Louis Andriessen (né en 1939). Photo : (c) Francesca Patella
Compositeur hollandais, né à Utrecht le 6 juin 1939, fils, neveu
et petit-fils de compositeurs, Louis Andriessen reste peu connu en France. Le
10 mars 1995, sa musique faisait sa première apparition dans une salle de
concert française, grâce à l’Ensemble Intercontemporain qui donnait De Staat, œuvre des années 1970 inspirée
de La République de Platon écrite par
un musicien encore engagé dans la protestation politique. Le label Nonesuch
publiait au même moment De Stijl,
partition dans la généalogie de Steve Reich. Je profitais de ce double
événement pour le rencontrer une première fois.
° °
°
Photo : DR
Bruno Serrou : Vous êtes francophile.
Pourtant, au moment de votre naissance, voilà cinquante-cinq ans [NDR : en
1995], vos confrères hollandais étaient plutôt sous influence germanique.
Louis Andriessen : L’ascendance allemande en
Hollande est moins forte au XX° siècle qu’au XIX°. En revanche, après la
Seconde Guerre mondiale, l’influence américaine en Hollande a été très forte.
Mon père était contre la culture romantique germanique. Ce qui n’était pas
seulement dû au fait que nous soyons catholiques dans un pays à majorité
protestante. Il appréciait l’élégance française dans la musique. Il est
l’auteur d’un ouvrage sur César Franck, il a pris le thé avec Albert Roussel,
il parlait d’Ernest Chausson, recevait Igor Stravinski... Son frère, autre
compositeur important en Hollande, est de la génération Francis Poulenc, Darius
Milhaud. En fait, mon père a exercé une sorte de dictature sur la musique batave
: chef d’orchestre, tout le monde faisait ce qu’il voulait. .
B.S. : De ce fait, votre père a-t-il eu
quelque influence sur vos débuts de compositeur ?
L.A. : J’étais l’un des premiers
compositeurs sériels de Hollande. Le successeur de mon père, directeur du
Conservatoire de La Haye, était une sorte de René Leibowitz hollandais, le
premier à y promouvoir la Seconde École de Vienne. Jusqu’en 1963, j’écrivais de
la musique sérielle. En 1958, mon frère est revenu des Etats-Unis avec un stock
de disques de jazz. Cette musique, pour moi, a rapidement compté davantage que
celle d’Arnold Schönberg. Anton Webern était à part. La première de mes œuvres
que j’ai gardée est un Rondo pour
piano. Il a été édité dans un collectif de pièces pour piano en 1954. J’avais
quatorze ans.
Louis Andriessen entouré de Paul McCartney (à gauche) et de Luciano Berio (à droite). Photo : DR
B.S. : Qu’est-ce qui vous a incité à
vous rendre en Italie et à travailler avec Luciano Berio ?
L.A. : En 1961-1962, trois grands noms
régnaient sur la musique nouvelle : Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Luciano
Berio. Boulez enseignait à Bâle. L’un de mes amis était déjà son élève. Travaillant à Cologne, Stockhausen était trop près de chez moi. Finalement, mon
éducation latine m’a poussé à opter pour Milan. Luciano [Berio] n’avait guère
d’expérience de pédagogue à l’époque. Tout en jouant beaucoup aux cartes avec
lui, j’ai rencontré l’écrivain Umberto Ecco, avec qui j’ai parlé politique,
émancipation de la femme... Nous avons cependant bien avancé sur le plan
technique, grâce aux analyses de Berio. Mais ce que je retiens surtout de cette
époque, c’est la culture générale que j’ai pu acquérir, et le fait d’avoir
travaillé avec l’épouse de Berio, la cantatrice Cathy Berberian, dont j’ai été
l’accompagnateur. Un peu plus tard, j’arrangeais quatre petites chansons dans
différents styles : style Fauré, style Ravel, style Purcell. Notre génération
avait alors tendance à se focaliser sur la citation, le collage d’œuvres
d’origines diverses dont l’une des apothéoses devait être la Sinfonia
de Berio. A La Haye, j’avais acheté un disque du groupe 66, que j’ai
fait écouter à Luciano en lui disant : « Ce sont les chanteurs dont nous
avons besoin ». C’était en 1964, à Berlin, où une bourse américaine avait
conduit Luciano et où je le suivais. Peu après, je décidais de rentrer en
Hollande.
B.S. : C’est alors que vous avez
découvert les Etats-Unis, grâce à votre frère. Qu’est-ce que ce séjour vous a
amené ?
L.A. : George Gershwin, Leonard Bernstein,
Nat King Cole, Charlie Parker... Nous avions connu le jazz à la Libération,
deux programmes de la radio hollandaise lui étaient consacrés. Mon père était
un homme très progressiste, qui nous laissait toute latitude d’écouter ce que
nous voulions, notamment le tout nouveau be-bop.
B.S : Vous sentez-vous particulièrement
marqué par les Etats-Unis ?
L.A. : Je ne pense pas que ma musique
ait été particulièrement marquée par l’Amérique. Lorsque l’on écoute par
exemple De Staat, il n’y a pas la
moindre trace de jazz. Seule particularité par rapport aux compositeurs
européens de l’époque, une écriture qui n’a que peu à voir avec la complexité
moderniste de Schönberg. Il y a aussi l’influence du gamelan, d’Edgar Varèse,
de temps en temps, de Stravinski aussi.
Un proche de Louis Andriessen, le clarinettiste compositeur de jazz américain Evan Ziporyn
B.S. : De quel Stravinski s’agit-il ?
L.A. : Il n’y en a qu’un... j’ai écrit
un livre avec un ami sur Stravinski, L’horloge
apollinienne, où je dis que faire
la différence entre les périodes de Stravinski diminue l’intérêt, la
connaissance de sa musique. On a toujours eu la même attitude face à la
musique, un comportement « classique ». La musique est considérée
comme un objet. Certains de ses éléments permettent de concevoir des pièces
plus plastiques qu’expressives, comme l’ont fait Henry Purcell, Wolfgang Amadeus
Mozart, Jean-Sébastien Bach... Cela diverge complètement de la ligne romantique
allemande, essentiellement expressionniste. Dans De Staat, ce qui est peut-être américain, c’est la mesure
répétitive. Mais la thématique politique est fondamentalement européenne. Il ne
se trouve pas de compositeur américain qui ose penser utiliser des textes aussi
lourds que ceux de Platon. J’utilise des extraits de La République dans lesquels Platon se demande ce que la
musique a à faire avec l’État. La cité de Platon totalitaire, mais le
totalitarisme n’a pas d’exclusive.
B.S. : Comment vous situez-vous par
rapports aux différents courants contemporains ?
L.A. : Une anecdote : je donne chaque
année des cours à l’Université de Yale. Un jour, durant une
discussion, est venue la question suivante : Andriessen est-il moderniste ou
postmoderniste ?... Voilà deux ans, j’assistais à un concert à Vancouver.
Dans un magasin, j’étais appelé « le compositeur post-moderne ».
C’est ridicule ! Le sens du terme post-moderne est complexe... Les
post-modernes ont l’ambition d’être plus modernes que les modernistes. C’est
anecdotique. En fait, je me sens bien avec les compositeurs qui, dans l’histoire,
ont toujours été ouverts sur leur environnement, qui utilisent ce dont ils ont
besoin pour exprimer leur propre personnalité. Dans la musique, il y a toujours
eu continuité historique. Elle avance certes grâce à la polémique avec le
passé. Mais, si l’on apprécie ma musique aux États-Unis, c’est peut-être en
raison d’une combinaison de l’avant-garde américaine, notamment les répétitifs,
que je rejette désormais - De Staat a déjà vingt ans ! -, avec un chromatisme
européen. Mes pièces sont beaucoup plus chromatiques que celles des Américains.
Photo : DR
B.S. : Ne pensez-vous pas que, après
une certaine dictature tonale, l’arrivée de la dictature postsérielle, qui
s’imposait aux dépends de la précédente, la nouvelle génération s’affirme au fond
tout aussi excessive que les précédentes, rejetant catégoriquement
l’avant-garde qu’elle juge désormais académique ? Ne pensez-vous pas que
chaque école, chaque style, chaque philosophie s’enrichissent les unes les
autres et permettent ensemble d’avancer ?
L.A. : Au fond, l’important est de
savoir que dans tous les mouvements il y a de bons et de mauvais compositeurs.
Dans l’histoire, il est facile de dénombrer les pièces qui sont vraiment au cœur
des choses. Compositeur, l’on est obligé de renouveler la musique. Parfois,
nous donnons le sentiment que tout est plus simple qu’avant. Mais les choses
finissent par évoluer différemment. Un exemple : après le maniérisme de Carlo
Gesualdo, qui confine au génie, la tonalité est apparue plus simple, notamment
avec le premier opéra écrit en ré mineur. Ainsi, de temps en temps, il apparaît
des paliers qui permettent de respirer, à la manière des cages d’escalier.
B.S. : La « nouvelle musique »
est-elle pour vous davantage une question de vocabulaire qu’un mode de pensée ?
L.A. : Une langue, puisqu’elle possède
vocabulaire, matériau, mots, phrases, technique... C’est aussi un nouveau
comportement. Ce qui choque le plus les modernistes est que la musique est
beaucoup plus terrienne, physique, concrète, naturelle. Que je me sois développé
sur cette voie n’a que peu à faire avec l’américanisme. Il s’agit en fait
davantage d’une intuition naturelle en réaction contre l’expressionnisme
allemand. Ce qui ne veut pas dire que ma musique n’est pas passionnée. Il s’y
trouve au contraire une grande expressivité, beaucoup d’émotion, de passion,
comme chez Bach.
Louis Andriessen avec Mariss Jansons en répétition au Concertgebouw d'Amesterdam. Photo : DR
B.S. : Ne trouvez-vous pas que le jazz
s’est un peu assoupi, aujourd’hui ?
L.A. : Pas tant que cela. Du moins pas
en Hollande. A Amsterdam, beaucoup de musiciens improvisent. Le free jazz
devient presque aussi moderniste que l’avant-garde musicale. Des compositeurs
écrivent pour des groupes de jazz. Nous vivons aussi une réelle renaissance du
be-bop, des formes authentiques du jazz. Ces deux tendances se battent un peu l’une
contre l’autre.
B.S : Le théâtre compte aussi
beaucoup pour vous…
L.A. : J’ai toujours écrit pour le
théâtre. A quatorze ans, j’écrivais pour une pièce de marionnettes. J’ai
constamment travaillé pour la danse, le théâtre dramatique. Je pense que la musique se déploie pleinement
quand elle est entourée des autres modes d’expression, d’un environnement
culturel : l’église, le théâtre, la danse. Le concert est une invention de la
bourgeoisie allemande, c’est pourquoi ce concept ne peut être bien [rires].
J’ai cessé d’écrire pour grand orchestre en 1968. En Hollande, ma génération
a changé les habitudes des musiciens. De nombreux ensembles, y compris
d’improvisation et de jazz, se consacrent à la musique nouvelle. Une vingtaine
à Amsterdam. Petits et grands. Ils sont mes amis, et aiment jouer ma musique.
Si je décide d’écrire de grandes pièces pour cinquante musiciens, par exemple
pour l’Opéra, avec Peter Greenaway, dans Rosa
créé en novembre dernier [1994], je mets
deux orchestres ensembles.
B.S. : Dans vos œuvres, vous utilisez
guitares électriques, synthétiseurs. Que pensez-vous de l’immixtion des
instruments rock au sein de l’orchestre classique ? La rock music est-elle
importante pour vous ?
L.A. : Elle l’est, en effet...
Je pense avoir personnellement contribué au développement de la guitare basse.
En Hollande, il y a d’excellents bassistes. J’en suis heureux. On peut dire que
j’ai beaucoup aidé à l’émancipation des instruments rock. En France, vous avez
des saxophonistes formés dans vos conservatoires, mais leur tort, à mon avis,
est leur articulation fondamentalement différente de celle dont j’ai besoin,
parce qu’ils sont loin de l’influence des musiciens de jazz afro-américains.
Maintenant, en Hollande, dans les conservatoires, on étudie le saxophone et les
gens sont parfaitement capables de jouer à la fois dans cet esprit et dans le
style français.
Rosa, la mort d'un compositeur de Louis Andriessen et Peter Greenaway. Photo : DR
B.S. : Vous travaillez beaucoup
avec le cinéaste Peter Greenaway.
L.A. : Pas au cinéma. Je suis un peu
méfiant vis à vis du cinéma. Je n’aime pas le son des films et des salles. Je
n’apprécie pas davantage le disque. Ce que j’aime, ce sont les musiciens qui
jouent live. L’aspect physique du
jeu, surtout si l’œuvre est difficile, est très important. Dans les groupes que
j’ai fondés dans les années 1970, j’étais pianiste, mais il n’y avait pas de
chef. Maintenant, s’il y en a, ce sont toujours les musiciens qui décident. A
Amsterdam, je suis entouré d’improvisateurs incroyables. Nul besoin d’écrire !
C’est moi qui ai poussé Peter Greenaway vers le théâtre. J’ai appris à l’Opéra
de Hollande qu’il avait l’intention de mettre des opéras en scène. Lorsque je
reçus en Angleterre la commande d’un film vidéo consacré à Mozart, c’est
Greenaway qui en était le réalisateur. Je lui demandais alors s’il serait
intéressé par un opéra. Nous avons parlé de divers sujets, avant d’aboutir sur Rosa. Il s’agit de l’histoire d’un
compositeur qui servira de fil conducteur d’une série d’ouvrages lyriques.
C’est Greenaway qui en a eu l’idée du sujet. Notre héros est un compositeur
d’avant-garde qui devient spécialiste de la musique de westerns [NDR : à l’instar
d’Ennio Morricone].
B.S. : Vous qui êtes francophile,
pourquoi ne venez-vous pas plus souvent en France ?
L.A. : Cette question est pour un peu
pénible. Je pense que la cause principale est le règne du modernisme,
c’est-à-dire la ligne Wagner, Schönberg, Boulez. Tandis qu’ailleurs, par
exemple en Hollande, au Canada, en Pologne, il est clair qu’il y a autre chose
à faire maintenant. Aux États-Unis, j’enseigne à l’université de Princeton, et l’université Columbia
vient de me proposer un poste. Que souhaiter de plus ? Etre joué par l’Ensemble
Intercontemporain m’honore et me surprend à la fois. Depuis vingt ans, je ne
suis plus répétitif. Rosa, créé à
Amsterdam, dure cent minutes et se fonde sur un leitmotiv de quatre notes. Pour
moi, il s’agissait de faire l’expérience de l’accessibilité tout en composant
une œuvre longue.
Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 9 mars 1995
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire