Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 5 mars 2015
Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Rihoko Sato (Hari), Nicolas Le Riche (Snaut), Václav Kuneš (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle
C’était un public peu habituel
qui occupait jeudi les fauteuils moelleux du Théâtre des Champs-Elysées. Certes,
les toisons blanc-bleus-gris et les manteaux de fourrure étaient bel et bien présents,
mais moins nombreux car l’essentiel de la salle était empli de spectateurs peu familiers
des ors du beau théâtre art déco de l’avenue Montaigne. Le Théâtre des
Champs-Elysées a pourtant été témoin par le
passé de nombre de créations, dont plusieurs ont fait grand bruit avant d’entrer
au répertoire, en particulier le Sacre du
printemps d’Igor Stravinski peu après l’inauguration du lieu en 1913, et Déserts d’Edgar Varèse en 1954.
Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Nicolas Le Riche (Snaut), Rihoko Sato (Hari), Leigh Melrose (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle
Aussi étonnant cela puisse
paraître aujourd’hui, le Théâtre des Champs-Elysées est historiquement un lieu
de création contemporaine. Ce que mélomanes et musiciens ont tendance à
oublier, tant depuis plus d’un quart de siècle les productions lyriques sont
centrées sur la Renaissance, le baroque voire le premier romantisme, parallèlement
à la danse. C’est cette tradition passée à l’arrière-plan que le Théâtre des
Champs-Elysées a choisi de retrouver en passant la commande d’un nouvel opéra à
un binôme japonais, le compositeur Dai Fujikura (né en 1977), dont les débuts
ont été soutenus par Pierre Boulez, Péter Eötvös et George Benjamin, pour la
musique, et le chorégraphe Saburo Teshigawara (né en 1953) pour le livret en
anglais, la mise en scène, la chorégraphie et la scénographie. Le choix s’est
porté sur une adaptation du roman de science-fiction écrit en 1961 par l’écrivain
polonais Stanisław Lem (1921-2006), Solaris, qui a déjà inspiré trois films du même titre réalisés
successivement par Boris Nirenburg et Lidiya Ishimbayeva pour
la télévision soviétique en 1968, Andrei Tarkovski en 1972 et
Steven Soderbergh en 2002 pour le cinéma, ainsi qu’un premier opéra créé à
Bregenz en octobre 2012 composé par l’Allemand Detlev Glanert (né en 1960) sur
un livret de Reinhard Palm.
Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Tom Randle (Snaut), Nicolas Le Riche (Snaut), Rihoko Sato (Hari), Václav Kuneš (Kelvin), Sarah Tynan (Hari). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle
Solaris est une planète qui
tourne autour de deux soleils et dont la surface est recouverte par un océan de
matière protoplasmique constituée de gigantesques formations étudiées depuis
plus d’un siècle par des spécialistes désignés sous le vocable « solaristes ».
Selon ces scientifiques, ces structures pourraient être douées d’intelligence. C’est
là que Lem a planté le décor de son roman, dont l’action débute avec l’arrivée de
son héros, le psychologue Kris Kelvin, à bord d’une station d’observation
gravitant dans l’atmosphère de la planète Solaris, qui n’héberge que trois savants.
Le premier, Gibarian qui a appelé Kelvin, s’est suicidé, les deux autres, Snaut
et Sartorius (personnage qui n’apparaît pas dans l’opéra), manifestent des
troubles psychologiques inquiétants. Kelvin s’alarme de son propre état lorsqu’il
constate avoir des visions de sa propre femme, Hari, qui s’est suicidée dix ans
plus tôt à cause de lui. C’est alors qu’il comprend que ses compagnons sont eux
aussi victimes d’apparitions de créatures enfouies dans leur mémoire jusqu’au tréfonds
de leur inconscient. Ces visiteurs sont en fait des spectres reproductibles indéfiniment
et qui sont indestructibles, à l’instar d’Hari qui soigne ses blessures à
volonté. Spectres dont l’océan protoplasmique a puisé le modèle dans le cerveau
de chacun des cosmonautes, et qui ont fait leur apparition après une expérience
hostile et interdite par une convention internationale que les trois scientifiques
ont réalisée en vue d’établir un contact avec les créatures. Kelvin est terrorisé
et troublé par la présence de la pseudo-Hari, qui ignore sa véritable identité
mais sait ne pas être la vraie Hari, qu’elle jalouse. Kelvin se retrouve ainsi devant
un dilemme qui consiste à se débarrasser vainement d’une femme artificiellement
créée par l’océan à partir de son propre ressenti, où de céder à la tentation
de vivre éternellement un bonheur auprès d’un fantôme...
Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Nicolas Le Riche (Snaut), Václav Kuneš (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle
C’est ce voyage interstellaire
concentré en une dizaine de minutes de silence sur lequel Dai Fujikura ouvre
son opéra. Un silence assourdissant au cours duquel le spectateur, qui s’était
vu remettre en entrant dans la salle une paire de lunettes spéciale, était
comme télé-transporté dans la station Solaris, pénétrant, cloué dans son
fauteuil, dans un univers granuleux, blanchâtre et mobile allant s’accumulant et
prenant de plus en plus de consistance et de relief jusqu’à donner l’impression
d’être touché et concrètement traversé. Ce « périple » un peu longuet
a suscité l’agacement d’une partie du public, qui aura manifesté son impatience
par des toux et des raclements de gorge intempestifs plus sonores et prégnants encore
que de coutume. Et lorsque, à la place des surtitres, apparaît l’invitation à « retirer
les lunettes », la scène devient comme transformée en un univers immatériel
et sans repères tel un océan-cerveau, un cube blanc transportant l’action dans
un huis clos écrasé de lumières aveuglantes où vont s’exprimer et se mouvoir
les protagonistes revêtus de costumes futuristes, le tout conçu par Saburo
Teshigawara. Les quatre principaux personnages sont dédoublés (Hari, Kelvin,
Snaut, Gibarian), le héros (Kelvin) étant même triplé, puisque l’une de ses
ombres s’exprime hors scène, chacun étant à la fois incarné par un chanteur, la
plupart immobile des deux côtés du plateau, et par un danseur. Chorégraphe, le
metteur en scène et librettiste met en avant la danse, ce qui fait de l’œuvre non
pas un opéra avec danse mais un ballet chanté, les chanteurs restant en retrait
dans leurs vêtements sombres, tandis que les danseurs sont vêtus de tenues
claires. Placée au centre du dispositif scénique, cette chorégraphie m’est
apparue singulièrement envahissante, sollicitant à l’excès le regard au
détriment de l’ouïe, faisant ainsi passer le chant à l’arrière-plan. Un chant
il est vrai monochrome et figé dans la déclamation.
Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Sarah Tynan (Hari), Rihoko Sato (Hari), Václav Kuneš (Kelvin), Leigh Melrose (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle
C’est finalement dans la fosse
que se situent la magie et la force évocatrice de l’ouvrage, malgré une
informatique en temps réel que l’on eut appréciée plus innovante,
particulièrement la voix « surnaturelle » du second Kelvin vocal
incarné par le baryton Marcus Farnsworth, quand on sait les aptitudes de l’Ircam
en la matière. Danseurs et chanteurs sont excellents, et il est regrettable que
seuls les premiers s’expriment avec leur corps, les seconds étant quasi-statiques
du début à la fin de l’œuvre. Nicolas Le Riche, ex-étoile de l’Opéra de Paris, campe
un vieux scientifique Snaut troublant, Rihoko Sato et Václav Kuneš forment
un superbe couple Hari et Kelvin, tandis que le metteur en scène-chorégraphe-scénographe
danse Gibarian. Côté vocal, l’on ne peut que regretter une écriture réduite à
la déclamation tant les chanteurs, tous anglo-saxons, ont de potentiel, au
point que l’on ressent vite de la frustration. La soprano Sarah Tynan est une brûlante
Hari, le baryton Leigh Melrose un Kris Kelvin d’une brillante musicalité, le
ténor Tom Randle un vibrant Snaut et le Baryton-basse Callum Thorpe un intense Gibarian.
Mais c’est de la fosse qu’émane toute la force évocatrice et la véritable originalité
de l’œuvre. Sous la direction du jeune chef américain Erik Nielsen, directeur
désigné du Théâtre de Bâle et de l’Orchestre Symphonique de Bilbao, l’orchestre
en formation réduite et enrichi de l’informatique « live » donne toute
la saveur et la diversité dramatique de l’œuvre.
Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Sarah Tynan (Hari), Rihoko Sato (Hari), Václav Kuneš (Kelvin), Leigh Melrose (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle
Car l’action, si abstraite qu’elle
suscite rapidement quelque somnolence au sein du public, est heureusement
transcendée par les quatorze musiciens de l’Ensemble Intercontemporain (flûte,
hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, percussion,
piano/synthétiseur/célesta, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) qui brillent
par l’articulation de leur jeu, leurs timbres épanouis, leur allant, leur
virtuosité et un nuancier qui semble infini leur permettant de suggérer l’atmosphère
sidérale de l’action où sourdent quasars, astéroïdes, météores et autres sons intergalactiques
qui enveloppent protagonistes et public dans une ambiance surnaturelle, avec des
sonorités fluides et acérées, notamment des cordes, évoquant concrètement l’univers
ouaté et mobile de la planète Solaris.
Bruno Serrou
1) Cette production est reprise à l’Opéra de Lille les 24, 26 et 28 mars et
à l’Opéra de Lausanne les 24 et 26 avril prochains
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