Jon Vickers (1926-2015). Photo : DR
« La dernière fois que j’ai chanté Kundry, c’était à New York
avec Jon Vickers, me racontait la grande mezzo-soprano Christa Ludwig le 9
octobre 1993... Quand il a abordé son dernier acte... pfffouh !... Cet homme-là
était vraiment extraordinaire... Il avait quelque chose dans la voix qui était
unique. Et son Peter Grimes ! Il était vraiment LE personnage ! »
Jon Vickers dans le rôle d'Enée des Troyens de Berlioz à Covent Garden en 1958. Photo : DR
S’il est un chanteur qui a marqué mon adolescence et m’a fait
aimer passionnément l’opéra dans mes premières années d’adulte, c’est Jon
Vickers. Cette voix d’airain aux couleurs à nulles autres pareilles,
identifiable dès l’émission de la première syllabe, reste à jamais gravée dans
ma mémoire. Son seul véritable héritier aujourd’hui est Jonas Kaufmann, dont
la voix résonne dans la pièce voisine à celle où je suis en train d’écrire ce
texte sous le coup d’une prégnante émotion, alors qu’il chante Don José de Carmen en direct à la télévision depuis
les Chorégies d’Orange. Un rôle que marque Jon Vickers de son empreinte indélébile...
Jon Vickers et Birgit Nilsson dans Tristan und Isolde de Wagner aux Chorégies d'Orange 1974. Photo : (c) INA
Or, c’est précisément à Orange, à quelques encablures de ma maison
familiale où je passais mes vacances enfant, que j’ai découvert cet incroyable
tragédien-chanteur un soir d'été 1973. J'en ai été proprement foudroyé. Le ténor canadien était bien plus qu’un chanteur,
tant il brûlait les planches. Sa voix, au timbre inouï et incomparable,
pouvait exprimer toutes les émotions, que le chanteur canadien magnifiait par
un sens du texte, une intelligence des rôles qu’il incarnait plus qu’il campait au point d’être littéralement habité par eux. Qui l’écoutait chanter et
voyait ce colosse taillé comme un bûcheron canadien d’où il émanait une
intelligence et une sensibilité hors du commun, torturé sur scène, ne sortait
pas indemne de ses représentations. Aujourd’hui encore, alors qu’il s’est
arrêté à la fin des années 1980, il reste un infaillible modèle. La dernière fois que je l’ai entendu, c’était sur
le plateau du Palais Garnier, dans le
Chant de la Terre de Gustav
Mahler dirigé par Pierre Boulez. Tandis que sa partenaire, la mezzo-soprano Yvonne
Minton, rayonnait dans les trois lieder que Mahler confie à la voix de
contralto, Vickers n’était plus que l’ombre de lui-même. A l’instar d’un Voyage d’Hiver de Schubert
particulièrement douloureux pour lui, sa voix le trahissait, mais le timbre
était toujours aussi charnel et riche en harmoniques graves et il vivait comme aucun autre chanteur les douloureux poèmes qu’il interprétait.
Voulant s’imprégner de ses rôles, qu’il choisissait avec minutie pour les vivre pleinement, et s’économiser pour les interpréter le plus longtemps possible, il avait décidé d’un petit nombre de personnages - puritain profondément chrétien, il refusait d’endosser certains rôles, comme Tannhäuser et Siegfried, pour des raisons d'ordre moral -, Néron, Florestan, Enée (les Troyens) - rôle qui, dira-t-il à Londres, a été écrit par Berlioz pour un ténor qui n’existe pas -, Erik, Tristan, Siegmund, Parsifal, Don José, Hermann (la Dame de pique), Samson (celui de Haendel et celui de Saint-Saëns), Don Alvaro (la Force du Destin), Radamès, Otello, Vacek (la Fiancée vendue), Andrea Chénier, Canio (Pagliacci), Peter Grimes. Pour Orange, il avait abordé les personnages moins flatteurs de Polione (Norma) et d’Hérode (Salomé). Il a également été Gustavo III (Un ballo in maschera), Don Carlo dans la production de Luchino Visconti, Jason dans Medea au côté de Maria Callas Chacun de ces rôles qu’il a fait sien reste dans mon esprit à jamais marqué de son empreinte, au point que je me réfère toujours à lui lorsque j’écoute les ouvrages dans lesquels il excellait, à la scène comme au disque. Vickers possédait cette capacité rare qui consiste à pénétrer les intentions les plus profondes des compositeurs et à révéler les dimensions dramatiques de la musique et des personnages qu’il incarnait.
Jon Vickers dans Peter Grimes de Benjamin Britten au Covent Garden de Londres en 1975. Photo : DR
Voulant s’imprégner de ses rôles, qu’il choisissait avec minutie pour les vivre pleinement, et s’économiser pour les interpréter le plus longtemps possible, il avait décidé d’un petit nombre de personnages - puritain profondément chrétien, il refusait d’endosser certains rôles, comme Tannhäuser et Siegfried, pour des raisons d'ordre moral -, Néron, Florestan, Enée (les Troyens) - rôle qui, dira-t-il à Londres, a été écrit par Berlioz pour un ténor qui n’existe pas -, Erik, Tristan, Siegmund, Parsifal, Don José, Hermann (la Dame de pique), Samson (celui de Haendel et celui de Saint-Saëns), Don Alvaro (la Force du Destin), Radamès, Otello, Vacek (la Fiancée vendue), Andrea Chénier, Canio (Pagliacci), Peter Grimes. Pour Orange, il avait abordé les personnages moins flatteurs de Polione (Norma) et d’Hérode (Salomé). Il a également été Gustavo III (Un ballo in maschera), Don Carlo dans la production de Luchino Visconti, Jason dans Medea au côté de Maria Callas Chacun de ces rôles qu’il a fait sien reste dans mon esprit à jamais marqué de son empreinte, au point que je me réfère toujours à lui lorsque j’écoute les ouvrages dans lesquels il excellait, à la scène comme au disque. Vickers possédait cette capacité rare qui consiste à pénétrer les intentions les plus profondes des compositeurs et à révéler les dimensions dramatiques de la musique et des personnages qu’il incarnait.
Jon Vickers et Gundula Janowitz dans Fidelio de Beethoven aux Chorégies d'Orange 1977. Photo : (c) INA
Mes plus belles soirées d’opéra restent celles vécues à Orange, l’été
sous le ciel de Provence, par tous les temps et tous les vents. Tristan und Isolde en 1973, qui se déroulait sous une
grande voile blanche tendue depuis le mur d'Auguste jusqu’à la « fosse », au
côté de Birgit Nilsson avec l’Orchestre National de France dirigé par Karl Böhm
(https://www.youtube.com/watch?v=9MpOy1ujOYo),
Salomé
en 1974 en Hérode, force de la nature incroyablement vicieux et torturé, avec
Leonie Rysanek dans le rôle-titre et Ruth Hesse en Hérodias avec le National dirigé
par Rudolf Kempe, dans Norma la même
année en Polione au côté de Montserrat Caballé en Norma et Josephine Veasey en Adalgisa, Giuseppe Patanè dirigeant le Choeur et l'Orchestre du Teatro Regio de Turin (https://www.youtube.com/watch?v=rO_gVT5zNqs),
Otello de Verdi un an plus tard avec Teresa Zylis-Gara, toujours avec le National mais dirigé par Lorin Maazel, Fidelio en 1977 où il
incarnait Florestan dont le Gott!
Welch Dunkel hier! résonne encore à mes oreilles,
hurlé à gorge déployée alors qu’il était couché à l’avant-scène, gisant dans un rais de lumière blanche sépulcrale, et tétanisant le public qui en resta saisi
d’effroi jusqu’à la fin de la représentation, avec à ses côtés une sublime
Gundula Janowitz en Leonore et un hallucinant Theo Adam en Pizarro, William
Wilderman en Rocco, avec l’Orchestre Philharmonique d’Israël et les Chœurs New
Philharmonia de Londres dirigés par Zubin Mehta. Cette sublime soirée d'été a été heureusement immortalisée par la télévision dans une réalisation de Pierre Jourdan (voir https://www.youtube.com/watch?v=7rwJt3NNwh8).
Jon Vickers et Gwynneth Jones dans le Couronnement de Poppée de Monteverdi à l'Opéra de Paris en 1978. Photo : (c) INA
Puis, plus rien à Orange… L’arrivée de Raymond Duffaut à la tête
des Chorégies marqua la fin de la collaboration de l’immense ténor
canadien avec la manifestation provençale, sans aucune explication du côté de la direction du festival… A l’Opéra de Paris, outre Parsifal dirigé par Horst Stein, l’on se souvient
de son vicieux Néron du Couronnement de
Poppée de Monteverdi de 1978 victime de la sensuelle Poppée de Gwynneth Jones et de
son profond décolleté qui donna le vertige non seulement à Jon Vickers mais aussi au
public de Garnier en son ensemble. Sa dernière apparition scénique à Paris, au
Palais Garnier, remonte à 1980 dans le rôle-titre de Peter Grimes de Britten qui faisait sa première apparition à l’Opéra
de Paris dans une production d’Elijah Moshinsky dirigée par Colin Davis avec la troupe du Covent Garden de Londres.
Jon Vickers et Mirella Freni dans Otello de Verdi en 1973 pour le film d'Herbert von Karajan. Photo : (c) Unitel
Né le 29 octobre 1926 à Prince Albert, troisième ville de l’Etat
de Saskatchewan au Canada, Jon Vickers est le sixième d’une fratrie de huit
enfants. En 1945, il entre au Royal Conservatory of Music de Toronto dont il
sort diplômé en 1950. Très vite, il est invité à chanter à New York Fidelio et Médée, et, en 1956, il est auditionné par David Webster pour le
Covent Garden de Londres où il fait ses débuts dans Un bal masqué de Verdi en 1957 - c'est dans ce même ouvrage qu'il débute à l'Opéra de Paris en 1965 -, puis Enée des Troyens de Berlioz l’année suivante. 1958 marque également ses
débuts au Festival de Bayreuth, où il est invité à chanter Siegmund dans la Walkyrie.
En 1959, il est invité par
Herbert von Karajan à l’Opéra d’Etat de Vienne pour Siegmund et il fait ses débuts à l’Opéra
de San Francisco en Radamès, avant de se produire pour la première fois en 1960 à la Scala de Milan dans Fidelio et au Metropolitan
Opera de New York en 1960 dans Canio de Pagliacci. Il y chantera pendant un
quart de siècle tous ses grands rôles, allemands, anglais, français, italiens. En
1988, il met un terme à sa carrière après avoir chanté en concert le deuxième
acte de Parsifal à Kitchener Center
dans l’Ontario. Il fera une ultime apparition sur scène au Canada en 1998 dans
le monodrame parlé Enoch Arden de
Richard Strauss dans le cadre du Festival de musique de chambre de Montréal.
Jon Vickers est mort vendredi 10 juillet 2015 victime de la maladie d’Alzheimer.
Il reste heureusement le disque, qui a préservé l’essentiel de ses
grands rôles, dans des enregistrements studio et en « live », ces derniers dans
des gravures plus ou moins officielles. Il faut absolument
connaître ses Fidelio de Beethoven, avec Christa Ludwig dirigé par Otto Klemperer
(EMI/Warner Classics), et avec Helga Dernesch et Herbert von Karajan (Emi/Warner Classics), ainsi que le « live »
avec Sena Jurinac et Klemperer (Testament), Carmen
de Bizet, avec Grace Bumbry, avec Rafael Frühbeck de Burgos au disque
(EMI/Warner Classics) et avec Karajan en DVD, les Troyens de Berlioz (le premier enregistrement intégral mondial)
avec Colin Davis (Philips/Decca), Peter
Grimes de Britten avec Colin Davis (Philips/Decca)...
... Le Messie de Haendel dirigé par Thomas Beecham (RCA/Sony Classical),
le Chant de la Terre de Mahler avec
Jessye Norman et Colin Davis (Philips/Decca), Samson et Dalila de Saint-Saëns avec Shirley Verrett dirigé par
Colin Davis (DVD Warner) et avec Rita Gorr et Georges Prêtre dirigeant le Chœur
et l’Orchestre de l’Opéra de Paris (EMI/Warner Classics)...
... Les opéras de Verdi Don Carlo avec Gre' Brouwenstjin et dirigé
par Carlo Maria Giulini (Myto), la plus belle Aïda du disque avec Leontyne
Price et Georg Solti (Decca), le somptueux Otello avec Leonie Rysanek et dirigé par Tullio Serafin (RCA/Sony Classical), le DVD de ce même opéra avec la bouleversante Desdémone
de Mirella Freni et dirigé par Karajan (DG Unitel), et la Missa da Requiem avec Montserrat Caballé et dirigé par John
Barbirolli (EMI/Warner Classics).
Enfin, les Wagner : quatre Tristan und Isolde, le studio avec Helga
Dernesch et Karajan, qui a malheureusement eu l’idée incongrue de noyer le
heldentenor canadien dans un halo de brume sonore (EMI/Warner Classics), le « live »
d’Orange (DVD VAI), un « live » de Vienne avec Birgit Nilsson et
Horst Stein (Myto), quatre Walkyrie, Rysanek/Knappertsbusch/Bayreuth
(Arkadia), Brouwenstjin/Leinsdorf (RCA/Sony Classical), Janowitz/Karajan (DG),
Crespin/Karajan (Hunt)), et un Parsifal enregistré à Bayreuth avec Hans Hotter
et Hans Knappertsbusch (Melodram).
Bruno Serrou
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