Placée aux confluences allemandes (Richard Wagner, Richard Strauss, Max Reger, Arnold Schönberg), françaises (Claude Debussy, Maurice Ravel, Albert Roussel) et russes (Alexandre Scriabine, Igor Stravinski), la musique de Karol Szymanowski (1882-1937) fusionne expressionnisme poétique et impressionnisme coloriste. Peinture sonore luminescente avivée par un sens supérieur de la narration, du renouvellement des idées, le tout exalté par une spontanéité qui pourrait perturber repères et écoute s’il ne s’y trouvait des périodes de repos, la création du compositeur polonais possède tous les atouts pour acquérir une place majeure dans le répertoire. Malgré ses amitiés avec les grands musiciens de son temps, comme son compatriote le pianiste Arthur Rubinstein, sa musique n’a pas connu de son vivant la résonance à laquelle elle peut légitimement prétendre, et il a fallu attendre les années 1990 pour qu’elle rencontre quelque écho en Occident.
Depuis la découverte de l’intégrale voilà une vingtaine d’années par Antal Dorati et l’Orchestre Symphonique de Detroit parue chez Decca, les symphonies de Karol Szymanowski font l’objet de parutions discographiques de plus en plus nombreuses. Le disque que Valery Gergiev consacre aux deux premières symphonies est le reflet des concerts que le chef russe a donnés au début de la saison 2012-2013 au Festival d’Edimbourg, au Barbican Center de Londres et Salle Pleyel à Paris avec le London Symphony Orchestra qui ont mis en regard les symphonies du compositeur polonais avec celles de Johannes Brahms. Si les deux dernières symphonies connaissent un succès toujours plus grand, ce n’est pas encore le cas des deux premières, objets de la présente publication, en attendant la parution des deux suivantes dans un second disque.
Plus rares, au disque comme au concert, que les troisième et quatrième, les deux premières symphonies de Szymanowski sont des partitions tout aussi complexes mais elles se situent encore dans l'esprit du postromantisme allemand. Szymanowski, qui composa sa Symphonie n° 1 en fa mineur op. 15 en 1906-1907, avouera par la suite « Je ne l’aime pas - ou plutôt, j’aime seulement sa dernière partie - c’est très frivole ». Ainsi, seuls les mouvements extrêmes sont achevés, ce qui n’empêchera pas le compositeur de les mettre au rebus après leur création en 1909, la partition étant publiée longtemps après la mort de son auteur. L’enchevêtrement des voix dans le mouvement initial de la première rappelle la Symphonie de chambre op. 9 d’Arnold Schönberg, tandis que le second a l’éclat triomphal de Mort et transfiguration de Richard Strauss, et que le tout plonge ses racines dans Richard Wagner et, surtout, Max Reger et sa densité des textures polyphoniques, ainsi que du Pelléas et Mélisande de Schönberg. Ces particularités nécessitent de ce fait une attention minutieuse au détail afin d’éviter de les submerger sous des épanchements hypertrophiés de pathos, ce qui est malheureusement le cas ici.
Conçue en 1909-1910 sur un plan en deux mouvements, créée à Berlin en 1911, puis réorchestrée en 1936, la Symphonie n° 2 en si bémol majeur op. 19, est encore emplie de l’esprit postromantique de Richard Strauss, et de Reger, surtout dans la seconde partie, suite de six variations suivie d’une vaste fugue à cinq sujets, mêlé cette fois d’influences de Scriabine, par son chromatisme et par certains procédés d’orchestration, notamment le solo de violon qui ouvre la symphonie, tandis que l’élan et la sensualité qui en émane n’est pas sans rapport avec le Tristan de Wagner. L’écriture chambriste de cette Deuxième symphonie entremêle habilement strates sur strates des idées a priori disparates pour former un damas subtil qui deviendra l’une des composantes favorites de la création du compositeur. Cette symphonie est en effet l’œuvre la plus accomplie de la première période de Szymanowski, qui s’en avouait lui-même satisfait. « Quand elle a été jouée à Varsovie, écrira-t-il, j’étais heureux de constater que certaines personnes sensibles semblaient avoir des difficultés à respirer, comme si l’air était devenu soudain froid et pur comme au sommet des montagnes. »
De notoriété publique, Valery Gergiev n’aime pas trop répéter avec ses orchestres, préférant solliciter leur instinct de survie pour ajouter à l’urgence de ses interprétations. Capté « live » au Barbican Center en septembre (Symphonie n° 1) et octobre (Symphonie n° 2) 2012, l’interprétation embrasée, impétueuse, un rien démonstrative de Gergiev nuit certes à l’intériorité mais donne un tour étourdissant aux deux œuvres. Gergiev explore avec panache l’intense expressivité, la spiritualité et la ferveur de Karol Szymanowski dans ce disque qui réunit ces deux premières symphonies publié sous le label du London Symphony Orchestra, LSO Live. Sa Première Symphonie tient d’une conception juvénile avivée par un romantisme échevelé empreint de mysticisme. La Deuxième est tout aussi impétueuse et opulente, mais le chef russe contient sa ferveur naturelle pour exalter les flamboyances du violon solo et les textures de musique de chambre qu’il sait remarquablement mettre en exergue en prenant appui sur l’éblouissante virtuosité de London Symphony Orchestra. Un regret néanmoins, la brièveté du CD, qui aurait largement pu accueillir quelque pièce pour orchestre complémentaire de Szymanowski, comme l’Ouverture op. 12 voire l’un des deux concertos pour violon.
Bruno Serrou
1 CD LSO Live SACD LSO0731 (47mn27s)
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