Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Jeudi 22 juin 2023
Composé en 1892-1895, créé le 1er février 1896 Teatro Regio de Turin sous la direction d’Arturo Toscanini, La Bohème de Giacomo Puccini est l’un des opéras les plus populaires de l’histoire du théâtre lyrique et les plus programmés dans le monde. Pourtant, l’on ne se lasse jamais de l’écouter et de le voir tant il s’y trouve d’éléments de renouveau et d’actualité pérenne. Cette œuvre est en effet riche en teneurs dramatiques et musicales d’une efficacité rare, que ce soit sur les plans vocal, harmonique, technique, instrumental et qu’en contenu psychologique, théâtral, culturel, sentimental. Assurément placé dans l’héritage de la tradition lyrique tendance lacrymal mais sans excès car ponctué d’humour et de légèreté, cet ouvrage est en vérité d’une créativité, d’une force psychologique, d’une efficiance dramaturgique et musicale exceptionnelle, le tout concentré en moins de deux tours d'horloge.
Pour son quatrième opéra après Le Villi (1884, révisé en 1885 et 1889), Elgar (1889, révisé en 1892 et 1905) et Manon Lescaut (1893), Giacomo Puccini (1858-1924) s’est montré particulièrement exigeant envers ses deux librettistes, Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, au point de prendre une part extrêmement active à son élaboration à partir du roman-feuilleton en partie autobiographique de l’école réaliste paru à Paris en 1851 d’Henri Murger (1822-1861) et de la pièce qui s’ensuivit, Scènes de la vie de bohème, document majeur sur la vie des artistes-bohèmes parisiens au XIXe siècle. Murger présente en effet la bohème comme un état social transitoire de jeunes artistes ambitieux vivant entre Montmartre, les Iles Saint-Louis et de La Cité, le Louvre et la rue de la Harpe sans autre moyen d’existence que leur art, ce qui n’est possible qu’à Paris, et pouvant déboucher soit sur la reconnaissance institutionnelle (l’Académie) soit sur la maladie (l’Hôtel Dieu) voire la mort (la Morgue). Ainsi, le poète Rodolfo, le peintre Marcello, le musicien Schaunard et le philosophe Colline vivent joyeusement dans une mansarde sous les toits d’un immeuble, jusqu’au jour où Lucia, jeune brodeuse que l’on appelle Mimi, frappe à leur porte pour demander du feu afin de rallumer sa chandelle. Rodolfo en tombe immédiatement amoureux. Mais il s’avère très vite que Mimi est malade, ce qui conduit Rodolfo à prendre du recul dans le but de la pousser à trouver un amant plus riche que lui qui puisse prendre en charge les soins dont elle a besoin. Parallèlement, se poursuit difficilement une intrigue amoureuse entre Marcello et Musetta. Cette dernière informe les quatre amis qu’elle a croisé dans l’escalier Mimi, qui est très malade et veut retrouver Rodolfo. Musetta, Marcello, Colline et Schaunard réunissent le peu de biens qu’ils ont pour payer le médecin, mais il est trop tard : Mimi meurt, laissant Rodolfo effondré…
La production inédite que propose le
Théâtre des Champs-Elysées pour la fin de sa saison 2022-2023 est une grande
réussite. La mise en scène et la scénographie d’Eric Ruf sont un véritable
écrin au service de l’œuvre et des intentions des auteurs, romancier, librettistes
et compositeur réunis. En fond de scène, dans les deux actes extrêmes, Marcello
peint grandeur nature et sans vraiment avancer dans son travail, le rideau de
scène de la Comédie-Française, dont Eric Ruf est l’actuel administrateur
général. La direction d’acteur au cordeau fait des chanteurs d’authentiques
comédiens formant une véritable troupe dont il émane une réelle connivence. Les
costumes chamarrés et seyants de Christian Lacroix participent à la véracité de
l’action, à l’instar des lumières de Bertrand Couderc qui magnifient non
seulement les décors de Ruf mais aussi les costumes et les personnages, y
compris le peuple de Paris et du café Momus dans le deuxième acte. La
distribution est enthousiasmante, chaque personnage étant incarné avec authenticité,
y compris les personnages secondaires, comme l’Alcindoro/Benoît de Marc
Labonnette et le Parpignol de Rodolphe Briand.
Les rôles principaux sont magistralement tenus. A commencer par l’époustouflant Rodolfo du ténor samoan Pene Pati, au timbre lumineux et au chant naturel et fluide dignes d’un Luciano Pavarotti rayonnant de jeunesse. Le baryton français Alexandre Duhamel est un Marcello magistral, voix pleine et d’une grande élégance, le baryton italien Francesco Salvadori (Schaunard) et le baryton-basse français Guilhem Worms (Colline) complètent avec vaillance le quatuor d’artistes désargentés, tandis qu’Amina Edris, voix de velours, solide et fruitée campe une attachante Musetta. Reste l'ardente Mimi de Selene Zanetti, poignante, brûlante, généreuse, la voix est belle mais un rien trop sombre, les aigus sont parfois tendus, le vibrato est légèrement marqué. Le Chœur Unikanti, d’où s’extraient trois solides solistes (le douanier de Théo Kneppert, le sergent d’Arthur Cady, le vendeur ambulant de Simon Bieche) et la Maîtrise des Hauts-de-Seine sont très en place et participent joyeusement à l’acte II. Sous la direction mobile et expressive associant adroitement drame et bouffe du jeune chef lombard Lorenzo Passerini, tromboniste de fotmation - qui doit connaître et pratiquer mieux que personne la fameuse recommandation de Richard Strauss aux jeunes chefs d’orchestre : « Ne regarde jamais les trombones, cela ne fait que les encourager » -, l’Orchestre National de France exalte ce morceau de roi qu’est cette stupéfiante partition d’orchestre avec ses sonorités soyeuses, envoûtantes, judicieusement charnelles.
Bruno Serrou
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