Paris, Philharmonie, dimanche 22 mars 2015
Marc Coppey. Photo : DR
A l’instar de Mstislav
Rostropovitch, qui, pour célébrer les soixante-dix ans du chef d’orchestre
mécène suisse Paul Sacher (1906-1999), avait commandé à douze compositeurs des
pièces pour violoncelle, dont Pierre Boulez et Henri Dutilleux (Trois Strophes sur le nom de Sacher),
aux côtés de Conrad Beck, Luciano Berio, Benjamin Britten, Wolfgang Fortner, Alberto
Ginastera, Cristobal Halffter, Hans Werner Henze, Heinz Holliger, Klaus Huber
et Witold Lutoslawski, Marc Coppey a commandé à dix compositeurs autant d’œuvres pour violoncelles pour les quatre vingt dix ans de Pierre Boulez, en association avec la Philharmonie de Paris et le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Ce dernier a en effet conçu en 1976-1977, Messagesquisse pour violoncelle solo et
six violoncelles en réponse à la demande du confrère français du violoncelliste russe, Marc Coppey, a pris
à son tour l’initiative de demander des œuvres nouvelles pour le même
instrument à des compositeurs proches du vieux Maître. Dix d’entre eux de trois
générations différentes, ont répondu favorablement à l’appel : Betsy Jolas
(née en 1926), Hugues Dufourt (né en 1943), Marc Monnet (né en 1947), Philippe
Manoury (né en 1952), Ivan Fedele (né en 1953), Philippe Hurel (né en 1955), Frédéric
Durieux (né en 1959), Enno Poppe (né en 1969), Johannes Maria Staub et Bruno
Mantovani (tous deux nés en 1974). Soit sept Français, un Allemand, un
Autrichien et un Italien qui, tous, à un degré ou à un autre, sont liés à leur
illustre aîné, soit par amitié, soit par affinités artistiques, soit parce que
soutenus dans leur volonté de composer.
Pierre Boulez (né en 1925). Photo : DR
Dix compositeurs - dix œuvres
Ainsi Betsy Jolas, qui dit volontiers
avoir reçu un électrochoc lorsqu’elle présenta à Pierre Boulez ses premières
compositions, Hugues Dufourt, qui publia en 1986 le texte Pierre Boulez, musicien de l’ère industrielle dans la revue Pagination
de l’Ircam avant de créer avec le concours de l’institut fondé par Boulez, de l’Ecole
normale supérieure et du CNRS, la formation doctorale « Musique et
musicologie du XXe siècle » à l’Ecole des hautes études en
sciences sociales, Marc Monnet, qui l’invita à donner un concert Villa Médicis dont
il était alors pensionnaire et lui a consacré une édition de son festival le
Printemps des Arts de Monaco, Philippe Manoury, que Pierre Boulez a fait venir
dès les années 1980 à l’Ircam pour y développer des logiciels d’informatique
musicale en temps réel et dont chaque œuvre nouvelle ravive la
créativité du vieux maître, Ivan Fedele, que Boulez admire et dirige et qui lui a consacré une édition de la Biennale de Venise dont il est le directeur
artistique de la section musique, Philippe Hurel, qui fait aussi l’objet de l’admiration
de Pierre Boulez qui l’a souvent dirigé, Frédéric Durieux, qui a étudié l’informatique
musicale à l’Ircam avant d’y dispenser des cours, à l’instar de Philippe Hurel,
et les jeunes quadra Enno Poppe, Johannes Maria Staub et Bruno Mantovani qui,
sans être ses disciples se revendiquent de son héritage et qu’il a soutenus avec
une ferveur non feinte…
Ircam 1975, visite de chantier. Paul Sacher entouré de Robert Bordaz, président du Centre Pompidou, (à gauche) et Pierre Boulez (à droite). Photo : (c) Jean-Pierre Armand / Ircam
Le programme était constitué de
huit œuvres nouvelles pour violoncelle seul et de trois autres pour violoncelle solo et
six violoncelles, formation qui est celle de Messagesquisse de Pierre Boulez qui a conclu le concert, œuvres pour lesquelles Marc Coppey s’est
associé six étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse
de Paris.
Betsy Jolas, Hugues Dufourt
C’est sur une œuvre douce et
tendre de Betsy Jolas que s’est ouvert ce concert-hommage. Ravery / A Pierre en ce jour est une exquise rêverie dans laquelle
la compositrice célèbre à la fois son aîné d’un an dont elle dit peindre la « face
cachée », et l’écrivain James Joyce, avec qui elle jouait du piano enfant
tandis que son père était l’éditeur en France du grand écrivain américain. Plus développée,
Ombre portée d’Hugues Dufourt se veut
une évocation sonore de la vielle, instrument à cordes qui, « depuis Schubert, exprime la
rouille du temps », ce qui est pour le moins insolite pour un hommage au
vieil homme qu’est devenu Pierre Boulez dont le corps est certes marqué par l’âge mais dont l’esprit reste toujours aussi brillant. Mais
Dufourt se rattrape en rappelant dans son texte de présentation que sa « sonorité
rauque, pénétrante, battue par les ressacs de l’éternité [en font] l’ombre
portée de la musique ». L’œuvre exploite le jeu à deux cordes, voire
trois, l’interprète devant se faire violent, usant d’une force hallucinée.
Marc Monnet, Frédéric Durieux
Dans sa pièce au titre à rallonge,
comme il se plaît souvent à le faire, bourdonnement,
bruissement, bruit, chuchotage, chuchoterie, chuchotis, frémissement,
gazouillement, gazouillis, murmure, susurrement…, qui dit toutes ses
intentions d’intensité et d’expression, Marc Monnet, seul compositeur à ne pas
avoir assisté au concert, exploite toutes les possibilités du violoncelle,
commençant sous le chevalet et finissant sur une scordatura, après être passé
par la percussion, et toutes sortes d’utilisations de l’archet et du pizzicato,
jusqu’au « pizz. Bartók ». Avec Entscheiden
(Décider, en allemand), Frédéric
Durieux brosse un portrait du « décideur » qu’est le dédicataire de
sa pièce, avec des flèches vives, des arêtes affutées, des coups d’archet
violents, une main gauche très active et un archet particulièrement virtuose, la
pièce se concluant sur un geste d'une folle énergie.
Enno Poppe, Philippe Hurel
Zwölf (Douze, en allemand)
d’Enno Poppe se réfère aux douze sons de la gamme chromatique et aux douze Notations pour piano que Pierre Boulez
composa en 1945. Cette pièce légère tient de l’humour, avec ses douze courtes pages,
particulièrement les trois premières dont le jeu est interrompu par un tourné
de page bruyamment effectué, exposant la même formule thématique et rythmique qui va se développant en glissandi et se terminant constamment sur un pizzicato, mais de plus en plus résonant. Avec son titre évoquant Incises pour piano et son extension sur Incises pour trois percussionnistes, trois pianos et trois
harpes de Boulez, Inserts de Philippe
Hurel est une courte page d’une grande virtuosité fondée sur un certain nombre
de notes tirées de Messagesquisse de
Boulez. L’œuvre propose également une série de gammes grimpant dans l’aigu et
redescendant dans le grave de façon vertigineuse. Le compositeur évite
soigneusement de faire du violoncelle un instrument autre que ce qu’il est intrinsèquement, n’utilisant nullement les techniques percussives, les sons blancs, la scordatura, etc. dont certains
compositeurs usent et abusent, pour n’exploiter que l’archet avec art, ce
dernier tour à tour ferme, léger, bondissant…
Ivan Fedele, Johannes Maria Staub
Avec son titre sonnant comme Messagesquisse de Boulez, Ivan Fedele rend dans les trois pages d'Hommagesquisse porteuses d’une œuvre future beaucoup plus
développée un hommage lumineux à son aîné, jouant dans l’extrême aigu des
harmoniques jouées sur les cordes graves, instillant à sa partition une légèreté à
la fois suave et vive, et une italianita
fébrile, tandis que le ton est à la confidence entrecoupée de quelques forte. Johannes Maria Staud a tiré Donum (Segue II für Pierre Boulez) de sa « musique pour violoncelle
et orchestre » Segue (Suite [page suivante] en italien) de 2006-2008 dont il reprend pour cette Offrande (Suite II pour Pierre Boulez)
de courts passages « comme un miroir ardent ». Cette pièce est une
boule d’énergie, à la fois extrêmement tendue et chantante, ce qui démontre de la
part du compositeur une réelle maîtrise de l’instrument, tant toutes ses
capacités sont exploitées avec art et naturel, sans excès d’exubérance.
Marc Coppey et six violoncellistes du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou
Philippe Manoury, Bruno Mantovani
Les deux dernières œuvres en
création requièrent le même effectif que Messagesquisse
de Pierre Boulez, un violoncelle solo et six violoncelles plus ou moins
solistes. Signée Philippe Manoury, assurément
le compositeur le plus proche de Boulez de sa génération, Chaconne est l’œuvre la plus développée de l’ensemble du programme.
Ouverte par le premier violoncelliste du sextuor rapidement rejoint par le
second, les autres se présentant les uns après les autres sur la même formule
rythmique et un nuancier similaire de la corde aiguë à vide qui sert de bourdon quasi pérenne
d’un bout à l’autre de l’exécution, reprise comme un refrain par le violoncelle
solo, qui déploie ses couplets avec une virtuosité technique et rythmique d’une
densité quasi jazzistique d’autant plus prégnante que l’instrumentiste donne l’impression
d’improviser alors que l’écriture est, comme de coutume chez Manoury, singulièrement
dense et rigoureuse. Si le bourdon dont l’assise n’est pas suffisamment
inscrite dans le grave à mon goût peut susciter une légère lassitude à l’écoute,
il n’en est rien de la partie soliste, fort séduisante et impressionnante.
Seconde partition pour sept
violoncelles dont un solo, B de Bruno
Mantovani. Ce compositeur se revendique haut et fort de l’héritage de Boulez. Sa
musique n’a pourtant aucun rapport avec celle de son maître, pas plus qu’elle
en a d’ailleurs avec celle d’Arnold Schönberg dont il se réclame également. Dix
ans après un quatuor pour flûte et cordes pour les 80 ans de Pierre Boulez, le
directeur du Conservatoire de Paris récidive mais avec un dispositif tout autre,
conforme cette fois à Messagesquisse du maître. B se fonde bien évidemment sur l’initiale
du nom de son dédicataire, ainsi que sur la note si bémol en allemand (c’est en
tout cas ce qu’il me semble avoir distingué, car Mantovani écrit dans sa notice
de programme qu’il s’agit du « si bémol dans le système anglo-saxon »,
alors que pour les anglo-saxons, B équivaut au si naturel dans la notation d’Arezzo qu'utilise le français), et emprunte à Messagesquisse
une partie de son concept, comme la résonance, les modulations de densité. Le
si bémol est exposé et tenu dès le début par les sept violoncelles, qui se
décalent peu à peu sur le même geste staccato tandis que le tutti s’efface progressivement vers la
nuance pianississimi sous un soliste voltigeant
des deux mains sur son instrument, alternant archet, parfois avec le bois, et divers
jeux en pizzicati.
Pierre Boulez, Messagesquisse ("morse 6" - mesures 117-118). (c) Universal Edition, Wien
Pierre Boulez : Messagesquisse
A l’issue de cette première
partie consacrée aux créations plus ou moins inspirées de Messagesquisse, Marc Coppey a conclu son concert-hommage à Pierre
Boulez sur l’œuvre référence. Son commanditaire, Mstislav Rostropovitch, a
renoncé à jouer la partition, qui sera créée le 3 juillet 1977 dans le cadre
du Festival de La Rochelle par Pierre Pénassou au pupitre soliste entouré de
deux membres de l’Ensemble Intercontemporain (Philippe Muller et Ina Joost),
deux violoncellistes de l’Orchestre de la Radio Hilversum et deux musiciens de l’Orchestre
Philharmonique de Lorraine. Dans cette œuvre de sept minutes subdivisée en
trois sections d’une force expressive et d’une originalité singulière, la
partie soliste est dupliquée de façons diverses par les six autres violoncelles
subordonnés au leader. Au début de la pièce, les tutti entrent « en escalier » tel un fugato, chaque
nouvel intervenant imitant la partie principale en écho, puis tenant la note.
La musique se décompose ainsi comme à travers un prisme. Boulez utilise le morse
pour créer un rythme à partir des lettres du nom Sacher. Ce rythme est d’abord
présenté sur la seule note de mi bémol tel un canon rythmique. Le violoncelle
solo présente des cellules dérivées une à une de Sacher, et les entrées du
rythme du morse correspondent au début de chaque nouvelle cellule. Chacune de ces
dernières est décalée par une lettre du nom du dédicataire, jusqu’à ce que
finalement, après avoir présenté toutes les cellules, le violoncelle solo
reprenne le rythme de l’accompagnement des six violoncelles avec une partie
supplémentaire tenant un mi bémol. La partie centrale est d’une énergie et d’un
panache extraordinaires, à donner le tournis, demandant de la part de ses
interprètes une maîtrise technique et une agilité extrêmes. Quarante ans après
sa genèse, Messagesquisse reste une œuvre
d’une originalité inouïe, et s’impose de plus en plus comme un référent absolu.
De gauche à droite : Johannes Maria Staub, Hugues Dufourt, Enno Poppe, Bruno Mantovani, Philippe Manoury, Betsy Jolas, Marc Coppey, Ivan Fedele, Frédéric Durieux. Manque sur la photo Philippe Hurel. Absent : Marc Monnet. Photo : (c) Bruno Serrou
Marc Coppey et les violoncellistes du Conservatoire de Paris
Tout au long de ce programme
exceptionnel, Marc Coppey a attesté d’une assurance extrême et d’une endurance
à toute épreuve, maîtrisant de façon impressionnante son instrument, un Matteo
Goffriller dont il tire des sonorités riches en harmoniques, puissantes et
charnues. Ce programme de haute voltige lui a donné l’occasion de mettre en avant
ses qualités d’acrobate infaillible, interprétant ces pages inédites comme s’il
les avait assidûment pratiquées alors qu’il les jouait pour la toute
première fois en public. Cette prégnante facilité d’exécution résultant assurément
d’une longue étude et d’un travail de forcené, l’a conduit à donner toute la
mesure de chacune des pièces créées, à l’instar du désormais « classique »
Messagesquisse. Aux côtés de Coppey,
six étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (Aurélie Allexandra d'Albronn, Alexandre Fougeroux, Jeremy Genet, Antoine Gramont, Clément Pégné et Volodia Van Keulen) qui, dans les trois œuvres pour septuor
de violoncelles, lui ont donné une réplique attentive et contenue. Un superbe
moment dont nous espérons le témoignage sauvegardé par le biais d’un disque
futur et qui constitue assurément le moment le plus intense des manifestations internationales
organisées pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez. Grâce à Marc Coppey, le violoncelle vient de voir son répertoire enrichi de dix pièces de premier plan.
Bruno Serrou
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