui, les interprètes doivent s’intéresser au théâtre, en plus
d’être motivés à l’apprentissage d’une œuvre qui n’est pas facile.
B. S. : Un nouvel opéra marque-t-il toujours à vos
yeux une date importante, ou est-ce désormais l’équivalent de toute œuvre, qui,
pour vous, est l’occasion d’un nouveau défi ?
K. S. : Chaque œuvre est extrêmement importante. Il est bien
sûr très agréable de travailler dans les conditions que m’a offertes l’Opéra de
Paris, mais je voudrais aborder un peu plus la musique de chambre, parce que
j’ai le sentiment que ce genre est trop négligé, parce qu’il n’est pas
maximaliste, tout devant être aujourd’hui un méga événement attirant des
milliers d’artistes et de spectateurs, alors que la vraie communication de la
musique, la plus formidable, c’est d’abord la musique de chambre. Nous devrions
nous y consacrer davantage. Elle me manque vraiment. Je m’y sens en famille. -
Certes, mais à l’opéra aussi, vous êtes en famille. C’est vrai. Mais je ne
sais pas si c’est de la fidélité, parce que je suis très ouverte à d’autres
interprètes.
B. S. : Avez-vous l’impression que l’opéra a donné à
votre nom un écho plus large ?
K. S. : L’opéra lui a en effet donné une autre dimension.
Peut-être que le public qui va à l’opéra est un peu différent, ou peut-être y
a-t-il le fait qu’un opéra est répété et repris, ce qui fait que beaucoup plus
de gens l’entendent et le voient, que la presse est plus présente. Oui, c’est
en effet autre chose que d’écrire de la musique aujourd’hui, même jouée par de
grands orchestres ou de grands solistes.
B. S. : Pensez-vous que votre style, votre écriture
ont évolué avec votre expérience de l’opéra ?
K. S. : Je sens non pas une évolution mais une vraie
continuité. Dans l’Amour de loin, j’ai fait des choses que je ne fais
pas dans ma musique orchestrale, avec les nombreux passages modaux qui viennent
du Moyen-Âge dus au sujet. Mais dans Adriana Mater, il n’y a rien de
tel. Je n’avais nul besoin ni aucun prétexte de sortir de ma musique, de ma
syntaxe.
° °
°
Kaija Saariaho,
entretien réalisé en 2005
Cette interview a été réalisée pour le programme de salle de juin 2005 du
portrait que lui a consacré Château de Fontainebleau, l’association ProQuartet
dirigée à l’époque par son fondateur, Georges Zeisel
Bruno Serrou :
Kaija Saariaho, vous êtes l’un des compositeurs les plus demandés dans le
monde. Comment vous expliquez-vous ce succès et pourquoi les Finlandais
sont-ils si musiciens ?
Kaija Saariaho : Il est vrai que je n’ai
pas à me plaindre de mon sort. Je suis en effet beaucoup jouée. Mais c’est un
constat, rien de plus. Depuis Jean Sibelius, premier compositeur de la Finlande
indépendante, la musique est très respectée dans mon pays, qui considère cet
art d’autant plus important qu’il correspond bien au caractère très fermé,
timide, mais aussi aux grands sentiments des Finlandais.
B. S. : Se trouve-t-il
encore des particularités nationales en musique ?
K. S. : Je ne pense
pas une seconde à la façon dont la musicienne que je suis peut être cataloguée.
Mais en tant que femme, je me sens très Finlandaise. Je suis donc
incontestablement un compositeur finlandais. Ce qui est clair et correspond à
la nature de ma culture est que je ne suis pas loquace, que chaque note que
j’écris a sa nécessité. Peut-être que notre façon de penser la musique est ni
légère ni joyeuse, mais nous puisons au plus profond de notre être.
B. S. : Vous êtes
de ces rares compositeurs qui vivent exclusivement de leur création. Comment
échappez-vous à l’exercice d’une activité parallèle ?
K. S. : Ma musique est en effet abondamment
jouée, et les propositions de commandes affluent. Mais, pour connaître le
succès, j’ai le sentiment de n’avoir rien fait d’autre que composer. Plus je
suis jouée, plus les gens entendent ma musique, plus on a envie de me
programmer. Ainsi ai-je effectivement la chance de pouvoir me concentrer sur ma
création.
B. S. : Qu’est-ce
qui vous a attirée à l’IRCAM ?
K. S. : J’y ai
effectué un stage en 1982. Je préparais alors mon diplôme du conservatoire de
Fribourg-en-Brisgau, où j’étais en train d’affermir mon langage. J’avais donc
besoin de définir des procédés que je savais pouvoir trouver à l’Ircam. Je
cherchais en effet à analyser les sons, comprendre la prise de son. Je me suis
intéressée à l’informatique parce que je n’étais pas satisfaite des lieux où ma
musique était jouée. Je tenais à posséder ma propre acoustique.
B. S. : Pourquoi
avez-vous choisi de programmer à Fontainebleau des pièces de Robert Schumann ?
K. S. : Je souhaitais
trouver avec les musiciens quelque chose qui leur soit intéressant à jouer. Ce
qui est indubitablement le cas de Schumann. Nous avons pensé en outre que sa
musique présentait des contrastes avec la mienne. Mais je ne suis pas sure que
cela soit entièrement le cas. Parce que l’on peut auss trouver des points
communs. Schumann est un compositeur singulier, qui a suivi son chemin. Ce que
j’aime chez lui est son attitude à l’égard de l’instrument, son travail avec
les instrumentistes. Il se trouve dans son langage un courant assez sombre, une
ambiance que l’on trouve dans sa musique qui m’attire. Les brumes rhénanes ont
des rapports plus ou moins lointains avec les climats de la Finlande. Ma
musique est parcourue d’immenses espaces mêlés de couleurs sombres, même si la
lumière peut être très présente.
B. S. : Vos affinités avec Debussy sont plus
patentes qu’avec Schumann.
K. S. : Debussy est
bien sûr un compositeur important, et, pour moi qui viens de Finlande, qui
n’étais donc pas familiarisée avec la culture française, Debussy m’était
connu depuis mon enfance, car très apprécié dans mon pays. Sa musique a
toujours symbolisé pour moi la couleur, le raffinement, l’esprit français, et
ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris combien j’avais bien choisi mon
modèle. Beaucoup de choses sont admirables chez lui. Il y a bien sûr son
travail orchestral, mais ce qui est aussi très intéressant dans son œuvre c’est
la forme, souvent difficile à analyser et tellement moins carrée que chez
Ravel, qui était vraiment formaliste.
B. S. : Debussy vous est-il plus important
que Webern ?
K. S. : Je ne peux
comparer ces deux compositeurs. J’ai aimé Webern, que j’ai beaucoup travaillé
quand j’étais étudiante, mais je n’ai pas les mêmes relations affectives avec
sa musique qu’avec celle de Debussy qui, en ce sens, m’est beaucoup plus
proche.
B. S. : Webern vous apparaît-il plus formaliste
que Debussy ?
K. S. : On dit que je
suis très formaliste, en ce sens que je tiens particulièrement à la forme, mais
je ne veux pas que ce soit entendu mais vécu. Je suis plutôt pour vivre la
musique que pour l’analyser.
B. S. : Est-ce la forme qui, chez vous, définit
le contenu ou le contraire ?
K. S. : Il y a un
échange continu entre le matériau et la forme, comme il y en a entre la pensée
et l’émotion. Ils sont inséparables. Mais quand je commence à écrire une pièce
d’une certaine ampleur, la forme est prédéfinie. Mais le matériau est tout
aussi défini. Je les considère donc comme une même entité.
B. S. : Qu’évoque pour vous Syrinx de Debussy ?
K. S. : J’ai beaucoup
écrit pour la flûte, mais Syrinx n’a pas constitué un modèle. J’aime
particulièrement cet instrument, notamment parce que l’on peut écrire pour elle
des sons continus et des transformations qui partent du souffle pour aller vers
des sons purs, éléments assez typiques de ma musique. Cette respiration est
extraordinairement présente dans Syrinx. La flûte est l’un des premiers
instruments de l’humanité, d’où son côté relativement primitif.
B. S. : Le terme sonate a-t-il encore un
sens chez Debussy ?
K. S. : Tout dépend
de ce que l’on entend avec ce terme. Personnellement, je ne qualifierai jamais
ainsi l’une de mes pièces, parce pour moi la sonate est une forme. Ce qui
n’était pas le cas de Debussy.
B. S. : Autre de vos instruments
privilégiés, aux côtés de la flûte, le violoncelle. Que représente-t-il pour
vous ?
K. S. : Cet
instrument est très expressif, possède une grande capacité sonore, du grave
jusqu’à l’aigu. Il est aussi très physique et ambigu, avec ce corps féminin et
cette voix masculine. Sa taille permet comme nul autre de travailler les
couleurs, les harmoniques, l’archet en détail. Je ne pourrais pas écrire les
mêmes choses pour le violon, les distances étant beaucoup plus petites entre
les harmoniques, entre autres. Avec le violoncelle, je peux donner des
instructions précises parce que je sais qu’elles peuvent être rigoureusement
suivies. Cet instrument est vraiment confortable à tous les points de vue. Il
faut dire aussi que j’ai trouvé avec Anssi [Karttunen] un interprète qui
comprend vite et bien ma musique. Quand je lui apporte une œuvre nouvelle, je
change très peu de choses, mais nous cherchons ensemble le trait qui lui sera
le plus confortable, ou nous maximisons une idée. Il connaît si bien ma musique
qu’il comprend immédiatement l’idée musicale sous-jacente. Nous nous comprenons
sans avoir à nous expliquer.
B. S. : Vous
proposez une nouvelle version de Changing light que vous avez composé en
2002. Qu’est-ce que cette « lumière changeante » ?
K. S. : Ce titre est
celui d’un livre acheté aux Etats-Unis où j’ai trouvé le poème que j’ai choisi
d’illustrer, une très belle prière d’un rabbin américain. Je cherchais une
prière universelle, parce qu’il s’agissait de célébrer la mémoire des victimes
des attentats du 11 septembre 2001 à l’occasion du premier anniversaire. J’ai
composé cette pièce à Santa Fe (Nouveau-Mexique) pendant les répétitions de l’Amour
de loin. L’esprit de Changing Light tient des paysages du
Nouveau-Mexique et de ses espaces infinis. Il se passe dans cette pièce
beaucoup de choses, mais le climat est assez ascétique. C’est très linéaire et,
l’écriture vocale n’ayant pas de mélisme, le texte a une très grande
importance. J’ai changé la nomenclature de cette pièce, originellement pour
soprano et violon, dans le but de ce concert de Fontainebleau en raison de la
présence d’Anssi [Karttunen], d’autant que j’avais envie d’entendre sonner
l’œuvre avec un violoncelle. Je n’ai pas modifié la ligne vocale, mais j’en ai
profité pour obtenir quelque chose de plus profond, de plus grave.
B. S. : Près
remonte à 1992. Avez-vous travaillé la partie électronique à l’Ircam avec
Anssi Karttunen ?
K. S. : Oui. J’ai
fait quelques échantillonnages avec Anssi, mais la plupart des éléments de la
partie électronique n’émanent pas du violoncelle. Il y a des matériaux puisés
dans la nature (ici des vagues de la mer) qui ont été filtrés, tout comme le
son du violoncelle. Il s’y trouve aussi des acoustiques différentes, des
synthèses de sons que j’ai créés après avoir analysé des ceux du violoncelle,
un spectre similaire au sien qui crée une sorte d’extension un prolongement du
son de l’instrument.
B. S. :
L’univers marin est-il important pour vous ?
K. S. : Pas
l’univers, mais la mer, l’eau. L’idée de la mer, le rythme des vagues, les
couches de rythmes, mais pas la mer salée et ses grands vents.
B. S. :
Serait-ce des strates, des couches d’ondes musicales, rythmiques ou timbriques ?
K. S. : Oui, mais
aussi le reflet, l’écho, etc. Cette pièce est complexe.
B. S. : Autre
pièce pour soprano, cette fois avec électronique, From the Grammar of
Dreams.
K. S. : En fait,
l’électronique est porteuse d’une seconde voix. Cette pièce est en effet
initialement pour deux voix de femmes, et j’ai décidé on a d’enregistrer l’une
d’elles, parce que beaucoup de chanteuses aiment cette pièce, et ne peuvent pas
toujours trouver une seconde soprano. De fait, l’œuvre fonctionne très bien
ainsi. La voix préenregistrée, celle de ma compatriote Pia Freund, entoure la
soprano qui chante en direct un texte en anglais.
B. S. :
Qu’est-ce qui vous incite à écrire indifféremment sur des textes en diverses
langues ?
K. S. : Je n’aime pas
les traductions, si bien que j’utilise le plus possible les langues d’origine.
B. S. : Un
compositeur doit-il maîtriser une langue pour écrire dessus, où lui suffit-il
de se laisser porter par le verbe ?
K. S. : Beaucoup
peuvent le faire, ou s’en amusent. Quant à moi, j’estime que cela n’a aucun
sens. Je pense que je dois vivre en moi chaque langue que j’utilise, et je
n’entretiens pas avec elle une relation seulement intellectuelle, mais aussi
émotionnelle. C’est uniquement à ces conditions que je peux utiliser une langue
de façon intéressante.
B. S. : Vos
deux opéras reposent sur des textes en français. Pourquoi ?
K. S. : Mon premier
opéra a été L’Amour de loin, histoire puisée chez le troubadour Jaufré
Rudel. Il m’a donc semblé naturel d’écrire l’ouvrage en français. En outre, il
s’agissait d’une commande du Festival de Salzbourg et du Théâtre du
Châtelet, et, vivant à Paris, je suis entourée par le français. De ce
fait, je ne suis pas certaine de pouvoir écrire un opéra en finnois, par
exemple. Je suis trop dans la langue française. Pour mon second opéra, j’ai
voulu continuer à travailler avec Amin Maalouf parce qu’en fait, nous avons
commencé à nous connaître seulement pendant l’écriture de l’Amour de loin.
Nous avons donc souhaité tenter une nouvelle expérience. Amin écrit en
français, nous communiquons en français, et, de plus, il s’agissait cette fois
d’une commande de l’Opéra de Paris. Je n’ai donc pas pensé un instant écrire
dans une autre langue.
B. S. : La
langue française ne vous pose-t-elle pas problème ?
K. S. : Toutes les
langues sont complexes. Chacune a des difficultés propres. Le français possède
une certaine souplesse, mais il faut beaucoup travailler pour la rendre
compréhensible en musique. En ce sens, elle est très rigide. Je ne tiens pas de
raisonnements pragmatiques, mais avant tout émotionnels. C’est ce qui constitue
la base de mes choix.
B. S. : La
compréhension du texte est-elle un élément important ?
K. S. : Il m’importe
bien sûr, quand j’écris, de conduire le texte. Mais, fort heureusement,
désormais, à l’opéra, quelque chose fonctionne fort bien : le sur-titrage.
Ce système renforce le sentiment de vivre l’opéra. Même si le texte n’est pas
particulièrement beau, du moins est-il toujours compris. Mais je pense que, par
exemple, l’Amour de loin peut être suivi aisément, même pour celui qui
ne comprend pas le moindre mot du livret.
B. S. : Lohn,
pour soprano et électronique, date de 1996. Cette pièce a-t-elle un rapport
avec l’Amour de loin ?
K. S. : Le titre signifie
en effet “ De loin ” en occitan, et l’œuvre se fonde sur un poème de
Jaufré Rudel. Il s’agit de la première partition que j’ai écrite pour Dawn
Upshaw, alors que je préparais l’Amour de loin. Ce n’est cependant pas
une esquisse pour l’opéra, mais une façon d’entrer dans le monde de Rudel et de
créer un matériau que j’allais développer en imaginant la musique des
troubadours. J’ai préparé la partie électronique à l’Ircam, où j’ai testé des
filtrages, des idées avec lesquels je prolongerai l’instrumentation de l’Amour
de loin. La vie de Rudel est de portée universelle, ce n’est
pas l’Amour de loin dans cette époque historique qui m’a intéressée, ou
la vie d’une princesse, mais l’idée d’aimer quelqu’un de loin, sans le
connaître, ainsi que les peurs engendrées par l’idée même de faire sa
connaissance et de créer une chimère.
B. S. : Je
sens un deuxième cœur pour alto, violoncelle et piano découle-t-il du même
procédé ?
K. S. : Cette page et
son titre proviennent directement d’Adriana Mater, mon second opéra dont
la création sera donnée le 13 mars 2006 à l’Opéra Bastille. Le livret est
également d’Amin Maalouf. Je sens un deuxième cœur est une commande du
pianiste Emanuel Ax pour Carnegie Hall, à l’occasion de l’inauguration d’une
nouvelle salle de concerts. Je pense qu’écrire de la musique de chambre est
extrêmement important, mais j’ai constaté que si je ne programme pas une pièce
du genre dans mon calendrier, je ne le fais pas. Pourtant, cela m’apparaît
capital, surtout quand je travaille sur des œuvres importantes, qui demandent
une concentration extrême.
B. S. : Quatre
instants pour soprano et piano est également inspiré d’Armin Maalouf. Cette
œuvre est-elle déduite de L’Amour de loin ?
K. S. : Non. l’Amour
de loin date de 2000, alors que ces pages ont été écrites en 2002 à la
suite d’une commande du Théâtre du Châtelet et du Barbican Center pour Karita
Mattila.
B. S.: Est-ce un
cycle de mélodies ou de lieder ?
K. S. : Oui. J’avais
une idée de textes, mais je pas de textes. Je voulais composer sur des textes
courts mais très forts et dramatiques, parce que Karita [Matila] aime la scène.
J’ai d’abord cherché des textes en finnois, étant toutes deux finlandaises.
Mais je n’ai rien trouvé qui corresponde à l’esprit que je recherchais, bien
qu’il y ait en Finlande profusion d’excellents poètes. Je me suis donc tournée
vers Amin [Maalouf]. Comme il n’avait pas écrit de poèmes, je lui ai demandé de
sortir de ses tiroirs, essais et esquisses. Il m’a donné une pile de textes différents,
j’en ai choisi trois, et lui ai demandé d’en tirer un quatrième. Ce qu’il a
fait.
B. S. :
Pourquoi aviez-vous besoin de quatre instants et non pas de trois ?Est-ce
quatre mouvements d’une symphonie ?…
K. S. : Je ne pense
pas ainsi. Je pense beaucoup à la forme, ce qui m’a naturellement conduite à
songer à quatre instants, mais les formes prédéfinies, classiques, même si je
finis par les utiliser, ce ne peut être une forme préexistante, et elles ne
constituent en aucun cas un point de départ. Ces Quatre instants sont autant de
visages de l’amour. Il est possible d’imaginer l’histoire d’une femme qui
attend l’être aimé, qui le rencontre, puis qui est trahie ou quittée – ce qui
se passe en vérité n’est pas clairement dit –, et qui, après ces émois, se
retrouve seule.
B. S.: Plusieurs
de vos œuvres s’inspirent de Saint-John Perse. Pourquoi ce poète ?
K. S. : Parce que je
l’aime ! J’ai composé Laconisme de l’aile en 1982, étudiante à
Freiburg. Dans la bibliothèque publique de la ville, au milieu des nombreux
livres que j’empruntais, j’ai découvert un recueil de poésies de Saint-John
Perse. Ne parlant pas un mot de français, à l’époque, j’avais choisi une
édition bilingue. Parmi les poèmes, j’ai particulièrement apprécié Oiseaux,
dont les images correspondent plus ou moins aux miennes. Il ne s’agissait pas
seulement de chants d’oiseaux, mais de l’oiseau comme métaphore, les traces que
son vol forme dans le ciel, les notions de gravité, d’espace. Le titre ou
le poème me livre un matériau, et je laisse flotter mon imagination.
B. S. :
Quel est le sujet de Près, autre pièce sur un poème de Saint-John
Perse ?
K. S. : L’œuvre n’a aucun
rapport avec Laconisme de l’aile. Elle tient plutôt de mon concerto pour
violoncelle Amers. Le titre signifie donc “ Près de l’Amer (la
mer) ”. Mais outre la relation entre les deux pièces, la partie
électronique de Près utilise le son de la mer. Ici, je suis partie par
deux fois d’un même matériau, qui a engendré deux partitions fort différentes.
B. S. :
Après le ciel, les ailes et la mer, voici Terrestre pour flûte, harpe,
percussion, alto, violoncelle.
K. S. : Terrestre est
également lié à Saint-John Perse. Il s’agit en effet d’un arrangement de la
deuxième partie de mon Concerto pour flûte “ l’Aile du
Songe ”, qui m’a été inspiré par un autre poème puisé dans le recueil Oiseaux,
l’Aile falquée du songe. En fait, j’ai retrouvé la même source
d’inspiration à vingt ans d’intervalle. Mais le matériau de Terrestre
est tout autres, dansant et très rythmique. Cet arrangement est un peu
fou. J’en fais régulièrement, souvent pour des raisons pratiques. Dans tout
concert, je voudrais pouvoir donner une œuvre nouvelle, mais cela demande du
temps, ce qui me conduit à réaliser des arrangements de pièces existantes. Ce
qui m’incite aussi à l’arrangement est l’idée qu’une pièce pour grand effectif
aurait d’excellents résultats en musique de chambre, et, plus souvent, cela
correspond à une occasion particulière ou à une demande d’ami musicien.
B. S. :
Qu’y a-t-il dans la partie percussion ?
K. S. : Il s’y trouve
la moitié de l’orchestre (rires)…
B. S. : Cendres
pour flûte et violoncelle date de 1988. Qu’évoque ce titre ?
K. S. : Il se trouve
toujours des histoires avec mes titres. Le Zabet Trio m’a longtemps réclamé une
pièce, que je n’ai pas trouvé le temps d’écrire. Ils ont fini par me demander
de tirer quelque chose du matériel de A la fumée. Il s’agit d’un
double concerto pour flûte en sol, violoncelle et grand orchestre. Après A
la fumée, que peut-on avoir ?… C’est ainsi que j’ai songé aux cendres
qui restent après l’extinction d’un feu. Il se trouve dans Cendres des
sonorités granuleuses, “ grillées ”…
B. S. :
Qu’est-ce que vous a conduite à composer Je sens un deuxième cœur ?
K. S. : J’adore la
musique de chambre. Ce qui m’attire vers ce mode d’expression est le fait de
s’exprimer dans une salle de taille humaine qui permet d’apprécier au plus près
les musiciens. La vraie musique est là, alors que les gens sont de moins en
moins attirés par cette musique. J’ai écrit ce trio en 2003, au milieu de
l’écriture de mon second opéra. A la fin de la rédection d’un tableau, je me
suis décidée d’écrire cette partition. Mais je ne pouvais m’extraire de
l’univers de l’opéra. J’avais tout d’abord pensé à un portrait des quatre
personnages principaux. Mais quand j’ai commencé l’écriture, je suis entrée
dans le monde sonore de ces trois instruments, ce qui m’a finalement conduite à
quitter un peu l’opéra.
B. S. :
Pourquoi l’alto plutôt que le violon ?
K. S. : La
combinaison me tentait, et j’ai imaginé des sonorités dans le registre grave de
l’alto, du violoncelle et du piano, le climat d’Adriana Mater
étant sombre. L’opéra est centré sur la maternité et la violence, la
problématique étant la femme et la guerre. Adriana est enceinte du fruit d’un
viol perpétré pendant la guerre, non pas par un ennemi mais par quelqu’un qui
est censé la protéger. Elle garde son enfant, et dix-sept ans plus tard,
l’enfant est devenu un jeune-homme, qui découvre que, pour le protéger, sa mère
n’a cessé de lui dire que son père était mort au combat, alors qu’il voulait
les protéger. L’enfant apprend qu’en fait sa mère a été violée et que son père
est vivant. On apprend qu’il est revenu dans la région, et la seule obsession
du fils est de tuer son père. Adriana ne veut pas l’en dissuader. Mais, après
avoir rencontré son père, le fils comprend qu’il ne peut tuer cet homme.
Adriana lui révèle alors qu’elle s’est toujours demandé si elle devait l’élever
avec amour et droiture, et ce qu’il allait devenir. L’enfant est-il là pour
quelque chose ? Là est en fait la vraie problématique. Entre les tableaux,
le rêve permet de revivre des événements déjà vus, mais exposés différemment.
B. S. : Où
se situe ce deuxième cœur du titre de ce trio ?
K. S. : Enceinte,
Adriana s’adresse à sa sœur, à qui elle dit “ je ne sais pas ce qui s’est
passé, tout ce que je sais c’est que dans mon corps il y a deux cœurs, et
l’autre cœur est tellement près du mien ”. C’est une situation que j’ai
moi-même vécue enceinte de façon très intense, et c’est une idée incroyable que
de réaliser que, dans son corps, il se trouve soudain deux cœurs. Cette idée
est singulièrement musicale, parce que le petit cœur bat d’abord très vite, et
quand le fœtus grandit, le battement ralentit de plus en plus. Il y a donc un ritardando
permanent dee neuf mois, alors que le cœur de la mère reste quasi constant.
B. S. : Y a-t-il une allusion au chiffre
divin dans Sept papillons pour
violoncelle ?
K. S. : Je ne m’en
souviens pas. J’ai écrit cette pièce à Salzbourg, l’été 2000, pendant les
répétitions de l’Amour de loin pour apaiser mes angoisses. Il y a donc
dans Sept papillons quelque chose qui bouge constamment, une grande
vibration. Avec ces miniatures, j’ai voulu retrouver un monde connu, le
violoncelle et Anssi, ce qui ne pouvait que me rassurer au milieu de la
gigantesque aventure que constituait la naissance de mon premier opéra. Je
n’avais jamais vécu cela : cinq semaines avec ma musique, jour et nuit, et
entourée par des êtres aussi forts que Peter Sellars, Esa-Pekka Salonen et la
troupe de chanteurs. C’était psychiquement si fort pour moi que j’ai ressenti
le besoin de retourner dans une certaine intimité amicale d’Anssi pour
m’apaiser.
B. S. : La structure
de Sept papillons a-t-elle un rapport avec les Suites pour
violoncelle de Bach ?
K. S. : Pas
consciemment. J’alterne vaguement tempi vifs et lents, mais l’écriture
n’est pas particulièrement classique, puisqu’il s’agit d’une sorte de
cristallisation de mon écriture pour instruments à cordes. J’y exploite de
façon caractéristique trilles, harmoniques, couleurs, archet…
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, les 31 mars et 4 avril 2005
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire