Publié sous
la houlette de leur fondateur, Philippe Albèra, les Editions Contrechamps
proposent, dans un riche volume titré L’Atelier du
compositeur, Ecrits autobiographiques Commentaires sur ses œuvres, le
deuxième des trois tomes annoncés de l’intégralité des écrits et conférences
de György Ligeti (1923-2006). Ce remarquable travail éditorial, qui tend à
l’exhaustivité, ne cherche pas à éviter systématiquement la redondance, car
cette dernière dit combien le plus grand des compositeurs hongrois du XXe
siècle aux côtés de Béla Bartók, qui fut l’un de ses modèles et son « idéal »,
demeure pérenne.
Comme
il me le disait en 1997, pour György Ligeti, « faire de la musique et
faire l’amour sont l’essence de l’existence. Le reste n’a pas d’importance ».
Ce gourmet de la vie occupe dans l’histoire de la musique une place capitale, aux
côtés de son compatriote Béla Bartók, avec qui il partage le XXe
siècle entier. Silhouette fine, taille réduite, regard pétillant qui s’animait
plus encore à la vue d’une jolie femme, lèvres gourmandes, humour caustique,
verbe doux mais jugement intraitable et terriblement exigeant pour les
musiciens (nombreux sont ceux qui ont affronté ses colères, même les plus
grands) et ses interlocuteurs, travailleur infatigable, chercheur inlassable, Ligeti
était à l’écoute de son temps et se passionnait pour les cultures du monde, qui
sont le ferment et la sève de sa création.
Né le 28 mai 1923 à Tîrnăveni (Transylvanie), passé à
l’ouest en 1956 après la répression de Budapest par l’armée soviétique, installé
à Vienne, Ligeti s’est fait connaître dans les années 1960 par des œuvres dont
l’esthétique marque un tournant dans l’évolution de la musique. Outre une
nouvelle conception du son et du rythme, sa musique frappe par la façon dont la
notion de continuité prévaut, comme l’attestent notamment ses deux cahiers d’Etudes
pour piano qu’il avait entrepris « parce qu[’il] était mauvais
pianiste » et qui sont son testament musical, cessant de composer voilà
cinq ans, incapable de se mouvoir seul.
Son
père le destinait aux sciences. « La musique s’arrêtant à Schubert,
rappelait Ligeti, il ne voyait pas comment je pouvais être un compositeur
d’aujourd’hui. J’étais passionné de mathématiques, mais dès que j’ai pu jouer des
petites pièces de Jean-Sébastien Bach, à 15 ans, j’ai commencé à composer. Mais
je n’ai su que je serai compositeur qu’en 1941, lorsque j’ai compris que mes
origines juives m’empêcheraient d’entrer à l’université. » Quinze ans plus
tard, à Darmstadt, il devient l’ami de Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen,
qui l’accueille à Cologne. Malgré ses affinités électives avec l’avant-garde,
il fera l’unanimité des musiciens, toutes générations et écoles confondues. « En
rejetant à la fois le rétro et l’ancienne avant-garde, je me déclare pour un
modernisme d’aujourd’hui », clamait-il dès 1990. Si sa musique est
complexe, c’est principalement par ses structures et son matériau, mais son
expressivité directe ne laisse personne sur le bord de la route. Un cinéaste
comme Stanley Kubrick, qui utilisa son Requiem (1963) et Atmosphères
(1961), l’avait compris. Ce qui frappe en effet à l’écoute de cette création
exigeante est son immédiateté, due notamment au fait que Ligeti écrivait en
pensant à ses interprètes, comme Pierre Boulez, l’altiste Tabea Zimmermann ou le
pianiste Pierre-Laurent Aimard. La place de cet insatiable créateur dans la
musique de notre temps est si grande qu’il a été le premier compositeur à voir de
son vivant son œuvre intégralement disponible au disque.
Douze
ans après les Neuf essais sur la musique
publiés en 2001 du vivant du compositeur, Contrechamps porte dans ce deuxième
ouvrage à la connaissance du public francophone le contenu du deuxième volume des
Gesammelte Schriften publié en 2007
par la Fondation Paul Sacher et les Editions Schott, auxquels elles ont
retranché des textes formant doublon et ajouté d’autres, comme les extraits de
la correspondance du compositeur avec le musicologue Ove Nordwall au sujet d’œuvres
conçues avant les années 1960.
Partout
l’on retrouve la verve, l’humour, la sereine et ferme conviction, la distanciation,
parfois la causticité, toujours le sérieux et la volonté pédagogique propres à
Ligeti. Cela dès les premières confessions, qui se rapportent à sa jeunesse,
dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale, puis celles de l’alliance
avec l’Allemagne sous l’autorité de l’amiral Horthy, et, pire encore, celle de
l’Occupation allemande entre mars 1944 et avril 1945, au cours de laquelle les Juifs furent
contraints de porter l’étoile jaune avant d’être déportés en masse vers Auschwitz,
d’où le père du compositeur ne revint jamais, pas plus que son frère, mort à
Mauthausen. Puis ce fut le boisseau stalinien, qui suscita la révolution de
1956 et incita Ligeti à fuir en occident cette année-là avec sa femme Brigitte épousée en
1949, après une course rocambolesque qui l'amena dans les terres de ses ex-bourreaux, en Autriche
puis en Allemagne.
Ligeti conte cette période difficile qui marquera sa vie entière dans un beau texte intitulé Ma judaïté, qu’il conclut en ces termes : « Je
restai ce que j’étais, un Juif d’Europe centrale, à demi assimilé et n’appartenant
à aucune religion. Pour des raisons professionnelles, je vécus en Autriche et
en Allemagne ; j’y suis resté avec la conscience que la crispation et les
ressentiments que nous tous, Juifs comme non-Juifs, traînons avec nous depuis l’époque
hitlérienne, sont incurables - ce sont des faits psychiques avec lesquels il
nous faut vivre. » Dans un autre texte sur sa jeunesse intitulé Entre Science, musique et politique,
Ligeti rappelle qu’il était un « homme de gauche » qui avait
naïvement cru à une « société meilleure », mais le « socialisme
réel » qui fut imposé dès 1946 à tous les pays occupés par les Soviétiques
signifiait répression sans ménagements de tous les droits humains et
destruction de l’économie, mouchardage, mensonge, dénonciation et
désinformation, tandis que lui-même composait de la « musique interdite ».
« Heureusement pour moi, constate-t-il, je n’avais pas cédé à la pression
de certains amis et professeurs m’incitant à adhérer au parti communiste (Sándor
Veress en faisait partie, un membre du PC bien innocent). » Suivent les
années de Cologne, où il arrive un matin de 1957 et où il survit grâce à une
bourse de la WDR et à des travaux de corrections pour les Editions Universal de
Vienne et se lie à Bernd Aloïs Zimmermann et l’« ennemi artistique » de
ce dernier, Karlheinz Stockhausen, chez qui il loge quelques temps.
Dans
la deuxième section de l’ouvrage, l’on trouve pêle-mêle un texte sur sa
découverte des Editions Schott, puis sur Berlin, Hambourg, texte dans lequel il
confesse que Paul Cézanne est son « idole secrète », et que, en
regard de l’acte de peindre et d’écrire, celui de « composer est l’art le
plus ingrat », ajoutant « mais je l’ai choisi de plein gré,
personne ne m’y a forcé ». Il constate aussi que « l’art véritable,
et par là même la musique contemporaine véritable, n’est pas toujours
spectaculaire. C’est l’art d’une minorité, elle fait partie d’une culture
minoritaire et elle a besoin de mécènes qui ont un sens pour cela. Elle n’a
peut-être pas tellement besoin de la scène et de la télévision, mais elle a un
besoin vraiment impérieux de la radio. ». Il s’y trouve aussi lettres de
protestation et de rejet de la xénophobie, un texte sur Science et métier où il évoque les relations entre savoir et
savoir-faire à partir de sa propre expérience, un autre sur Nouvelle musique et avenir dans lequel il constate en 1999 « avec regret que les
tendances de la musique contemporaine savante que représentaient Pierre Boulez,
György Kurtag, Conlon Nancorrow et moi-même perdent aujourd’hui sans cesse de
leur importance » tandis que « certaines tendances postmodernes sont
au contraire largement acceptées (je pense aux minimalistes et aux « religieux »).
Certains médias soutiennent les ‘’génies’’, parmi lesquels on compte en Allemagne
surtout Wolfgang Rihm. Enfin, une partie de la presse tolère une certaine
tendance de l’art engagé, représentée autrefois par Luigi Nono, et voudrait
voir aujourd’hui le paradis sur terre se réaliser (par exemple à La Havane) ».
La
troisième section du livre, qui lui donne son titre L’Atelier du compositeur, réunit neuf textes importants écrits
entre 1967, année d’Atmosphères, et
2001, peu après qu’il eut achevé son admirable et ultime cycle de mélodies Sippal, dobbal, nadihegedüvel sur des
poèmes de Sándor Weöres, dans lesquels il évoque les divers aspects de sa
musique et de sa constante évolution - « J’ai tendance, écrit-il, à
changer la manière de travailler dès qu’une idée est réalisée » -, ses
influences, de Bartók à l’Afrique, ses caractéristiques, comme les structures
en réseau et les labyrinthes polyphoniques denses parallèlement au concept de
polyphonie « floue », l’utilisation d’échelles diatoniques et de
champs harmoniques consonants, suivis une décennie plus tard des polyrythmies
complexes, de brouillages ou de répétition quasi mécanique, tandis qu’au début
des années quatre-vingts il découvre la musique des Caraïbes et celle d’Afrique
et l’univers rythmique de Nancorrow qui vont gouverner les Etudes et le Concerto pour
piano ainsi que les Nonsense Madrigals…
La
dernière partie du livre, qui en représente la moitié, rassemble les
commentaires que Ligeti a consacrés à son œuvre, dans le cadre de conférences
ou de publications dans des programmes de salles ou des pochettes de disques.
Cette partie court des œuvres de jeunesse (pièces pour piano, œuvres hongroises,
partitions chorales et mélodies hongroises), jusqu’à l’ultime Sippal, dobbal, nadihegedüvel, en
passant par les Etudes pour piano et les grands chefs-d’œuvre, musique de
chambre comme les deux quatuors à cordes, le Trio avec cor, les pages d’orchestre et les concertos, les œuvres vocales,
le théâtre musical et l’opéra le Grand
Macabre. Au total une soixantaine de partitions, dont cinquante plus densément
analysées. Une somme de documents indispensable pour faire plus amplement
connaissance avec l’art suprême de cet immense créateur que fut György Ligeti.
Le
troisième volume des écrits du compositeur hongrois est d’ores et déjà annoncé
par les Editions Contrechamps. Il sera consacré à ses essais et réflexions
esthétiques.
Bruno Serrou
György Ligeti : L’Atelier
du Compositeur. Ecrits autobiographiques, Commentaires sur ses œuvres.
Traduits par Catherine Fourcassié, Pierre Michel et al. Avant-propos de Philippe Albèra. 328 pages. Editions Contrechamps,
Genève 2013. 38 CHF. 28 €.
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