« Je suis un modeste
musicien » martelait Bernard Haitink à qui s’aventurait à évoquer avec lui
son énorme carrière de chef d’orchestre. Pourtant, aujourd’hui, c’est bien l’un
des chefs les plus grands de l’histoire de la musique qui est mort à Londres jeudi 21
octobre 2021… Il avait dirigé son ultime concert au Festival de
Lucerne le 6 septembre 2019, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Vienne,
avec le Concerto n° 4 pour piano de
Beethoven avec Emanuel Ax en soliste, et la Symphonie
n° 7 de Bruckner.
Derrière la silhouette menue de cet homme discret se
cachait un caractère bien trempé qui savait ce qu’il voulait et qui donnait la
priorité à la musique, rien que la musique, mais toute la musique. Il
faut dire que Bernard Haitink était l’antithèse du gourou, et plus encore du
tyran. Il était la modestie-même et convenait n’avoir aucun goût pour le
pouvoir. « C’est horrible à dire, mais s’il n’y avait pas eu les
abominations de l’Occupation nazie, je n’aurais jamais été chef d'orchestre,
remarquait cet homme qui parlait guère. Il y aurait eu des chefs beaucoup plus
talentueux que moi. » Peu disert, il ne déployait aucun geste qui puisse griser ou hypnotiser
le public. Il privilégiait la concentration, la clarté de l’expression sans effet
de manche. Les musiciens savaient qu’ils pouvaient compter sur son sang-froid
dans les passages les plus complexes d’une partition, guidés par une gestique sure.
Il les faisait jouer avec le maximum de concentration, d’intensité, de
liberté. Il adorait
les musiciens, qui le lui rendaient bien. Il s’est en effet beaucoup
battu seul pour eux, notamment pour l’Orchestre du Covent Garden pendant les
travaux du théâtre en 1997-1999 tandis que les musiciens étaient menacés de
licenciement, ainsi que pour l’Orchestre du Concertgebouw lors de la crise
financière des années 1980. « Il est très important disait-il que les musiciens
vous fassent confiance, qu’ils sachent que, le moment venu, vous les défendrez
et ne les laisserez pas tomber. »
Malgré cette modestie, le chef hollandais né à
Amsterdam le 4 mars 1929 a connu l’une des vies musicales les plus riches de
notre temps, se produisant à la tête des orchestres et des institutions les
plus prestigieuses au monde (Amsterdam, Boston, Chicago, Berlin, Dresde,
Vienne, Londres, Glyndebourne, Salzbourg) tout en se maintenant à l’écart du battage
médiatique. Pourtant, ceux qui l’ont vu et entendu diriger garderont toute leur
vie le souvenir précieux d’innombrables concerts et son impressionnante
discographie qui ont fait l’histoire, Haydn, Mozart, mais surtout Beethoven,
Liszt, Wagner, Bruckner, Brahms, Janacek, Mahler, Debussy, R. Strauss, Ravel, Stravinski,
Chostakovitch, Britten… Il aura tout dirigé, à l’exception de Bach… jusqu’en
2008, où, à la surprise générale, il a enfin conduit sa première Passion selon saint Matthieu. « Je ne suis pas reconnu comme
spécialiste de Bach, disait-il. Je ne l’ai jamais dirigé en Hollande avec le
Concertgebouw, parce que les gens qui savaient tout ont décidé que cela
revenait à Jochum d’abord puis à Harnoncourt. Ce que j’ai accepté. »
Violoniste formé au Conservatoire d’Amsterdam, puis auprès de Felix Hupka pour la direction d’orchestre, Bernard Haitink commence comme violoniste de l’Orchestre Symphonique de la Radio Néerlandaise tout en suivant les cours du chef allemand Ferdinand Leitner, qui lui confie en 1955 le poste de second chef de l’Orchestre de l’Union des radios néerlandaises. Il se consacre dès lors à la direction, et prend à 31 ans la tête de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam où il succède à Eduard van Beinum, en association avec Eugen Jochum. Il y reste plus d’un quart de siècle, contribuant à sa notoriété internationale. Il signe notamment une première intégrale des symphonies et lieder de Gustav Mahler qui aura fait date au tournant des années 1960-1970, même si l’on peut considérer ses versions réalisées avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin puis celui de Vienne plus raffinées et contrastées.
En 1967, Haitink est chef principal de l'Orchestre Philharmoinique de Londres jusquen 1979. En 1968, il y enregistre sa première Symphonie n° 2 "Résurrection" de Gustav Mahler. En 1972, il aborde l’opéra et devient en 1978 directeur musical du festival de Glyndebourne jusqu'en 1988. De 1987 à 2002, il est directeur musical de l’Opéra royal de Covent Garden. En 1991, il dirige les Noces de Figaro de Mozart au Festival de Pâques de Salzbourg. Il s’est régulièrement produit avec le Symphonique de Londres à partir de 2002, il a été Chef émérite du Boston Symphony Orchestra, Membre honoraire du Philharmonique de Berlin, du Chamber Orchestra of Europe et du Philharmonique de Vienne, directeur musical de l’Orchestre de la jeunesse de l’Union Européenne (1994-1999), de la Staatskapelle de Dresde (2002-2004). En 2006, il accepte le poste de chef principal de l’Orchestre Symphonique de Chicago aux côtés de Pierre Boulez, il devient membre honoraire du Philharmonique de Berlin et chef honoraire de l’Orchestre royal du Concertgebouw d'Amsterdam. Le 10 juin 2018, dans la célèbre salle de ce même orchestre qu’il dirigeait ce soir-là il chutait sur la scène au moment des saluts à l’issue d’une exécution de la Symphonie n° 9 de Mahler. Se remettant plus lentement que prévu, il finit par renoncer à diriger le 6 septembre 2019 au terme d’un concert du Philharmonique de Vienne au Festival de Lucerne.
Immense mahlérien dont il a gravé trois intégrales discographiques
(Amsterdam, Berlin, Vienne), Haitink disait craindre pour l’avenir de
son compositeur favori. « Mahler est beaucoup trop programmé. Mon
inquiétude est qu’il soit joué de plus en plus en force. Quand j’étais jeune et
que j’ai commencé à le diriger à Londres, les salles étaient à moitié vides.
Maintenant, sa popularité est énorme. Tout orchestre qui veut un triomphe
international part en tournée avec l’une de ses symphonies. Mahler a dit :
’’Mon temps viendra.’’ Mais dans un tel contexte, je ne sais pas à quel point
il aurait été heureux. »
Peu de chefs ont eu une carrière
discographique aussi riche et variée que Bernard Haitink. En plus de cinquante
ans, il a enregistré un immense répertoire, principalement pour Universal
(Philips, Decca) et Warner (EMI), ainsi que pour des labels d’orchestres
(London Symphony Orchestra, Bayerische Rundfunk, Chicago Symphony Orchestra,
Dresden Staatskapelle, Radio France)… Ses Haydn, Mozart, Beethoven, Wagner,
Bruckner, Brahms, Mahler qu’il remit plusieurs fois sur le métier, Debussy, Richard
Strauss, Ravel, Stravinsky, Chostakovitch, Britten… Tout, absolument tout est à
connaître.
Bruno Serrou
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