Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mardi 17 février 2015
Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra. Photo : DR
Voilà quatre ans Leif
Ove Andsnes se lançait sur les routes du monde avec le Mahler Chamber Orchestra
(MCO) et les cinq concertos pour piano de Beethoven (1). Une odyssée qui les aura
conduits dans cent huit villes de vingt-sept pays où le pianiste norvégien et
ses compagnons ont parallèlement fait découvrir la musique à des
enfants sourds.
Le « Voyage
Beethoven » (The Beethoven Journey) de Leif Ove Andsnes est passé cette semaine par le Théâtre des
Champs-Elysées à Paris. Le pianiste norvégien
s’est longtemps tenu éloigné de Beethoven, et il n’est pas adepte des
intégrales. La littérature pianistique est si vaste qu’il préfère puiser dans
un répertoire plus ou moins couru mais qui lui « parle ». « Pourtant,
dit-il, avec le temps, je me suis convaincu d’avoir des choses à dire avec
l’une des plus grandes musiques qui soient. » D’autant plus que, Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra, formation de musiciens d’élite indépendants qu’il dirige du
clavier, proposent autour de leur intégrale des
concertos pour piano du Titan de Bonn des actions pédagogiques à destination de
jeunes malentendants. « Beethoven, qui a très vite été atteint de surdité,
avait une foi naïve en la valeur de la musique pour l’humanité, remarque
Andsnes. Il pensait changer le monde avec son art. Cela me touche profondément,
et c’est l’esprit qui anime ce projet. »
Ludwig van Beethoven et Leif Ove Andsnes. Photo : (c) Leif Ove Andsnes
Né à Karmøy le 7 avril 1970
de parents musiciens, Leif Ove Andsnes a commencé le piano à quatre ans et présenté son premier récital à onze, à
Bergen, où il est élève du Conservatoire. Il donne son premier concert professionnel
en 1986 avec l’Orchestre Philharmonique d’Oslo dirigé par Mariss Jansons, qui devient
son mentor. Aujourd’hui, père
de trois enfants qu’il chérit plus que la musique, qui lui est pourtant vitale,
il aime s’occuper de jeunes handicapés à qui il fait découvrir son art, y
compris à ceux qui, a priori, peuvent le moins s’y immerger, les malentendants.
Et l’œuvre pour piano et orchestre du plus fameux des compositeurs sourds est à
la fois le support idéal un pied de nez à la fatalité de cette invalidité.
Ainsi, dans chaque ville où il présente avec le MCO le « Voyage
Beethoven », des enfants se pressent autour des musiciens, touchent contrebasses
et violons des pupitres des cordes, s’assoient sous le Steinway d’Andsnes et
posent leurs mains sur la table d’harmonie qui vibre tandis qu’il joue. « Il est passionnant, dit le pianiste, de voir ces jeunes sourds à côté
des musiciens et qui discernent l’on ne sait comment la musique résonner dans
leur corps plus que chez les entendants. Ils voient ainsi comment les musiciens
communiquent entre eux sans se parler, ce qui va leur servir dans la vie
courante, puis ils assistent au concert à leurs côtés. »
Leif Ove Andsnes faisant découvrir la musique à des enfants malentendants. Photo : (c) Leif Ove Andsnes
Ce long compagnonnage avec Beethoven a conduit Andsnes à renoncer un temps à Franz Schubert. Il se sent aussi
proche d’Eduard Grieg, dont il est aujourd’hui considéré
comme l’interprète référant, compositeur intimement Norvégien malgré ses
influences germano-debussystes. « Sa musique est emplie du folklore de mon
pays, s’enthousiasme Andsnes. Je l’ai beaucoup jouée et je vais y revenir. En
revanche, n’ayant pas travaillé Bach enfant, et je n’y toucherai pas, car pour
le jouer il faut impérativement que les doigts le possède de façon instinctive. » Parmi ses projets, une intégrale Sibelius, « compositeur majeur
trop mésestimé ». « Comme Grieg, dit Andsnes, il est marqué par la
musique populaire et ses miniatures sont d’une sensibilité, d’une profondeur
insoupçonnée. »
Leif Ove Andsnes dirigeant du piano l'enregistrement du Concerto n° 5 "l'Empereur" de Beethoven avec le Mahler Chamber Orchestra. Photo : (c) Sony Classical / Leif Ove Andsnes
La première des deux
soirées du « Voyage Beethoven » à travers les cinq concertos pour
clavier proposées cette semaine au Théâtre des Champs-Elysées a réunis les Concertos
pour piano et orchestre numéro deux, trois et quatre exécutés dans l’ordre
chronologique, seule façon de percevoir grandeur nature l’évolution du
compositeur au sein de la forme concertante. Le Concerto n° 2 en si bémol majeur op. 19 est en fait la première
partition du genre conçue par Beethoven qui en donna lui-même la création au
clavier le 29 mars 1795 à l’occasion de sa première prestation publique viennoise.
L’œuvre sera remaniée une première fois en 1798, avant une ultime rédaction de
la partie soliste en 1801, soit trois ans après l’achèvement du Concerto n° 1 en ut majeur op. 15 publié
en même temps que lui, tandis que Beethoven travaille déjà sur son troisième
concerto. Tout cela explique le fait que le Concerto
n° 2 en si bémol majeur op. 19 soit le moins accompli de tous et que son
développement semble encore hésitant. Néanmoins, l’on y trouve une vivacité,
une fraîcheur expressive qui ne laissent pas indifférent. Mû par un élan
naturel et un sens des contrastes particulièrement raffiné qui lui permet d’instiller
sa propre conception de l’œuvre à l’orchestre entier qui connaît avec le temps
la moindre de ses intentions, Andsnes en a donné une interprétation toute de
fraîcheur et de spontanéité, ménageant des plages de lyrisme intense et de
sensibilité bouillonnante.
Composé entre 1800 et
1802, créé à Vienne le 5 avril 1803, dédié l’année suivante au prince
Louis-Ferdinand de Prusse, le Concerto n°
3 pour piano et orchestre en ut mineur op. 37 de Beethoven compte parmi les
chefs-d’œuvre les plus remarquables de la littérature concertante pour piano. Beethoven
atteint en effet un l’équilibre parfait entre le soliste et l’orchestre qu’il
traite tels des partenaires. Un véritable dialogue s’instaure d’ailleurs dans
le vaste développement de l’Allegro con brio initial, où le piano acquiert
une totale indépendance et une virtuosité singulière dans son propre champ
expressif, avec pour point d’orgue les sublimes accords en creux qui ouvrent la
coda conclusive. Toute de lumière et d’intensité, l’interprétation d’Andsnes
subjugue par son évidence, sa force juvénile mêlée de tendresse et de ferveur, le
pianiste fondant son chant étincelant à celui tout aussi ardent et charnel du
Mahler Chamber Orchestra.
C’est avec le Concerto n° 4 pour piano et orchestre en sol
majeur op. 58 que Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra ont
conclu leur première soirée parisienne de l’intégrale des concertos pour
clavier de Beethoven. Il s’agit du plus aventureux de tous ceux du Maître de
Bonn, mais aussi sans doute le plus parfait, malgré le Concerto n° 5 dit « l’Empereur »
qui le suit de trois ans. Ses cinq années de genèse (1802-1807) ne trahissent
pas un mal d’inspiration mais au contraire une quête d’inouï et la volonté de
perfection extrêmement développés de la part du compositeur. Ce quatrième
concerto a été créé le même soir que les Cinquième
et Sixième Symphonies, à Vienne, le
22 décembre 1808, au Theater an der Wien. Le piano atteint à une indépendance
prodigieuse pour l’époque, donnant l’impression d’une continuelle improvisation,
comme affranchi de toute contrainte formelle, tandis que l’Adagio un poco mosso
central, malgré sa brièveté, constitue le faîte de la partition avec ses
longues plages de silence qui en disent plus long qu’une guirlande de notes,
aussi expressives soient-elles, ce qui donne à cet extraordinaire passage une
modernité confondante tant elle reste encore actuelle. Andsnes et le MCO jouent
avec délectation des modulations infinies des motifs qui passent et repassent entre
le clavier, les cordes et les instruments à vent, le pianiste norvégien
marquant ses interventions d’une hardiesse discrète mais impérieuse, entraînant
l’orchestre à sa suite dans une pyrotechnie de timbres, de rythmes et de
locution.
Ne voulant de toute
évidence pas mettre un terme à la soirée, aussi frais à la fin de sa prestation
qu’au début, Leif Ove Andsnes a offert au public qui n’en attendait pas moins
de sa part, deux éblouissantes Bagatelles
de Beethoven.
Bruno Serrou
1) Les cinq concertos de Beethoven, avec, en supplément, la Fantaisie chorale, sont parus sous le titre « The Beethoven Journey » chez Sony Classical 3CD 88843058872
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