Alberto Posadas (né en 1967) dans son studio de Berlin travaillant sur Voces Nómada. Photo : (c) Bruno Serrou
Emanation de l’IRCAM, le festival ManiFeste célèbre en ce mois de juin le 40e
anniversaire de l’institut créé par Pierre Boulez en 1977 sous l’impulsion du Président
Georges Pompidou. Son invité central est le compositeur espagnol Alberto
Posadas
Né à Valladolid
en 1967, dix ans avant l’ouverture de l’IRCAM, Alberto Posadas a commencé à
travailler avec l’institut de recherche musicale en 2009. Il y a composé quatre
œuvres à ce jour. Mais c’est seul qu’il a découvert l’électronique musicale.
Tempérament secret, austère, mais
non dépourvu d’humour, Posadas se dit profondément Castillan. Mais aucune trace de folklore dans sa musique. Disciple
de Francisco Guerrero (1951-1997), avec qui il a exploré de nouvelles formes
musicales grâce aux techniques de la combinatoire mathématique et de la théorie
fractale, Posadas n’a de cesse d’explorer les phénomènes acoustiques en
transposant en musique les espaces architecturaux, ce qui suscite un onirisme
intense, charnel et fort expressif. Justement considéré comme l’un des grands
compositeurs de sa génération, sa musique trahit sa forte personnalité et une
créativité exceptionnelle. En effet, chaque œuvre forme un jalon dans un
cheminement d’une puissante originalité, où l’on perçoit à la fois une
continuité de patte et une singularité de quête, chacune abordant une
prospection nouvelle.
J’ai rencontré Alberto Posadas à
Berlin dans le cadre d’une résidence de composition dans la capitale allemande,
au Wissenschaftskolleg zu Berlin (Collège des Sciences de Berlin). Il m’a reçu
dans son studio de travail planté au milieu d’un grand parc non loin d’un lac
sous un chaud soleil de mai alors que j’étais entre deux avions pour le
quotidien La Croix avec le concours
de l’IRCAM dans la perspective d’un portrait du compositeur espagnol dans le
cadre du festival ManiFeste.
Bruno Serrou
° °
°
Alberto Posadas (né en 1967) dans son studio de Berlin devant la partition de Voces Nómada. Photo : (c) Bruno Serrou
Bruno
Serrou : Comment avez-vous découvert la musique ?
Alberto Posadas : Ma première
image est l’écoute des leçons de musique de ma sœur, de quatre ans mon aînée.
Son professeur dispensait ses cours à la maison. J’avais quatre ou cinq ans, et
je me souviens qu’après ses cours, je me mettais au piano pour essayer de
l’imiter. Ma sœur était pour moi comme une idole. Mon premier contact avec le
clavier s’est donc passé dans ces circonstances. En fait, le processus de
l’apprentissage de la musique a débuté par le son, puisque j’ai commencé à lire
les partitions après avoir su jouer du piano. C’est pourquoi je pense qu’il est
préférable d’aborder la musique ainsi, plutôt que de commencer par le solfège
et d’établir la relation entre la notation et le son.
B.
S. : Avez-vous rapidement songé à devenir musicien ?
A treize ans, j’ai
déclaré à mes parents que je voulais devenir musicien. Ils ont vécu cette
décision comme une catastrophe (rires) - ma mère était au foyer et mon père
travaillait dans une usine d’aluminium, ce qui n’avait rien à voir. Le fait que
je veuille devenir musicien était loin de leur entendement. J’ai insisté
jusqu’à mes dix-neuf ans, mais il m’a fallu alors me décider entre le piano et
la composition. Je me souviens m’être rendu à l’Université de Salamanque pour
acheter un grand piano d’occasion. Et à mon retour chez moi avec ce bel
instrument, je m’y suis sérieusement mis. Mais j’ai fini par me dire que
j’aurai du mal à devenir pianiste, et j’ai opté pour la composition. Mes
parents se sont demandé ce que cela voulait dire « compositeur », et
ils ont évidemment refusé. La raison est qu’avec le franquisme, mon père avait
treize ans et il n’a pas pu faire d’études. Du coup, il espérait que ses
enfants aient une vie plus facile, et mes parents ont pensé qu’il était
impossible de gagner sa vie en composant, or, a posteriori, il s’avère qu’ils
avaient raison. La musique est déconnectée de la réalité.
B.
S. : L’école musicale espagnole est moins universelle que d’autres modes
d’expression artistique comme la littérature et la peinture
A. P. : Nous avons en effet perdu
la tradition héritée du siècle d’or espagnol, Tomas Luis de Victoria, Cristobal
de Morales, Antonio de Cabezón, Diego Pisador, etc. C’était le plus grand
moment de la musique en Espagne. Après, il a fallu attendre plus de deux siècle
pour que la musique de mon pays revienne au premier plan, avec Manuel de Falla,
Enrique Granados, Isaac Albéniz… Puis une première vague de génération nouvelle
est apparue avec le retour de la démocratie. C’est pourquoi il n’y a pas
continuité d’une tradition en Espagne, contrairement à la France. Impossible donc
d’y trouver une quelconque généalogie. Elle a été rompue. La musique n’a jamais
représenté quelque chose d’important en Espagne, contrairement aux arts
plastiques et à la littérature. Les premiers, soyons honnête, parce qu’ils
représentent un véritable marché, ce qui n’est pas le cas de la musique
(rires).
B.
S. : Où avez donc pu étudier la composition ?
A. P. : Mon cas est inhabituel
parce qu’une fois mes études traditionnelles terminées - harmonie, histoire de la
musique, analyse, etc. -, j’ai eu la chance, grâce à ma future femme, de
rencontrer en 1988 Francisco Guerrero. Je lui ai demandé s’il pourrait me
prendre pour élève. Or, il n’enseignait dans aucune université et pas
davantage dans un conservatoire. Il donnait en revanche des cours à son
domicile à des étudiants qu’il choisissait. Je lui ai donc demandé s’il
accepterait de m’enseigner. Il a tout d’abord refusé, ce qui ne m’a pas empêché de lui montrer l’une de mes pièces, et il a fini par me dire de venir vers lui. J’ai
été son élève pendant un an. Avec lui, j’ai exploré de nouvelles formes
musicales grâce à l’utilisation de techniques comme la combinatoire
mathématique et la théorie fractale. Pour moi, il a été vraiment important. Pas
tant pour la technique, mais pour l’esthétique et pour la façon d’exprimer la
musique en relation avec des modèles mathématiques et la nature, et je pense
que j’ai surtout appris de lui l’attitude éthique, qu’il faut avant tout un
profond compromis entre le travail et le comportement. Ce qui veut dire que
vous devez suivre votre propre voie, rester indépendant, que vous ayez ou non
du succès, et ce que vous ressentez doit être fait. Pour moi, à 19-20 ans, il a
été important de saisir cette attitude du compositeur.
B.
S. : Est-ce ce que vous transmettez à votre tour à vos élèves ?
A. P. : J’essaie en effet de leur
faire comprendre l’idée d’être d’abord soi-même. J’essaie de transmettre cette
idée. Ce n’est pas toujours facile, parce que je n’ai d’élèves que dans le
cadre de master classes, donc tout au plus quelques jours voire quelques
semaines. J’ai arrêté d’enseigner dans un conservatoire. Je ne le fais que dans
le cadre d’académies ou comme professeur invité, ce qui est différent
d’enseigner tout au long de l’année. Quoi qu’il en soit, j’essaie de
transmettre l’idée vraiment importante que la composition n’est pas seulement
affaire d’esthétique ou de technique mais aussi de volonté d’être soi-même.
B.
S. : Comment travaillez-vous avec vos élèves, qui ne sont pas dans votre conception
de la musique ?
A. P. : Il est en effet difficile
de trouver l’équilibre... J’ai toujours voulu prendre de la distance vis-à-vis
de leur travail. Je ne veux pas imposer ma façon de composer. Ils ont besoin de
trouver leur propre chemin. Je pense que pour un professeur de composition la
richesse vient des questions que posent les élèves. Après, lorsque je regarde
leurs œuvres, je leur pose sur la table des questions, qui, je l’espère, leur
sont utiles, autant dans leur esprit que dans leur réflexion, à propos de leur propres
œuvres. Pas question de leur imposer un système, parce qu’il n’y en a pas dans
ma musique.
B.
S. : N’y a-t-il donc aucun systématisme dans votre musique ?
A. P. : Chacune de mes pièces
obéit à une problématique nouvelle. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas
d’éléments communs entre elles, mais j’essaie au maximum que chacune soit
pleinement originale. Ce n’est pas que je ne veux pas créer de système mais que
je tiens à éviter à tout prix un mécanisme. Chaque œuvre réclame sa propre
solution.
B.
S. : Lorsque vous avez une idée qui correspond à une autre pièce que celle
sur laquelle vous travaillez, la notez-vous immédiatement sur un papier ou la
gardez-vous en tête ?
A. P. : Le problème n’est pas
d’avoir une idée mais d’en avoir trop. Il me faut donc nettoyer. Je ne peux pas
exploiter tout ce à quoi je pense. Très souvent, beaucoup d’idées se bousculent
dans ma tête et qui attendent d’être notées. Parfois, j’ai des projets prêts
qui attendent trois ou quatre ans avant d’être exploités. Ce qui ne veut pas
dire cependant que dans chaque pièce je crée un monde nouveau. Une chose est de
définir son propre langage, une autre est de répliquer son propre mécanisme
pour engendrer ce langage. J’essaie d’éviter à tout prix la routine, pour que
chaque pièce ait sa propre identité, même si elle « sonne » comme du
Posadas. La musique est au-delà du compositeur. Si chaque œuvre doit avoir son
identité, ce qui veut dire que chaque œuvre a besoin d’être définie de façon
différente.
B.
S. : Composer est-il pour vous un long cheminement ?
A. P. : C’est en effet un
processus très lent. Je prends un long moment pour réfléchir, pour développer
un mécanisme, contrôler les idées musicales, et une fois que tout est clair,
j’écris la partition. Mais je ne commence jamais à le faire avant d’avoir
attendu que l’œuvre soit établie jusqu’en ses moindre détails - combinaison des
matériaux, des couleurs, etc., et cela du début jusqu’à la fin. J’ai besoin
d’avoir le contrôle global de l’œuvre avant d’écrire, ce qui nécessite beaucoup
de temps.
B.
S. : Commencez-vous par des esquisses ?
A. P. : Oui. Généralement - mais
pas toujours -, je commence par choisir le matériel musical. Après quoi je me
dis « ok, comment puis-je redéfinir ce matériel au fil du temps ? »,
puis « ok, je peux le faire de cette façon avec ce type de structure
temporaire ». Ensuite, je cherche un modèle pour travailler ce matériel et
le contrôler, puis ce modèle doit être redéfini, recomposé, parce que, habituellement,
j’emprunte mes modèles hors de la musique. Du coup il y a chez moi conflit
entre le modèle de la nature et la nature du son lui-même. Ce qui veut dire que
j’ai besoin de recomposer le modèle puisé dans la nature, de l’adapter. Cela
fait, je commence à développer le modèle et je me mets à écrire la partition. Le
modèle est donc une simple description de l’œuvre en gestation.
B.
S. : Combien de temps vous faut-il en moyenne pour composer une œuvre
nouvelle ?
A. P. : Je ne peux répondre à
cette question, parce que cela dépend de chaque pièce. Par exemple, la dernière,
Voces Nómada (Voix Nomades)
pour douze voix mixtes qui est avec électronique IRCAM, m’a demandé un temps
très long. Je l’ai commencée il y a deux ans pour vingt-cinq minutes de
musique. S’il n’y avait pas eu l’électronique, il m’aurait fallu deux ou trois
mois. Une autre m’a occupé sept mois. Mais d’autres demandent un an.
B.S. :
Quels sont vos genres musicaux de prédilection : la voix, la musique de
chambre, l’orchestre, le solo instrumental ?
A. P. : J’aime tous les genres.
Tous les instruments, toutes les formations. Mais si j’avais à en choisir un,
je dirais la musique de chambre. Je me sens très à l’aise dans les pièces
solistes, parce que j’aime les relations avec les interprètes, et la musique de
chambre à cause de la proximité avec les musiciens. Je me sens moins à l’aise
quand je travaille pour orchestre.
B.
S. : Comment travaillez-vous une pièce soliste ?
A. P. : Habituellement, je prends
moi-même l’instrument pour lequel je vais composer, et je le joue. A l’instar
des saxophones que vous voyez ici. J’aime expérimenter de très près les
instruments avant de composer pour eux. C’est pour moi la meilleure façon de trouver
différentes façons de produire le son. Après cela, je teste avec des
interprètes professionnels. Et ce n’est qu’à partir de ces expériences que je
me mets à la table pour composer.
B.
S. : L’opéra vous tente-t-il ?
A. P. : Je suis très intéressé. Pas
tant par l’opéra en soi, mais par les relations entre théâtre et opéra. Gérard
Mortier m’a fait une proposition pour l’Opéra de Madrid, mais sa mort a mis un
terme au projet. Depuis, je n’ai plus de perspective de ce côté. Si cela
advenait, je préfèrerais travailler avec un librettiste parallèlement à la
composition. Pour l’opéra que j’avais proposé à Mortier j’avais déjà le texte. Aujourd’hui,
j’ai un écrivain et j’aimerais travailler avec lui depuis les prémices de la
genèse. Il s’agit d’un compatriote espagnol mais nous travaillerions en
allemand.
B.
S. : La mélodie, qui intéresse moins les compositeurs aujourd’hui, vous
attire-t-elle ?
A. P. : J’hésite depuis longtemps
à écrire pour voix et piano et/ou pour voix et orchestre. J’ai un peu peur. Mais
maintenant que j’ai commencé, j’en ai de plus en plus envie.
B.
S. : Pourquoi la voix vous a-t-elle effrayé si longtemps ?
A. P. : Parce que la voix n’est
pas un instrument. C’est l’être humain. Je cherche à pousser toujours plus loin
les instruments, et je sais qu’avec la voix je ne pourrai pas aller aussi loin.
Il est en effet impossible de trouver des chanteurs capables de forcer leur
propre technique, parce qu’ils prennent avec leur voix des risques autrement
plus considérables que les instrumentistes avec leur instrument car ils
travaillent avec leur propre corps. Un compositeur a des contraintes spécifiques
face à un chanteur parce qu’il lui faut veiller à la sauvegarde de sa voix. Mais
avant même de commencer à écrire ma première œuvre vocale, je me suis dit
« ok, j’aurai dû faire face au problème différemment, en établissant une
relation toute autre qu’avec les autres instruments, et je ne peux par exemple
utiliser l’électronique pour transformer la voix. » Or, je me suis rendu
compte, en écrivant pour la voix, par exemple Voces Nómada
pour douze voix avec électronique en temps réel, ce qui est assez ambitieux, qu’i vaut mieux éviter un excès de nouvelles
techniques. Mais le fait d’écrire d’une façon plus conventionnelle me donne
davantage de possibilités d’utiliser l’électronique. J’ai aussi écrit pour
soprano et quatuor à cordes, soprano et clarinette, soprano et alto. La voix
prend de plus en plus d’importance pour moi. J’ai moi-même conçu le texte, sur
le mouvement et la position des lettres qui modifient la signification des mots
qui en résultent ainsi que les relations sociales.
B.
S. : Après cette œuvre, quels sont vos projets ?
A. P. : Je viens de terminer un
quatuor pour saxophones, un labyrinthe sur un texte de Borges, et dans ce texte,
Borges travaille sur plusieurs lignes simultanées que je transpose pour quatuor
de saxophones. Il est ici question de convergence et de divergence.
B.
S. : Le pianiste que vous êtes utilise-t-il le piano pour composer ?
A. P. : Non, sauf si je travaille
sur une pièce pour piano.
B.
S. : Ecrivez-vous pour cet instrument ?
A. P. : Votre question me laisse penser
que vous connaissez déjà mes projets… Je suis en effet en train d’écrire un
cycle pour le piano. Six pièces plus longues les unes que les autres. Je me
sens enfin à l’aise avec le piano. Certes, il est mon instrument, mais je ne me
sentais jusqu’à présent pas sûr de moi dans l’écriture pour piano, parce que les
matériaux que j’utilise ne sont pas adaptés. J’exploite très souvent le micro intervalle,
ce qui est impossible à réaliser au piano, je transforme le son une fois qu’il
a été produit, et avec le piano vous pouvez jouer avec les pédales mais
elles ne transforment pas le son une fois qu’il est produit. J’éprouve donc
beaucoup de difficultés à écrire pour piano solo. Mais, voilà environ quatre
ans, Florian Hoelscher, le pianiste de l’Ensemble Ascolta de Stuttgart, m’a
contacté pendant le Festival de Witten où nous étions tous les deux, pour me
demander une pièce. « Ok, merci mais ce n’est pas mon instrument de
compositeur, je ne veux pas. » Il a insisté, et je lui ai répondu
« ok, je ne me sens pas encore prêt à franchir le pas ». Mais j’ai
fini par décider de me lancer, « j’ai dit ok j’ai toujours pris des
risques, et j’accepte d’en prendre une fois encore », et j’ai choisi de
faire tout un cycle. Chacune de ces pièce débute par une page du répertoire,
l’une de François Couperin, une autre fondée sur La cathédrale engloutie de Claude Debussy, la suivante sur le finale Presto passionato de la Sonate n° 2 en sol mineur op. 22 de Robert Schumann, une autre encore d’après Aitsi pour piano amplifié de Giacinto
Scelsi, puis d’après le Klavierstück V
de Karlheinz Stockhausen, enfin Monologe
de Bernd Alois Zimmermann. J’avais besoin de trouver ma propre voie pour le
piano, et pour mon premier essai je me suis dit que je devais partir du
répertoire pour affronter mes problèmes. Non pas dans le but d’utiliser la
citation ou de faire une description de ce qu’étaient les pièces originales
mais afin de me poser de questions à partir de chacune de ces pièces et de m’en
servir comme points de départ. Ma question à partir de Couperin était quelle
relation entre ornements et structure en musique, sans vouloir imiter mais
seulement apprendre à partir de cette relation à en tirer ma propre structure. Dans
la première pièce, je suis beaucoup plus long que Couperin, puisque qu’elle
dure dix-huit minutes. A partir de La
cathédrale engloutie ma question était comment puis-je simuler le son pour
qu’il se propage dans l’espace à travers différents médiums, à l’instar du Prélude de Debussy dans laquelle le son
semble venir de différentes sources depuis l’instrument pour lequel il a été
écrit. Avec Schumann, mon interrogation était plus technique, parce que dans ce
Presto passionato il y a des double
effets à partir desquels j’ai voulu utiliser des ressources mathématiques que Schumann
utilise, travailler sur le dynamisme en gardant la structure mais en l’étirant…
Comme vous le constatez, chaque pièce présente une problématique différente et
précise.
B.
S. : Et pour Zimmermann ?
A. P. : C’est un cas très étrange.
Lorsque j’ai pensé pour la première fois à ce cycle de six pièces, je ne savais
pas quelle serait la dernière. Et pour être honnête Zimmermann n’est pas mon
idée. Un ami pianiste m’a demandé pourquoi ne pas penser au Monologe de Zimmermann. Mais je n’ai pas
trouvé immédiatement ce que je pouvais en tirer, puisqu’il m’a fallu un bon
moment pour percevoir ce que je pouvais imaginer à partir de cette musique. Monologe, qui vient de Dialoge, concerto pour deux pianos et
grand orchestre de Zimmermann, est une sorte de réduction du second, comme une
trace de la mémoire de cette dernière. Je me suis dit que j’allais tenter de
faire de même avec un piano, et j’ai voulu faire quelque chose d’encore plus
concentré.
B.
S. : Travaillez-vous depuis longtemps à l’IRCAM ?
A. P. : Oui. Je ne me souviens
plus depuis combien de temps, mais cela fait peut-être un peu plus de dix ans.
B.
S. : Comment avez-vous découvert l’informatique musicale ?
A. P. : Au début, seul. Et
seulement pour la bande magnétique que j’ai commencé à assimiler chez moi, à
Madrid. Je travaillais à ma façon. J’ai abordé l’électronique en temps réel
pour un projet à l’IRCAM, car j’avais besoin d’un technicien, tout comme aujourd’hui
encore. Je ne suis pas aussi entraîné qu’un certain nombre de mes confrères à
la technologie (rire). Mais je m’y habitue de plus en plus. J’en suis à ma
quatrième pièce avec le temps réel, que je ne travaille qu’à l’IRCAM. Mes
premières œuvres remontent à 2009, Glossopoeia
et Cuatro escenas negras.
B.
S. : En lisant votre catalogue, l’on y trouve deux œuvres aux titres
liturgiques, un Miserere pour orgue et Tenebrae pour six voix, ensemble et
électronique. Est-ce l’expression d’une pensée spirituelle ?
A. P. : Je suis de culture catholique,
comme toutes les familles espagnoles, et j’ai reçu une forte influence
dominicaine au lycée. Mais je ne suis plus croyant. Tenebrae a ouvert l’édition 2017 de ManiFeste, et je l’ai réalisé à
l’IRCAM en 2013. Je l’ai conçu à partir du texte d’un Office des Ténèbres de la tradition catholique pour la Semaine-Sainte
que j’ai utilisé en partie et de vers de Novalis, Stefan George et Rainer Maria
Rilke. Je voulais réunir ces deux univers, la poésie au contenu très spirituel
mais non religieux pour l’intégrer au sein de l’office liturgique. De nombreux
vers profanes entrent parfaitement en résonnance avec le texte original de
l’office des Ténèbres. Si je ne suis plus catholique, je n’en pense pas moins
que la religion est quelque chose d’assez profond pour influencer toute une
vie. Ces racines appartiennent à mon histoire.
B.
S. : Vous avez aussi un fort intérêt pour la musique ancienne.
A. P. : Comme je vous l’ai dit au
début de notre entretien, j’aime particulièrement Tomas Luis de Victoria, que
j’ai mis en regard de mon Tenebrae. J’ai
écrit sur un texte de moi l’œuvre pour ensemble vocal Voces Nómada
qui est un hommage à Tomas Luis de Victoria à travers l’un de ses motets dont
je me suis inspiré. Je ne peux décrire cette pièce comme religieuse mais elle
est d’après une œuvre spirituelle de Victoria. J’aime beaucoup la liturgie, son
aspect théâtral qui est très riche dans le rituel catholique. Cette page est très
complexe dans la façon dont elle se propage dans l’espace.
B.
S. : Quels rapports avez-vous avec l’orchestre ?
A. P. : Je n’ai pas vraiment de
problèmes avec l’orchestre. C’est plutôt l’orchestre qui en aurait avec ma
musique (rire). Je vous ai dit plus tôt que je suis particulièrement à l’aise
avec la musique de chambre à cause notamment des relations étroites que je peux
entretenir avec les musiciens. Tandis qu’un orchestre est une institution, et
il est vraiment très difficile de négocier avec une institution. Mais j’ai
trouvé un compromis en concevant des pièces concertantes. La première en 2008, Resplandor pour saxophone et orchestre,
puis en 2013, Kerguelen pour flûte,
hautbois, clarinette et orchestre, tout simplement parce qu’il y avait des
solistes et l’orchestre. J’ai un autre projet pour 2021 de concerto pour alto
et orchestre pour Christophe Desjardins.
B.
S. : Vous allez donner des master-classes à l’IRCAM en ce mois de juin.
Avez-vous un poste d’enseignant ?
A. P. : J’ai enseigné au
Conservatoire de Madrid. Mais j’ai arrêté voilà quatre ou cinq ans parce qu’il
est trop difficile de tout faire, composer et enseigner. Je commençais à
recevoir de plus en plus de commandes, de concerts, ce qui m’a conduit à
composer toujours davantage, ce qui incité
à renoncer à la pédagogie.
B.
S. : L’enseignement vous a-t-il aidé dans votre réflexion de
compositeur ?
A. P. : C’est pourquoi je continue
à enseigner, mais plus régulièrement : master classes, académies, parce
que c’est plus flexible, et je peux gérer mon calendrier.
B.
S. : Mais dans le cadre d’une académie, les rapports avec les étudiants
sont plus éphémères que dans le cadre d’une classe de conservatoire.
A. P. : Assurément. Mais le fait
d’enseigner dans un conservatoire en Espagne signifie deux semaines de cours
par mois. Ce qui est contraignant pour composer.
B.
S. : Mais vous pourriez fort bien enseigner dans un autre contexte que
l’Espagne. En France ou en Allemagne par exemple.
A. P. : Encore faudrait-il qu’ils
aient besoin de moi (rires).
B.
S. : Vivez aujourd’hui de votre seule musique ?
A. P. : Oui, mais très
difficilement. Il me faut aussi compter sur les Académies. Je dois donc trouver
un juste équilibre, un système flexible pour enseigner et composer.
B.
S. : Vous enseignez à l’Académie de ManiFeste en ce mois de juin. Avec des
compositeurs ou aussi avec des instrumentistes ?
A. P. : J’ai huit jeunes
compositeurs et ils doivent écrire des pages de musique de chambre pour des
musiciens étudiants. Les seconds joueront en concert, Centre Pompidou, les
pièces des premiers. Chaque étudiant doit choisir l’une de ses œuvres et la
travailler avec un jeune instrumentiste. J’ai choisis mes élèves dont j’ai
présenté la liste à un comité de musiciens de l’Ensemble Intercontemporain et je
l’ai soumise à Frank Madlener, directeur de l’IRCAM. Tous les musiciens que
j’ai sélectionnés ont été agréés par leur soin. Parmi les étudiants, on trouve
un Turc, deux Espagnols, un nordique, un asiatique, un Français… Ils viennent
avec une œuvre déjà terminée, pour la revoir, la corriger et la travailler avec
moi pendant l’Académie.
B. S. :
Estimez-vous que votre musique est plus ou moins placée sous le signe de l’Espagne ?
A. P. : Il est difficile de
répondre. Je ne pense pas qu’il y ait une influence. Mais s’il y en a je ne
pense pas que ce soit du côté d’Albéniz, Granados, ou De Falla. Il s’y trouve
quelque chose de plus international, de plus diffus. Mais je pense très clairement
que dans ma musique l’influence de la Renaissance espagnole est avérée,
principalement de Tomas de Victoria. Mes racines espagnoles remontent donc à il
y a longtemps, et je n’y vois pas d’influences de musique de mon temps.
B. S. :
La guitare par exemple n’est pas dans votre ADN ?
A. P. : Je n’aime pas la guitare. Mais
je me sens néanmoins très proche des Gitans qui vivaient de l’autre côté de la
rue où j’habitais enfant, à Valladolid, en Castille. Ils chantaient dans la rue.
Je suis un familier de leur répertoire. Ils chantent et dansent
autour d’un feu toute la nuit. Pour moi le plus intéressant est leurs chants. En
fait, je me sens profondément Castillan. Nous sommes très persévérants, très stricts,
et nous sommes francs mais d’une façon très légère, et surtout nous sommes particulièrement
austères. Pour en revenir à la religion, si vous comparez les processions de la
Semaine-Sainte en Castille et en Andalousie, elles sont complètement opposées. A
Séville, les gens chantent dans les rues, échangent des propos, tandis qu’à Valladolid
tout le monde est silencieux, pendant la procession, vous ressentez une
sensation de profondeur, tout est intériorisé. Nous autres Castillans sommes
non pas introvertis mais secrets.
Propos
recueillis par Bruno Serrou
Berlin, jeudi 18 mai 2017
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