Claude Debussy (1862-1918). Photo : DR
C’est à l’occasion d’une intégrale
de l’œuvre pour piano seul de Claude Debussy proposée par Michel Beroff à la
Cité de la musique que son Centre de ressources consacrait le 20 mars 1997 un
Jeudi de la Cité à « Claude de France », à sa création, à son interprétation,
tant de la part des chanteurs et instrumentistes que de ses éditeurs, notamment
à travers les questions soulevées par l’édition critique alors en cours de
publication chez Durand-Costallat-Salabert sous la direction de François Lesure.
Je me propose de reprendre ici cette transcription alors que nous célébrons
cette année le centenaire de la disparition de Claude Debussy, mort à Paris le
25 mars 1918.
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Le débat réunissait des spécialistes
de Claude Debussy, François Lesure (1923-2001), ancien directeur du département
musique de la Bibliothèque nationale de France et qui, après avoir publié la
correspondance et l’iconographie de Debussy chez Gallimard, était responsable
de l’édition critique publiée chez Durand-Costallat-Salabert, les pianistes français
Michel Beroff et Claude Helffer (1922-2004) et le pianiste écossais Roy Howat,
ces deux derniers ayant participé à l’élaboration de l’édition dirigée par Lesure,
la compositrice Betsy Jolas, Daniel Blanc, inspecteur chargé de l’enseignement
à la Direction de la musique et de la danse, représentant quant à lui ministère
de la Culture. Interpréter Debussy ce n’est pas seulement le regard du musicien
mais aussi celui que chercheurs et musicologues ont eu, ont et pourraient avoir
sur son œuvre, puisque l’on est passé de la qualification d’impressionnisme à d’autres
qualificatifs propres à la musique de Debussy, tandis que certains chercheurs,
en particulier François Lesure, ont joué un rôle particulier qui a donné de
Debussy une image autre de celle que ses contemporains ont pu percevoir. Debussy
lui-même a pratiqué l’art de la litote et n’aide guère à l’intelligibilité de
son art.
François Lesure (1923-2001). Photo : DR
FRANCOIS LESURE rappelle qu’il
existe de grandes différences entre les éditions. La première est que chaque
compositeur a ses propres habitudes de composition, ses propres règles
graphiques, et que l’on ne peut pas réduire toutes ces éditions aux mêmes critères,
puisque, à chaque fois les critères diffèrent. Beethoven, par exemple, avait
des autographes très difficiles à déchiffrer que seuls quelques privilégiés
pouvaient transcrire, mais une fois l’œuvre publiée, il avait l’habitude de les
corriger. Donc, souvent, les éditeurs se trouvent en présence soit d’un
autographe qui a servi à l’édition, soit des annotations qu’il a ajoutées. L’on
peut considérer que dans environ quatre-vingt pour cent des cas, l’autographe
est la source à retenir pour toute édition moderne critique de son œuvre. S’il
s’agit de Haydn c’est généralement beaucoup plus simple parce que son écriture
simple. Quand il a écrit une œuvre, il s’y tient et il n’y a pas de changement.
Si l’on parle d’autres compositeurs, ce sera encore différent.
Quant à Debussy, il y a le problème
du rassemblement des sources, qui n’est jamais achevé. C’est le cas de beaucoup
de compositeurs, soit à cause des épouses, soit des interprètes, voire des
manuscrits qui se dispersent et qu’il faut récupérer auprès des héritiers. Pour
Debussy, ce travail n’est pas encore tout à fait achevé [NDR : le dernier
volume, les Orchestrations, est
publié cette année 2018], d’autant que Madame Debussy, après la mort de son
mari, a eu l’idée un peu fâcheuse de faire une vente publique de la totalité de
la bibliothèque de son mari et qu’une énième dispersion a encore aggravé les
choses. Ce travail-là est cependant assez avancé aujourd’hui [NDR : 1997].
Et les habitudes de Debussy en ce qui concerne les œuvres publiées, consistaient
à porter sur ses propres exemplaires de travail des annotations et corrections.
Or, une bonne partie de ces exemplaires corrigés de sa main se trouve en l’abbaye
de Royaumont dans la bibliothèque François Lang, et ce sont pour certaines
œuvres des sources essentielles. Dans ces cas-là il s’agit en fait d’essayer de
repérer les dernières volontés de Debussy en ce qui concerne l’œuvre en question.
Ce travail est pratiquement terminé.
François Lesure donne ensuite un
certain nombre d’exemples en partant du moins compliqué pour aboutir à ce qui
l’est le plus. D’abord Pelléas et Mélisande.
Il s’agit d’une édition qui n’[était] pas encore réalisée dans le cadre de
l’édition critique. Cet opéra a été écrit sous forme de particelle, en esquisse
orchestrale qui a été pratiquement achevée en 1895, c’est-à-dire longtemps
avant la première représentation. Puis l’épreuve de la scène est arrivée, la
censure est même intervenue pour que l’on coupe un certain nombre de mesures,
il a fallu allonger les interludes, etc. La partition chant-piano publiée au
moment où l’ouvrage a vu le jour était déjà une partition un peu dépassée. Si
bien que la partition d’orchestre éditée plus tard, en 1905, tenait compte des
changements scéniques. Par la suite, Debussy,
riche de l’expérience acquise au cours des auditions au théâtre, a décidé
de faire des changements, surtout dans la texture orchestrale. Et tout le long
de sa vie, il a fait des aménagements, toujours dans des détails d’orchestre,
pas dans l’écriture vocale qui est restée pérenne, et il s’agit de tenir compte
des dernières volontés du compositeur. Ce travail est presque achevé. Nous
aurons bientôt une édition critique de Pelléas
et Mélisande faite par un musicologue
américain, David Grayson, qui travaille depuis des années dessus.
L'un des vingt volumes de l'édition critique Claude Debussy publiée chez Durand-Costallat-Salabert. Série VI, volume 2, Pelléas et Mélisande.
Les Nocturnes apparaissent assez tôt dans la création pour orchestre de
Debussy. Or, il y a toujours eu un problème avec cette partition, les voix de
femmes interviennent dans le troisième volet, Sirènes, mais elles sont souvent écartées du concert parce qu’on n’a
pas le chœur féminin nécessaire. Ce qui fait que, très souvent on ne donne que
les deux premiers. En fait, Sirènes a
été pour Debussy longtemps un problème auquel il a pensé énormément ; il
voulait qu’il y ait une sorte de fusion de ces voix de femmes au sein de l’orchestre
et non pas avoir un chœur à part. Il a été amené à faire beaucoup de
changements dans cette partition sans aller vraiment jusqu’au bout dans son
geste de correction. Si bien qu’aujourd’hui, quand il s’agit des Nocturnes dans leur nouvelle version, il
y a certaines corrections à faire. Pour beaucoup d’œuvres de Debussy, il n’y a heureusement
pas un travail colossal à entreprendre, s’il s’agit du Prélude à l’après-midi d’un
faune ou du Quatuor à cordes, il y a
simplement un nettoyage à faire sur la partition, il suffit de corriger les
fautes et le travail est relativement simple. Autre œuvre, la Fantaisie pour piano et orchestre qui
est déjà entreprise elle aussi dans les œuvres complètes. Elle n’a jamais été jouée
du vivant du compositeur. Il n’y a eu
qu’une répétition. Vincent d’Indy, qui dirigeait le concert de la création,
le programme étant trop chargé à son goût, avait décidé de ne donner que le
premier mouvement. Furieux, Debussy, avant la répétition, a subrepticement retiré
les matériels d’orchestre disposés sur les pupitres et les a emportés chez lui,
rendant l’exécution impossible. Tandis que l’œuvre déjà en épreuves chez
Choudens, Debussy, pendant toute sa vie, a été conduit à faire des corrections,
n’étant pas satisfait de l’équilibre entre le piano et l’orchestre, qu’il tenait
à alléger. Ayant plusieurs projets de donner la Fantaisie, il a corrigé beaucoup de choses, malheureusement sans
jamais aller jusqu’au bout de son travail. Aujourd’hui, la responsabilité de l’éditeur
est d’être plus debussyste que Debussy, c’est-à-dire d’arriver à l’aide de ses
corrections à extrapoler et faire quelque chose de discret par rapport d’une
matière inachevée. Il s’agit donc d’être extrêmement prudent, et ce travail est
assez compliqué. Plus complexe encore, l’opéra resté inédit jusque il y a peu, Rodrigue et Chimène, qui a fait l’objet
d’une orchestration par le compositeur russe Edison Denisov (1929-1996) et qui
a été créé à l’Opéra de Lyon pour l’inauguration de l’Opéra Nouvel en 1993,
mais qui n’existe pas en édition papier. Nous n’avons pas le livret, et comme
il manque quelques pages, il a fallu écrire un certain nombre de vers de Catule
Mendès - ce qui n’est pas très difficile, son écriture étant tellement pompier…
Il fallait donc compléter et orchestrer. L’édition des œuvres complètes ne
publie rien qui ne soit de la volonté et de la plume de Debussy. L’orchestration
de Denisov présentée à l’Opéra de Lyon - Denisov qui nous a quittés il y a
quelques mois -, a réalisée assez rapidement, Denisov tenant compte de son expérience
moussorgskienne et debussyste. Denisov adorait Debussy, et ce qu’il fait est une expérience, qui n’est pas tout à
fait concluante, mais quand il s’agit d’orchestrer l’œuvre de quelqu’un qui ne
l’a pas fait lui-même, c’est toujours redoutable. Il y a encore plus problématique,
c’est la Chute de la maison
Usher. Pendant près de vingt ans,
Debussy a rêvé à une œuvre lyrique d’après Edgar A. Poe qui ne soit ni l’atmosphère
ni le caractère de Pelléas. Deux
petits drames, le Diable dans le beffroi et la Chute de la
maison Usher, dont il a voulu rédiger lui-même son propre livret. Il les a
faits et refaits plusieurs fois, et il cherchait son type d’écriture avec une
certaine peine, comme il le confiait dans ses lettres. Finalement, à sa mort c’est
resté à l’état de rêve. Il y a une scène qu’il est possible de reconstituer
avec un peu d’imagination, et musicologue allemand l’a orchestré. Or, je crois
que ce n’est pas une bonne chose, et je pense que ce qui sera publié dans le
cadre de l’édition critique sera une version chant et piano proche de l’original,
dans la mesure où il est possible de reconstituer le manuscrit. Madame Debussy
avait une habitude très personnelle, après la mort de son mari, de faire cadeau
aux amis de son époux d’un feuillet de musique. Si bien que cette partition
aura été offerte en petits morceaux, et aujourd’hui il s’agit de reconstituer
un puzzle du tout. Pas mal de feuillets ont été retrouvés, mais il en manque
encore quelques-uns. C’est pourquoi nous ne nous hâtons pas de publier cette œuvre
[NDR : le Diable dans le beffroi
et la Chute de la maison Usher ont été publiés en 2006
avec le Roi Lear].
Cette édition critique a été
expressément assurée à la fois par des musicologues et par des musiciens. La
collaboration entre ces deux types d’intervenants est capitale pour ce genre de
réalisation. Aux musicologues de faire leur travail de recensement des sources,
d’esprit de travail critique à faire qui s’inspire souvent de méthodes philologiques,
mais la collaboration d’interprètes, pianistes, chefs d’orchestre, est
indispensable car cette édition est avant tout d’usage pratique, et non pas
comme on le faisait il y a un siècle pour un cénacle de musicologues qui déchiffraient
cette musique pour eux sans même envisager que ces œuvres allaient musarder
dans les salles de concert. Le comité de rédaction est donc formé de ces deux catégories
de professionnels, et le succès de cette édition repose sur ce fait. Il y a
toujours un danger, qui consiste, quand on a plusieurs sources, à papillonner
entre elles et à prendre dans l’une ce qui parait meilleur, dans l’autre, de
faire une sorte de cocktail. Ce qui peut conduire à transgresser la pensée de l’auteur.
Il faut avoir une source principale, qui représente un moment précis de la pensée
du compositeur, et, éventuellement, utiliser les sources dites secondaires pour
certains détails qui peuvent servir et qui ne vont pas entacher le travail de
fonds.
La situation actuelle de cette édition
[NDR : 1997], qui a été amorcée en 1983, compte désormais cinq volumes [NDR :
la série complète compte vingt volumes]. Il y a en effet eu des problèmes
internes aux coéditeurs entre Costellat et Durand, problèmes résolus depuis
peu, si bien que le rythme va devenir plus soutenu, en juin 1997, une nouvelle édition
de La Mer doit paraitre, ensuite un volume de piano ne devrait pas tarder
à suivre dans la mesure où les épreuves sont en correction,
puis le rythme devrait s’établir à deux volumes par an. Le suivant devant être
en 1998 Rodrigue et Chimène. Les volumes
parus, les Préludes, les Etudes, les Images et Estampes, les œuvres
pour deux piano et quatre mains, et le ballet Jeux, volume édité avec l’aide de Pierre Boulez, membre du Comité de
rédaction toujours prêt à donner son avis sur les problèmes qui se posent aux
musicologues et aux éditeurs face à l’œuvre de Debussy.
Michel Beroff (né en 1950) dans sa classe au CNSMDP en 2012. Photo : (c) Conservatoire de Paris
Le pianiste MICHEL BEROFF affirme s’appuyer
sur un grand nombre de sources et d’éditions différentes. En fait, sur tout ce
qui est disponible. Des éditions les plus anciennes jusqu’aux plus récentes. Il
a lui-même participé au début d’une autre édition critique de l’Œuvre de
Debussy. Mais, comme le disait François Lesure, il faut partir d’une source
principale qui est indiscutable et s’inspirer d’autres secondaires, des
corrections d’autographes, des premières éditions, des secondes qui sont
connues, et il convient ensuite de se faire sa propre idée à partir de ces
divers éléments d’information. Il y a pas mal de critères qui entrent en ligne
de compte. On a parfois des lettres du compositeur qui contredisent ce qu’il y
a dans certaines corrections d’éditions. Mais il est passionnant de voir la démarche
intellectuelle qui a fait que pour certaines choses Debussy a effectivement transformé
certains passages, dans d’autres cas c’est soit une négligence soit un oubli,
surtout quand on voit la précision avec laquelle il écrivait, la ponctuation de
sa musique, l’on peut très bien imaginer que cela peut échapper à l’éditeur. Dans
le geste de la composition, il y a parfois cette urgence qui fait que l’on
avance vite, on écrit, on pense que les choses sont déjà écrites alors qu’elles
ne le sont pas encore. Après, on corrige et on oublie. Quand le manuscrit disparait,
comme c’est le cas pour certaines œuvres comme la Suite Bergamasque sur
laquelle il y a eu un litige qui a duré assez longtemps et qui est maintenant
plus ou moins réglé pour que l’on joue une version donnée qui n’est pas une
version imprimée… Pour chaque cas, il y a une solution, peut-être personnelle
parce que certains préfèrent telle solution, d’autres telle autre. Mais ce n’est
pas cela qui va rendre une interprétation exceptionnelle ou pas. Il est même
possible d’imaginer que Debussy, après avoir corrigé certaines choses sur la première
édition, en entendant quelqu’un la jouer se soit dit finalement « pourquoi ?
C’était bien, la première fois ! », et qu’il ait eu des hésitations.
Les œuvres de la fin ont peut-être une logique telle que ce doit être
absolument fait comme c’est écrit dans la version imprimée et que l’on ne tente
pas autre chose. On choisit, c’est tout à fait personnel, et ces choix sont de
toute façon pleinement respectables.
FRANCOIS LESURE soulève la question
de la transcription de plus en plus complexe et précise à la fin du XIXe siècle, donnant une marge d’erreur
importante au graveur et à l’éditeur. Il y a les habitudes des copistes. Debussy
se plaint du graveur, lui demandant de bien vouloir respecter sa graphie. Une
anecdote caractéristique, même si elle n’est pas tout à fait vraie :
Ernest Ansermet, tout jeune encore, a voulu diriger les Nocturnes. Il s’adresse à Debussy, sachant qu’il y avait des
corrections importantes à faire par rapport à ce qu’il avait écrit. Debussy lui
répond, selon Ansermet : « Je ne sais plus très bien. Ce sont des
possibilités, prenez ce qui vous semblera bon. »
Roy Howat (né en 1951). Photo : (c) UW Musicic / University of Washington
Le pianiste-musicologue ROY HOWAT.
Il présente les problèmes de l’éditeur de la musique pour piano de Debussy. Le
pianiste musicologue écossais tournera autour du mot
« interprétation ». Terme qui a plusieurs sens dans le travail
éditorial et qui sont différemment compris. Il évoque dans un premier temps Ravel
qui entendait « que l’on n’interprète pas [s]a musique mais qu’on la joue
simplement ». Tandis que, de son côté, Debussy, à qui l’on promettait une
grande virtuose pour une production de Pelléas
et Mélisande, répondait : « un interprète fidèle suffira.
Merci. » Un compositeur qui dit « pas d’interprétation », l’autre
qui demande « un interprète fidèle »… L’on constate ainsi que les
deux compositeurs voulaient dire la même chose. Mais la façon d’indiquer
comment interpréter diffère. Il semble que Ravel avait raison, ainsi que
Debussy. C’est-à-dire que l’on n’interprète pas la musique mais la partition, l’écriture
du compositeur. Ravel, comme Debussy, ont soigné leurs partitions afin
d’indiquer aux interprètes ce qu’il leur fallait faire précisément. Mais ils
l’ont fait de façon un peu différente. Et même chez un même compositeur comme
Debussy, il se trouve parfois diverses façons d’indiquer une même chose. En général,
révèle Howat, pendant l’étude des sources pour la nouvelle édition, il s’avère
que Debussy est très exact chaque fois qu’il y a un problème, et il cherche une
meilleure manière de noter quelque chose. Il est quasi impossible de trouver
une meilleure notation que celle de Debussy. Il a été si soigneux dans ses
annotations, et ses indications sont assez denses sur la page, indiquant
précisément ce qu’il veut. Il avait certainement l’habitude de dire à ses interprètes :
« Jouez exactement ce que j’ai indiqué. N’ajoutez rien, ne prenez pas de liberté,
il faut sortir le métronome pour trouver le mouvement. »
Il est presque possible de jouer
Debussy plus tôt que les autres compositeurs, métronomiquement, sans raideur.
Tout est dans l’écriture. Il faut avant tout savoir où l’on doit lire
entre les lignes [NDR : Howat se met alors au piano pour donner un exemple].
L’on peut exagérer le point de durée dans ce rythme pour faire presque un
sextolet au lieu de trois plus un. Mais il y a des choses implicites dans les titres.
Cette page extraite du Premier Livre des Préludes,
Des pas sur la neige,
l’un des morceaux les plus lents que Debussy ait jamais écrits, et il essaie de
communiquer le mouvement aux pianistes en écrivant sur la partition : « Ce
rythme doit avoir la valeur sonore d’un fonds de paysage triste et glacé. »
Ce qu’a voulu Debussy c’est plus ou moins le rythme d’une marche funèbre. Il a soigneusement
marqué un mouvement métronomique à 44. C’est écrit pour l’oreille de l’interprète.
Mettons à côté Ravel, son morceau le plus lent, Le Gibet, composé un an avant le Prélude de Debussy. Au centre de ce mouvement de Gaspard de la nuit, Ravel indique
« un peu en dehors mais sans expression ». Que veut dire Ravel ?
Alors qu’il est tout à fait « prescriptif », et qu’il s’agit ici d’un
moment très expressif, il a estimé qu’il y avait là déjà beaucoup d’expression,
au point qu’il écrit : « Jouez sans expression », c’est-à-dire
« n’ajoutez rien, n’interprétez pas, jouez exactement ce qui est noté, et
vous obtiendrez ainsi l’expression voulue ». Debussy a une façon différente
de s’exprimer : « Voilà, pouvez-vous ressentir l’expression qui est dans Les pas sur la neige ? » Il est
« descriptif » là où Ravel est « prescriptif ». Mais Debussy
peut être les deux à la fois. Dans l’une des Images, Cloches à travers les feuilles, il précise
« sans rigueur ». Or, il y a déjà cet aspect sans rigueur dans sa
notation, parce que dans la troisième mesure il n’y a pas de premier temps, c’est
un soupir, la quatrième mesure le premier temps est lié, alors qu’il y a des
syncopes et toute une variété déjà dans l’écriture du morceau, et l’on peut le
jouer quasi métronomiquement. Et le problème chez nous pianistes est que lorsqu’il
y a une syncope à travers une barre de mesure on a parfois tendance à exagérer
un peu pour communiquer le fait que c’est une syncope. Mais, généralement, on
joue très strictement et l’on obtient un effet très fréquent chez Debussy, le côté
très prescriptif de sa notation rythmique. On trouve cela souvent en regardant
les sources. Par exemple dans ses brouillons, il écrit les notes sans
indication de mouvement. C’est déjà dans l’écriture. Et quand on regarde l’œuvre
éditée du vivant de Debussy, on voit toutes les indications ajoutées, mais
elles sont déjà dans l’écriture-même. Autre exemple, un mélange de prescription
et de description dans la notation debussyste. Feuilles mortes du Livre
II des Préludes. Il écrit exactement
ce que l’on doit jouer, et en même temps il y a une métrique assez délicate au
milieu de ce passage. C’est à 3/4, une valse lente, Debussy indique trois
mesures à 2/4, puis il reprend le 3/4 [NDR : exemple sonore]. On peut
mettre cela face au Tombeau de Couperin
de Ravel, où ce dernier fait la même chose de façon différente. Il garde la même
métrique, mais il est ici prescriptif à presque cent pour cent, alors que
Debussy l’est à cinquante pour cent dans la valeur des durées des notes et à
cinquante descriptif dans les indications qui les accompagnent. L’exemple
suivant est tiré des deux dernières pages de Reflets dans l’eau qui montrent la façon avec
laquelle Debussy mène d’une musique très rapide et virtuose, vers une coda très
lente, tandis que vers la fin, il indique « lent ». Et en effet, en
jouant cela on compte la noire exactement au même mouvement. Ravel, au lieu de
« lent » aurait certainement écrit « mouvement du début ».
En lisant les sources, on se rend compte que souvent les deux couches de
notations sont un peu séparées chronologiquement. C’est-à-dire que souvent les
indications comme « lent », « plus animé »,
« retenez », ont été ajoutées plus tard, pas seulement après le
brouillon, mais parfois sur la copie au net, mais ajoutées aux épreuves pour être
aussi claires que possible. Mais parfois cela peut trahir des intentions, parce
que si on lit ces indications de façon très précise, on ajoute, c’est comme si
on essayait de rendre expressif un passage de Ravel déjà expressif. Je crois
donc qu’il est très important pour un interprète de connaitre ces différentes
strates d’annotations. Un extrait de l’Etude
Pour les quartes, qui commence
par une mesure où il est écrit « Ritenuto », puis à la mesure
suivante il note en doubles croches en triolets avec l’indication
« stretto »… L’interprète doit le jouer naturellement, dans le
mouvement, parce que s’il joue « stretto », il va plus vite que le
mouvement principal, il perd de l’effet, parce que cela va si vite il détruit
le rapport rythmique avec le passage précédent. Un autre exemple, fameux, la
fin de la Toccata de Pour le
Piano, avec l’indication « le
double plus lent ». En fait, il faut, comme le disait François Lesure,
choisir une source principale, mais il faut aussi puiser dans les autres
sources pour des corrections, c’est en effet une autre impression qui corrige
des fautes de gravure du premier tirage, et qui en même temps en a ajouté ! Si
cela vient de Debussy, ce sont peut-être des indications descriptives qu’il a ajoutées,
ou peut-être y a-t-il eu un pianiste qui par inadvertance a joué ces dernières
mesures au rythme double de celui qui est écrit, et Debussy a pensé mais « c’est
trop vite, il faut jouer le double plus lent », au point de confier cela à
son éditeur, qui s’est exécuté.
FRANCOIS LESURE se demande quelles
sont les réponses à apporter aux témoignages des interprètes. Malgré la confiance
qu’il pouvait lui accorder, Debussy demandait à Riccardo Vines d’aller chez lui
jouer avant le concert. Il le faisait aussi avec d’autres virtuoses dont il se méfiait.
Il n’y a donc pas de confiance de principe chez Debussy. Il savait fort bien
par exemple que Blanche Selva, la pianiste « scholiste » en chef,
massacrait littéralement sa musique dans certains cercles provinciaux
notamment, et il ne cherchait pas systématiquement à lui dire ce qu’il pensait.
Contrairement à un Massenet par exemple qui se précipitait sitôt que l’on
montait un ouvrage de lui, parcourant l’Europe en tous sens. Debussy a montré l’indifférence
la plus totale vis à vis de toutes les exécutions de Pelléas et Mélisande, sauf à Bruxelles, et encore
est-il parti avant la première. C’est donc un mélange entre des exigences
certaines, il se plaint d’ailleurs comme
en témoigne une phrase célèbre qu’il a lui-même écrite, « On ne s’imagine
pas à quel point ma musique de piano a été déformée par les soi-disant
pianistes... »
Avec BETSY JOLAS, c’est le point de
vue du compositeur qui se trouve avec ses interprètes et qui assiste aux
répétitions de l’une de ses œuvres. Quelle est la teneur de son discours ?
Jolas dit éprouver, à l’instar de beaucoup de compositeurs, des difficultés à
noter ces choses qui paraissent évidentes, et dit s’en veut terriblement après
parce qu’un certain nombre d’interprètes viennent ensuite leur poser des
questions, et, l’œuvre une fois imprimée, il est trop tard pour préciser ses
intentions. C’est peut-être l’une des choses les plus difficiles à faire pour
un compositeur que d’annoter sa musique. Mais s’il ne le faisait pas, il ne
serait pas compositeur !... Cela fait partie de sa tâche. Jolas convient donc être
très intéressée par les problèmes que posent notamment la musique pour piano de
Debussy.
Se trouverait-il des interprètes qui
auraient changé la manière de voir Debussy. Après un assez long silence, c’est
finalement FRANCOIS LESURE qui répond. Chaque œuvre, dit-il, a connu une
certaine évolution après la mort de Debussy. Sa musique a connu comme beaucoup
une sorte de purgatoire, très bref cependant, car même à l’époque du Groupe des
Six, la plupart de ses membres l’appréciaient. Mais il est vrai que pour l’orchestre,
ce dernier a connu un grand changement depuis la dernière guerre mondiale, la période
dite « impressionniste » qui signifie, aux yeux de Lesure, une sorte
de demi-teinte assez floue de jouer Debussy et de ne pas prendre en compte les
contrastes très forts qui existent. Ce qui est particulièrement vrai pour Pelléas et La Mer.
Le pianiste MICHEL BEROFF réagit au
terme « impressionnisme ». Il pense que Debussy détestait qu’on le considère
comme tel, et c’est très important de le savoir. Le compositeur se méfait de
cette manière de le jouer, et Beroff pense que la notation est la conséquence
de ce phénomène. Beaucoup d’interprètes arrivant du XIXe siècle avec
l’hyperromantisme, cette espèce de boursouflure dans tous les sens, il fallait
du point de vue de la notation les remettre dans le droit chemin en leur disant
« attention, ce n’est pas de la musique romantique, et elle est beaucoup
plus rigoureuse », parfois, comme disait le philosophe Vladimir Jankélévitch,
entre le je ne sais quoi et le presque rien. Il y a aussi une phrase que
Debussy a écrite au début des Etudes
dans laquelle il dit : « Attention à la pédale. » Il se méfiait de la
pédale, pas trop de pédale parce que les pianistes l’utilisent comme un cache misère.
Là aussi, on se faisait une idée de Debussy compositeur impressionniste, qui a
besoin de beaucoup de pédale, ce qui est complétement faux. Il y a évidemment beaucoup d’endroits où la pédale
est très importante, où l’ pourrait se rapprocher d’une forme d’impressionnisme,
mais c’est très réductif, et Beroff considère que Debussy était plus symboliste
qu’impressionniste.
Bien sûr, le choix du piano est très
important, convient Beroff. Malheureusement, les pianos que l’on fait aujourd’hui
sont très différents de ceux du début du XXe siècle. Au point de vue
de l’écriture, chez Ravel c’est le même problème. Il y a des dynamiques qui
sont écrites chez Debussy et chez Ravel qui sont absolument injouables sur des
pianos modernes. La solution n’est pas de prendre un piano de leur époque, mais
simplement d’essayer de s’arranger avec ceux que l’on a. Mais il est vrai que
les dynamiques étaient écrites en fonction d’instruments qui sonnaient beaucoup
moins, qui étaient moins brillants, qui avaient un toucher beaucoup plus léger.
Il est donc évident qu’il n’y a aucun rapport entre les deux époques. Mais
quelle que soit la valeur de toute la recherche qui a été faite sur la musique
baroque, Beroff ne pense pas que ce soit la solution de jouer les musiques du passé
sur des instruments du passé. Il estime néanmoins qu’il est intéressant de se plonger
de nouveau dans un univers en se disant « voilà, c’est le piano que
Debussy a joué ». Mais tout a changé depuis. Les interprètes, l’écoute a
de cette musique, les salles de concert sont différents, cela ne se justifie
donc pas vraiment.
ROY HOWAT ajoute trouver très intéressantes
ces questions sur le jeu des instruments de l’époque de Debussy, mais il ne
faut pas oublier que parfois les instruments eux-mêmes ont changé, qu’un même
instrument a bougé, qu’il n’est pas identique à un an, à soixante ou à quatre-vingts
ans. Debussy composait sur un Bechstein. Mais c’était un Bechstein droit. Cela
veut-il dire qu’il faut jouer Debussy en concert sur un Bechstein droit ?... Les
Bechstein droits sont des pianos adorables lorsqu’ils sont en bon état, il y a
des sonorités à la basse, spécialement, certains accords, comme dans La Cathédrale
engloutie, font une octave avec la
quinte incluse, ce qui donne l’effet d’un orgue avec les trente pieds. Sur un
Bechstein droit, plutôt que sur aucun piano à queue, la sonorité de chaque note
prise individuellement se dissout, et l’on obtient une sonorité d’orgue ou de
gong tout à fait particulière. Et on voit que Debussy a obtenu cette sonorité
sur son Bechstein. Ailleurs, il y a des endroits, par exemple la fin de Les Sons
et les Parfums tournent dans l’air du soir,
qui sonnent mieux sur les Blüthner... parce que Debussy possédait un demi-queue
Blüthner chez lui. Sur cet instrument, y a une sonorité, une clarté à la basse spécialement,
qui ne se trouvent sur aucun autre piano, et chaque fois que l’on joue les Préludes sur un Blüthner, ce qui est assez
rare maintenant, l’on trouve cette couleur particulière.
MICHEL BEROFF en convient, tout en
reconnaissant se rendre compte malgré tout qu’avec la variété du piano moderne,
même si l’on trouve qu’un piano n’est pas vraiment un instrument debussyste, il
y a cette variété d’imagination sonore chez Debussy, de couleurs telles qu’il y
a forcément un moment où sur ce piano on se dira « qu’est-ce
que c’est beau, qu’est-ce que cela sonne bien ! » Donc, la richesse d’écriture
de Debussy est beaucoup plus grande que ce qu’il a effectivement pu trouver sur
son Blüthner, son Erard ou son Bechstein. Peut-être eut-il aimé entendre son œuvre
sur un Steinway moderne avec une brillance, une puissance qu’il ne connaissait
pas... Howat lui réplique que l’on peut trouver une couleur sur un piano ancien
et essayer de s’en approcher le plus possible lorsque l’on joue sur un piano
moderne. Beroff convient que l’on tombe avec Debussy sur des problèmes
finalement comparables à ceux des Sonates
de Beethoven avec l’utilisation des pédales. Il y a donc des problèmes irrésolus
du fait des instruments d’époque. Les temps ont changé, le style est important
mais il est toujours très dangereux de se focaliser sur le passé. Howat
rapporte qu’à quelqu’un qui lui a demandé « pourquoi n’avez-vous pas donné
davantage d’indications ? », Debussy a répondu « parce que tous les
pianos sont différents, toutes les salles aussi, et cela change tout le
temps. » Howat ajoute que les indications d’un compositeur sont une réponse
ou une réaction de son époque aux habitudes des musiciens. Si bien que ces
indications descriptives ajoutées plus tard par Debussy, ces indications sont peut-être
parfois une réaction contre les exagérations des virtuoses de son époque.
Aujourd’hui, les attitudes diffèrent un peu, et si Debussy était parmi nous, il
changerait probablement ces indications pour corriger les exagérations et les
fautes actuelles. Mais comme il n’est plus parmi nous, il faut comprendre le
pourquoi, les raisons exactes de sa notation. Il est vrai, souligne Beroff, que
l’interprétation a beaucoup évolué, que l’on est parfois beaucoup plus rigoureux
aujourd’hui avec un texte musical qu’à l’époque de Debussy.
Claude Helffer (1922-2004) donnant une master class. Photo : DR
Le pianiste CLAUDE HELFFER précise
que quand Debussy écrivait les Etudes, il était près de Dieppe, il s’était fait
livrer un Pleyel droit démontable. Or, Helffer se souvient avoir commencé le
piano sur des Pleyel, ce qui, effectivement, posait des problèmes tout à fait différents.
Il insiste sur un problème des pianos actuels, type Steinway ou les japonais, c’est
leur sécheresse. Les pianos de l’époque de Debussy avaient étouffoirs qui
collaient moins bien aux cordes, et il faut en tenir compte, spécialement dans
des pièces qui pourraient paraitre percussives. Par exemple au début de Masques. Helffer passe ensuite au piano.
Autour de démonstrations, il affirme que le pianiste se doit de connaître l’œuvre
pour orchestre de Debussy, et qu’il n’y a pas de recette d’interprétation. Chez
Debussy, les pièces pour piano et celles pour orchestre sont intimement liées.
Il faut dire aux étudiants que ce n’est pas en écoutant les autres pianistes
que l’on pénétrera la musique de Debussy, car on ne retient que les tics de
jeu. Il est impératif de se pénétrer de tout le reste de la création
debussyste, écouter les pièces pour orchestre, Pelléas et Mélisande pour obtenir les réponses. Il
est nécessaire de réfléchir sur la façon dont l’orchestration de Debussy mais
aussi de ceux qui ont orchestré certaines de ses œuvres, comme André Caplet, Maurice
Ravel et même Michael Jarrell qui a instrumenté trois des Etudes à la demande de l’Orchestre national de Lyon, pour mesurer
combien l’orchestre a influencé l’écriture pianistique de Debussy. Il faut
aussi considérer le langage de Debussy, la façon dont il y a intégré des œuvres
du passé. Il vaut donc mieux ne pas se cantonner au seul Debussy, mais aussi
penser aux compositeurs qui ont pu l’influencer. Helffer joue alors le début de
Scène aux champs de la Symphonie fantastique de Berlioz, et l’on y découvre les influences sur la Danse de Puck du premier Livre
des Préludes. Puck égal Shakespeare égal Berlioz et son amour pour Harriet
Smithson, etc. En fait, il faut savoir de quoi Debussy a fait son miel, comme
disait Messiaen. Wagner ? Debussy l’a détesté. Il s’en est moqué. Pourtant, il
est profondément omniprésent, même là où on l’attend le moins, comme dans Ce qu’a
vu le vent d’Ouest (Préludes, Livre I) où l’on retrouve le thème de géant
Fafner de l’Anneau du Nibelung.
Dans ce même morceau, Debussy emprunte aussi à Moussorgski et à son Boris Godounov, qu’il aimait profondément. Debussy a donc assimilé les
auteurs qu’il fréquentait, qu’il les apprécie ou non. Dans l’un de ses cours au
Collège de France, Pierre Boulez disait que Debussy avait des sortes de
tiroirs, et selon ce qu’il avait à exprimer, il prenait le tiroir par exemple
« gamme par tons » ou celui « gamme pentatonique », enchaînant
le tout dans une même page en fonction de ses besoins... On peut donc aussi le
lire à la lumière de ses propres œuvres. Mais il faut aussi le faire à partir
de la musique de l’avenir. A la lecture de Messiaen, avec ses modes à transposition
limitée que l’on retrouve chez l’un et chez l’autre. La forme chez Debussy,
qui, en principe, répugne à la forme classique (par exemple la sonate à deux thèmes)
est une sorte d’arche, mais il n’use pas de pure répétition, il n’y a pas de réexposition,
le temps passe d’une autre façon. La réexposition n’est pas identique, elle est
plus une allusion qu’une répétition et on ne la reconnait que par allusion,
sorte de prélude avant le Prélude. Le
déroulement du temps n’est pas chez lui mécanique mais psychologique, et les
phrases se développent d’une façon plus végétative que formelle.
A la question d’un participant évoquant
l’idée d’exécution intégrale des recueils de Debussy, Michel Beroff répond qu’il
connait peu de compositeurs qui ont conçu leurs grands cycles comme des œuvres
à jouer en continu. A part Wagner pour la Tétralogie,
même Beethoven ne voulait pas que ses Sonates
soient jouées en intégralité. Dans le cas des Préludes par exemple, Debussy ne tenait pas spécialement à ce qu’ils
soient joués à la suite les uns des autres. C’est devenu une sorte d’habitude
parce qu’il est vrai que lorsque l’on conçoit des programmes d’une façon différentes
de ce que l’on faisait à la fin du siècle dernier, on trouve intéressant de
jouer tous les Préludes. Il y a une ambiguïté
chez Debussy, qui a changé plusieurs fois l’ordre de ses Préludes, ce qui laisse entendre qu’il pensait à des cahiers et qu’il
n’était pas contre le fait qu’on les joue dans leur continuité. Mais dans le
cahier d’Images il apparait plus évident
qu’elles avaient été conçues pour être jouées ensemble. Il est clair aussi que
les Etudes peuvent être jouées séparément.
ROY HOWAT voit des liens très intéressants
entre les Préludes et leur arrangement.
Il pense en effet que Debussy a fait quelque chose de très précis pour
permettre à ses Préludes d’être joués
selon le choix des pianistes, à la fois parce qu’il y a vraiment une évolution
entre eux et en même temps les contours de chacun sont assez précis pour que l’on
ne joue que des extraits. Michel Beroff reconnaît qu’il est vrai que c’est
remarquablement fait, mais si l’on veut aller vraiment loin, on peut trouver des
indications dans certains enchaînements. Mais c’est le plaisir qu’on peut se
faire en tant qu’interprète, parfois on se dit que c’est intéressant et on le
fait. Howat qu’il s’agit en fait d’une succession de morceaux séparés, indépendants,
mais chaque morceau est aussi peut-être une sorte de commentaire de celui qui précède,
parfois par contraste, par le développement d’une idée exposée dans le précédent
de façon autre.
Betsy Jolas (née en 1926) donnant un cours de musique de chambre au CNSMDP. Photo : (c) Conservatoire de Paris
Chez Debussy, dit BETSY JOLAS, le
vocabulaire parait encore incontestablement familier, même si la syntaxe déroute.
Cela est lié tout d’abord à ce qu’elle appelle « l’effet de tonalité ».
A partir de quelques exemples tirés du Prélude
à l’après-midi d’un faune, elle énumère un certain nombre d’éléments
d’orchestration, dans lequel Debussy exploite ce qu’elle présente comme une sorte
de « polyphonie de succession ». Ainsi, « dans l’illustration
numéro 3, vous avez aux cordes des noires à 3/4 et il y a un balancement régulier
par deux qui manifeste des noires de triolets
à 9/4, et cette mesure à 9/4 s’étend sur deux mesures à 3/4, puis les choses
reviennent en phase en quelque sorte toutes les deux mesures. Et l’effet est
absolument extraordinaire ». Puis elle passe à Nuages extrait des Nocturnes.
C’est un exemple de ce qui a suscité à propos de Debussy tant de malentendu,
« un accord classé non déclassé », contrairement à d’autres, mais qui
a toujours une fonction ici : « il n’est pas déclassé mais reclassé »,
dit-elle. Sa fonction a changé. Toujours dans Nuages, deux exemples que Jolas appelle des leurres. Le premier,
celui d’une savante combinaison d’un appel de cor anglais avec le « signe
du début », alors qu’il ne reste en fait que des balancements de noires et
de tierces, c’est une illusion de musique savante tout à fait caractéristique
de Debussy. Second leurre, celui d’un écho alors que seul le rythme des cors
est ici réverbéré. Debussy fait ensuite passer l’appel de cor anglais au filtre
de l’idée d’écho. Ce ne sont plus les contrebasses qui vont répercuter l’appel
des cors mais c’est la fin de l’appel de cor anglais qui est repris par les
cordes et réverbéré. Cela se produit deux fois, la seconde fois c’est la petite
note qui déclenche l’effet de réverbération. Autre exemple, « le retour dramatisé »
de l’appel de cor anglais, l’accord déjà vu. On entre cette fois sforzando sur l’aboutissement des
petites notes qui sont traitées ici en groupes fusées presque à l’ancienne.
Autre exemple tout à fait fascinant d’une sorte de micropolyphonie, ici une
micropolyphonie de dynamique. Pour finir, un dernier exemple tiré de l’œuvre
orchestrale de Debussy par le seul extrait d’une pièce tardive. Il est emprunté
à la première page de Jeux, et
illustre un autre aspect de l’idée déjà avancée de micropolyphonie, il s’agit
ici de combinaisons très riches de petits agglomérats mélodiques obtenues par répétition
de minuscules motifs en associations diverses. « Tout a commencé pour moi
il y a quelque cinquante ans, dans les années 1940, raconte Betsy Jolas. Adolescente, rêvant de devenir compositeur
mais totalement dépourvue encore des moyens d’y parvenir, j’eus la révélation
presque simultanée des deux musiciens qui allaient me marquer à vie : Lassus et
Debussy. Du premier, j’ai appris la divine arabesque, selon l’expression même
de Debussy, et j’ai désappris de lui aussi le temps fort de la pulsation
battue. Du second, tout d’abord à travers la seule Sonate pour flûte, alto et harpe, je tirais curieusement dès cette Époque
la certitude d’un chemin à suivre. Curieusement, car si je subissais bien la
fascination de cette œuvre, je n’en comprenais pas encore les raisons, et
personne ne semblait alors pouvoir ou même vouloir m’éclairer. Ce que je
sentais pourtant dès cette Époque tout de même obscurément c’était qu’il y
avait là le secret d’une musique dont je rêvais, sans couture, sans bavure. Les
années passèrent et j’entrais au Conservatoire. Ma surprise fut grande alors d’entendre
que Debussy était un compositeur Debussyravel inventeur d’un style harmonique
fort complexe enseigné en fin d’études et aussi que l’on classait
impressionniste l’école des compositeurs écrivant dans ce style parmi lesquels
figuraient la plupart des Prix de Rome. Je remarquais aussi que si certains se
risquaient à louer le seul Debussy, il s’agissait toujours de ses mêmes œuvres,
Préludes, Nocturnes, Pelléas et La Mer,
alors que l’on déplorait les « faiblesses » de ses dernières œuvres.
Ce qui ne m’a pas empêchée d’approfondir peu à peu mes connaissances
debussystes. Tout d’abord grâce à D.E. Inghelbrecht, l’un des premiers chefs d’orchestre
debussystes, un ami de mes parents qui m’a invité chaque année jusqu’à sa mort
à assister aux répétitions des Nocturnes,
de La Mer et de Pelléas. Grace
ensuite à l’extrême lucidité d’un jeune compositeur de ma génération dont on commençait
alors à beaucoup parler. On ne dira jamais assez l’importance qu’a revêtue pour
Pierre Boulez la musique de Debussy. Son nom figure bien plus que d’autres tout
au long de ses nombreux écrits, sa musique y est sans cesse questionnée, mise à
l’épreuve. Personne n’a parlé de cette œuvre avec autant de clairvoyance que
lui. »
Pour conclure, FRANCOIS LESURE
évoque le problème général que pose l’édition critique de l’œuvre de Debussy.
Depuis près d’un siècle en Allemagne puis au Etats-Unis ont été élaborées des Éditions
des œuvres complètes des grands classiques, Bach, Mozart, Beethoven, Schubert,
etc. Puis on est allé vers des époques plus récentes, Wagner, Schönberg, Berg,
etc. De tout cela, les français étaient absents, puisque même l’édition Berlioz
est assurée en Allemagne par une équipe britannique. Depuis quelques mois
seulement, un second compositeur, après Debussy, fait l’objet d’une édition critique
en cours d’élaboration, Jean-Philippe Rameau, dont deux premiers volumes
viennent de paraitre, publication qui va s’échelonner sur de nombreuses années.
C’est d’ailleurs le propre de ce type d’édition puisque, si les interprètes
sont pressés d’avoir les partitions, ils doivent malheureusement attendre très
longtemps avant d’obtenir ce qu’ils désirent. Il y a des philosophies communes
entre toutes ces éditions. Elles sont établies d’après toutes les sources
existantes, et ce n’est pas le moindre travail que de rechercher l’ensemble de
ces sources dans le monde entier, dans les collections publiques et dans les
collections particulières. En réalité, c’est presque un travail préliminaire, car,
avant de commencer, il faut avoir toute la documentation à disposition. Première
chose d’après toutes les sources, et autres choses, ces éditions doivent
fournir une documentation de base qui fasse le point sur la genèse des œuvres publiées
et qui donne tous la documentation nécessaire à sa compréhension…
Recueilli par
BRUNO SERROU
Paris, Cité de la Musique, jeudi 20 mars 1997
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