Pierre Boulez (né en 1925),
compositeur chef d’orchestre, et Michel Garcin (1923-1995), directeur
artistique des disques Erato, étaient amis. Le second, qui possédait une maison
à Saint-Michel-l’Observatoire dans les Alpes de Haute-Provence, a attiré le premier
dans ce village où il a installé à son tour sa résidence d’été, à quelques
encablures de celle de son ami. Parallèlement à la musique baroque, dont le
label Erato fut l’un des promoteurs en France - rappelons qu’on lui doit le
premier enregistrement du Te Deum de
Marc-Antoine Charpentier, enregistrement qui devint le jingle de l’Eurovision
-, Garcin soutint âprement la création contemporaine, en enregistrant, souvent
en première mondiale, des œuvres de Poulenc, Messiaen, Dutilleux…
Le bureau de Pierre Boulez dans son ancienne maison de Saint-Michel-l'Observatoire en Haute-Provence. Photo : (c) Emile Garcin
Dans les années 1980-1991, Michel Garcin
et le PDG du label de l’époque, Daniel
Toscan du Plantier, surent convaincre Pierre Boulez, qui était alors en fin de
contrat CBS/Sony et commençait celui qui allait le lier à DG en exclusivité, à
enregistrer pour Erato avec son Ensemble Intercontemporain dans les locaux de
l’IRCAM tout un répertoire d’œuvres contemporaines. C’est ce cursus que réédite
Warner Music sous le label Erato que l’éditeur américain a ressuscité en 2013 pour
le catalogue classique qui venait d’acquérir à la suite de son rachat d’EMI et de
Virgin Classics. Cette somme réunie en quatorze disques compacts aux minutages
généreux présente un raccourci de la création musicale du XXe
siècle, avec deux de ses grandes figures tutélaires, Arnold Schönberg et Igor
Stravinski, le maître Olivier Messiaen et son contemporain Elliott Carter, les
compositeurs de la génération Boulez, de Berio à Xenakis en passant par
Donatoni, Kurtág, Ligeti et Boulez lui-même, et leurs cadets Hugues Dufourt,
Gérard Grisey, Harison Birtwistle, Brian Ferneyhough, Jonathan Harvey et York Höller,
la plupart ayant été publiés directement en CD, à l’exception des Stravinski.
Stravinski - Boulez
Beaucoup de ces enregistrements
avaient déjà été réunis en divers coffrets au début des années 1990, avant
d’être en partie repris séparément au milieu des années 2000 par Warner Classics
sous étiquette Apex. A l’instar de Sony Classical (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/cd-pour-les-90-ans-de-pierre-boulezsony.html),
Erato présente chaque disque dans un facsimile de la jaquette originelle.
L’essentiel des œuvres figurant dans ce coffret n’a été repris par Boulez pour
aucun autre label. Ainsi du ballet intégral d’Igor Stravinski (1882-1971) Pulcinella, enregistré ici avec Ann
Murray, Anthony Rolfe-Johnson, Simon Estes et l’Ensemble Intercontemporain - le
Chicago Symphony Orchestra a publié sous son propre label un enregistrement de
cette œuvre dirigée par Boulez -, le conte lyrique le Rossignol avec Phyllis Bryn-Julson, Felicity Palmer, Ian Caley, Neil
Howlett, Elizabeth Laurence, Michael George et John Tomlinson, les BBC Singers
et le BBC Symphony Orchestra, et l’Histoire
du Soldat avec une affiche prestigieuse réunissant trois grands metteurs en
scène français, Patrice Chéreau en soldat, Antoine Vitez en diable et Roger
Planchon en récitant, Pierre Boulez étant à la tête de l’Ensemble
Intercontemporain. Mais si les deux œuvres précédentes tiennent ici
d’excellentes versions, bien que Claudio Abbado soit préférable dans Pulcinella (avec Teresa Berganza, Ryland
Davies, John Shirley-Quirk et le London Symphony Orchestra chez DG), l’Histoire du Soldat n’a valeur que documentaire,
les metteurs en scène éprouvant beaucoup de difficulté avec la rythmique, ce
qui les empêche de trouver le ton juste (les versions de référence étant celles
de Charles Dutoit avec un formidable diable de François Simon, également chez
Erato et d’Igor Markevitch avec Jean Cocteau, Jean-Marie Fertey et Peter
Ustinov chez Philips). Le poème symphonique le
Chant du Rossignol, le Concertino
pour douze instruments, les Quatre
Chants paysans russes, les Trois
Pièces pour quatuor, l’étude pour pianola Madrid et les Quatre Etudes pour orchestre (ces dernières
disponibles dans une autre version dirigé par Boulez chez Montaigne dans une
captation en concert dix-huit ans plus tôt au Théâtre des Champs-Elysées déjà
avec l’Orchestre National de France) complètent cet ensemble dédié à
Stravinski.
Schönberg - Boulez
Les deux CD Arnold Schönberg (1874-1951)
proposent la seule version du Concerto
pour violon op. 36 enregistrée par Pierre Boulez, avec Pierre Amoyal en
soliste, couplé avec le Concerto pour
piano op. 42 joué par Peter Serkin dont la prestation s’avère supérieure à
celle de Mitsuko Uchida chez DG, tandis que le London Symphony Orchestra n’a
rien à envier au Cleveland Orchestra, et que, couplé à d’incisives Variations op. 31 plus rutilantes
qu’avec le BBC Symphony Orchestra pour Sony, le poème symphonique Pelléas et Mélisande op. 5 est plus dramatique et ardent avec
le Chicago Symphony Orchestra qu’avec le Gustav Mahler Jugendorchester capté
vingt ans plus tard par les micros de DG.
Messiaen, Berio, Xenakis - Boulez
Ecrit pour bois, cuivres et
percussion métal à la demande d’André Malraux, Et expecto resurrectionem mortuorum
est l’œuvre d’Olivier Messiaen (1908-1992) que Boulez a le plus dirigée. Elle
est ici associée à Couleurs de la Cité
céleste pour piano, ensemble et percussion, couplage que propose Sony de
ces mêmes enregistrements réalisés en janvier 1966. Seule version en revanche
de Sinfonia et Eindrücke de Luciano Berio (1925-2003) avec les New Swingle Singers
et l’Orchestre National de France qui a longtemps constitué la référence de ces
pages qui comptent parmi les plus populaires du compositeur italien jusqu’à la
parution de la version Riccardo Chailly à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw
d’Amsterdam chez Decca de la première de ces œuvres. La troisième pièce à
figurer sur ce recueil, l’enregistrement de Jonchaies
qui constitue l’unique incursion discographique de Boulez dans l’œuvre d’Iannis
Xenakis (1922-2001), les deux hommes ne s’aimant guère, en dépit des tentatives de rapprochement
exercées par le couple Pompidou au moment de la genèse de l’Ircam.
Ligeti, Donatoni - Boulez
Dans le disque réalisé en 1990,
les pages de György Ligeti (1923-2006) ne sont pas dirigées par Pierre Boulez,
puisqu’il s’agit de musique de chambre et soliste, mais par des membres de l’Intercontemporain
de l’époque, Pierre-Laurent Aimard dans les six Etudes du premier livre que Ligeti a composées pour lui en 1985 et
qu’il réenregistrera pour Sony Classical en 1995, et dans le Trio pour violon, cor et piano, où
Aimard a pour partenaires ses co-équipiers Maryvonne Le Dizès-Richard et Jacques Deleplancque. En revanche, Boulez dirige
bel et bien sur ce même disque les deux partitions de Franco Donatoni
(1927-2000), Tema pour douze
instruments (1981), commande de l’Ensemble Intercontemporain dédiée à Zoltan
Pesko, qui en a dirigé la création, qui est une réflexion sur des
matériaux articulés extraits d'une partition antérieure, et Cadeau pour onze instruments (1984), offrande
du compositeur milanais à Pierre Boulez pour ses soixante ans où le chiffre
deux occupe une place privilégiée.
Kurtág, Birtwistle, Grisey - Boulez
Le neuvième volume du coffret Erato
réunit trois partitions majeures de la fin du XXe siècle dans des
interprétations idéales de l’Ensemble Intercontemporain. Tout d’abord ce qui
peut être considéré comme le chef-d’œuvre de György Kurtág (né en 1926), Messages de feu Demoiselle R. V. Trussova
sur vingt et un poèmes de Rimma Dalos op. 17 pour soprano et ensemble de
chambre. C’est en créant ce cycle remarquable en 1981 avec ce même Ensemble Intercontemporain
que Pierre Boulez a imposé en Occident le nom du compositeur hongrois. Ensuite
par une autre œuvre magistrale, fruit d’une commande de l’Intercontemporain, …AGM… pour seize voix et trois groupes
instrumentaux de Harrison Birtwistle (né en 1934) écrit en 1979 sur des
fragments de Fayum de Sappho et
enregistré ici par ses créateurs, le John Alldis Choir, l’Ensemble
Intercontemporain et Pierre Boulez, enfin Modulations
pour trente-trois musiciens, troisième partie du vaste cycle Espaces acoustiques, pièce capitale de
Gérard Grisey (1946-1998) créée en 1978 par l’Ensemble Intercontemporain dirigé
par Michel Tabachnik dans laquelle le matériau sonore est en mutation continue.
Carter - Boulez
Le dixième CD est entièrement
consacré à l’Américain Elliot Carter (1908-2012) que Pierre Boulez côtoya
lorsqu’il était le « patron » de l’Orchestre Philharmonique de New
York et dont il devint un proche. A la tête de l’Intercontemporain, Boulez
propose quatre des œuvres les plus importantes du compositeur US, le Concerto pour hautbois, avec rien moins
que Heinz Holliger en soliste, Esprit
rude/Esprit doux pour flûte et clarinette que Carter composa en 1985 pour
les soixante ans de Boulez dont le nom fournit l’assise sonore, ici interprété
par Sophie Cherrier et André Trouttet, le superbe A Mirror in Which to Dwell pour soprano (ici la remarquable Phyllis
Bryn-Julson) et ensemble composé sur six poèmes d’Elizabeth Bishop et créé en
1976 à New York par l’ensemble Speculum Musicae dans le cadre des célébrations du
bicentenaire des Etats-Unis, enfin Penthode
pour cinq groupes de quatre instruments constitué chacun de son instrumentarium
spécifique, œuvre dédiée à Pierre Boulez et à l’Ensemble Intercontemporain qui
l’ont créé à Londres en 1985.
H. Dufourt, Ferneyhough, Harvey, Höller - Boulez
Autre disque passionnant, celui
qui réunit Antiphysis pour flûte et
orchestre de chambre d’Hugues Dufourt (né en 1943), les deux versions de Funérailles pour sept instruments à
cordes et harpe de Brian Ferneyhough (né en 1943), Mortuos Plango, Vivos Voco pour sons concrets de Jonathan Harvey
(1939-2012) et Arcus pour dix-sept
instruments et bande magnétique du trop rare York Höller (né en 1944), les
trois premières œuvres étant dirigée par Pierre Boulez et la cinquième par
Péter Eötvös, alors directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain.
Boulez - Boulez
Les trois derniers volumes du
coffret sont exclusivement consacrés à Pierre Boulez dirigeant ou supervisant les
enregistrements de ses propres œuvres. Le premier est entièrement occupé par Pli selon Pli, grand cycle en cinq
mouvements pour soprano et orchestre sous-titré Portrait de Mallarmé. Le Livre
de Stéphane Mallarmé, publié en 1957, a fortement marqué le compositeur. Près
de soixante ans après sa conception, cette partition de soixante-dix minutes est
toujours aussi novatrice, foisonnante, originale, expressive et sensuelle. Il s’agit
ici du deuxième des trois enregistrements « officiels » de l’œuvre,
en fait la version intermédiaire de la partition entre l’originale et la
définitive de 1989, gravée pour DG avec Christine Schäfer et l’Ensemble
Intercontemporain en 2001 plus longue d’une dizaine de minutes que la première,
et le second avec le BBC Symphony Orchestra ici avec Phyllis Bryn-Julson, celui
de 1969 avec Halina Lukomska figurant dans le coffret Sony Classical. Cette
version médiane est chatoyante et grisante, tandis que la soliste est plus engagée
que ses deux consœurs. Les enregistrements du Visage nuptial, du Soleil des eaux dans sa version
définitive pour soprano, chœur mixte et orchestre de 1965 et de Figures, Doubles, Prismes sont en fait
les uniques témoignages discographiques de Pierre Boulez dans ces trois somptueuses
partitions, puisque, réalisés pour le label Erato en 1990, ils figurent
également dans le coffret de treize CD que DG a consacré à l’intégrale des œuvres
de Boulez en 2013. Figurent également à la fois dans le coffret des « Œuvres
complètes de Pierre Boulez » DG et dans ce coffret Erato la Sonate n° 1 pour piano par Pierre
Laurent Aimard, la Sonatine pour flûte et
piano par Sophie Cherrier et Pierre-Laurent Aimard, Mémoriale (…explosante fixe… Originel) pour flûte et huit
instruments par Sophie Cherrier et les Solistes de l’Ensemble Intercontemporain
et Cummings ist der Dichter pour
seize voix solo, chœur mixte et ensemble instrumental par les BBC Singers et l’Ensemble
Intercontemporain dirigés par Pierre Boulez. Seuls Dérive I pour flûte, clarinette, piano, vibraphone, violon et
violoncelle et Dialogue de l’ombre double pour clarinette, bien qu’enregistrés
par les mêmes interprètes dans l’édition DG, sont proposés dans des
enregistrements exclusifs à ce coffret Erato.
Voilà donc assemblée par Erato à
l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez et de l’exposition
que lui consacre le Musée de la Musique à la Philharmonie de Paris du 17 mars au 28 juin prochain une
somme unique interrompue par la cessation soudaine d’activité des disques Erato
au début des années 1990. Une somme indispensable non seulement comme
témoignage de Pierre Boulez dans le répertoire dont il est le champion mais
aussi pour qui veut saisir dans des conditions optimales la richesse et l’infinie
diversité de la musique du XXe siècle dans ce qu’elle a de plus
original et exigeant illustrée par des interprètes de très grande classe, sans
doute les meilleurs de leur spécialité - à la seule exception notable de l’Histoire du Soldat de Stravinski -, au
point d’avoir valeur de référence absolue pour les quarante-deux œuvres de
seize compositeurs sélectionnées avec soin par Pierre Boulez et Michel Garcin.
Bruno Serrou
14 CD Erato 08 25646 19048 5 (Warner Classics)
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