Paris, Philharmonie 1, mardi 3 février 2015
Matthias Pintscher, l'Ensemble Intercontemporain et l'Orchestre du Conservatoire à l'issue du concert Boulez/Varèse à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou
Un programme - le premier
entièrement consacré au XXe siècle à la Philharmonie 1 -, et le
cadre correspondaient précisément à ce qu’aime Pierre Boulez, qui, s’il n’avait
à faire face aux problèmes de santé qui le tiennent loin des pupitres de chef d’orchestre
depuis trois saisons déjà et désormais des salles de concerts, aurait magnifié
de sa direction magnétique transcendant les musiciens, jeunes encore en
formation et professionnels aguerris, et tous les publics. Hélas, le compositeur
chef d’orchestre, depuis l’été 2012, ne peut plus assister aux concerts
auxquels il se plaisait pourtant à se rendre comme simple spectateur, et il n’a
pu participer aux festivités d’ouverture de la Philharmonie de Paris qui n’aurait
pourtant pu être envisagée s’il n’avait pesé de toute son influence sur la prise
de décision de l’ériger par les tutelles. C’est à tout cela que le public
pensait en se rendant à la Philharmonie mardi soir. Une Philharmonie remplie à
ras-bord, et pas seulement par les aficionados de la musique contemporaine, ni
par la parenté des étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique de
Paris voisin qui participaient activement à la soirée. En effet, autour d’un
aéropage de professionnels, compositeurs, instrumentistes, responsables d’institutions,
organisateurs et journalistes confondus, une foule des grands jours a empli les
deux mille quatre cents fauteuils de la Philharmonie constituée de jeunes et de
moins jeunes, de connaisseurs et de profanes poussés par le désir de découvrir
la nouvelle salle de concerts parisienne, ont écouté dans un silence quasi
religieux une musique du XXe siècle richement orchestrée à même de
révéler jusqu’au plus secret du nuancier et de la perspective sonore d’une acoustique
en train de se perfectionner mais déjà superbe, celle de la Philharmonie.
Matthias Pintscher dirige Pli selon pli de Pierre Boulez (né en 1925) à la Philharmonie à la tête de l'Ensemble Intercontemporain et de l'Orchestre du Conservatoire. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain
C’est en effet un concert
conjoint Ensemble Intercontemporain - orchestre de vingt-neuf musiciens créé
par Pierre Boulez en 1976 -, Orchestre du Conservatoire de Paris - phalange
constituée d’étudiants du CNSMDP que Pierre Boulez a souvent dirigée dans des
programmes exigeants dans le cadre de formation de jeunes musiciens qu’il
aimait à côtoyer, notamment des étudiants recrutés à l’international, au Centre Acanthes à Villeneuve-lez-Avignon, à la Cité de la Musique et au Conservatoire de Paris, puis au Festival de Lucerne, ainsi qu’en sessions hivernales avec les seuls élèves du CNSMDP. A l’approche du
quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez, ceux avec qui et pour qui il
a travaillé ont voulu lui rendre hommage, pour rappeler combien il les a toujours
soutenus et aidés, jouant le rôle d’un insatiable passeur. Pour ce faire, ils
ont choisi deux partitions fondatrices.
Pli selon pli
La première était de Pierre Boulez
lui-même, le grand cycle en cinq mouvements Pli
selon pli pour soprano et orchestre sous-titré Portrait de Mallarmé. Le Livre
de Stéphane Mallarmé, publié en 1957, a fortement marqué le compositeur. Près
de soixante ans après sa conception, cette œuvre de soixante-dix minutes apparaît
toujours aussi novatrice, foisonnante, originale et, avec le temps et la
maîtrise toujours plus accomplie des musiciens, de plus en plus expressive et sensuelle.
Une vraie gourmandise pour les oreilles, la sensibilité, l’intellect qui pénètre
jusque dans la chair-même de l’auditeur, tant le son s’accapare le corps tout
en flattant l’écoute.
Pierre Boulez (né en 1925), en 1988. Photo : (c) Guy Vivien
Certes, à l’exception des deux premières Improvisations sur Mallarmé, « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » et « Une dentelle s’abolit », toutes
deux composées en 1957, et du dernier, Tombeau,
qui a réclamé quatre ans de genèse (1959-1962), Pierre Boulez, comme il l’a
souvent fait, a retravaillé plus ou moins profondément deux parties, la
première, Don, écrite en 1962 et revue
en 1989, et la pénultième, Improvisation
III sur Mallarmé, « A la nue accablante tu »,
conçue en 1959 et reprise en 1984 - rappelons qu’en ces années 1980 le
compositeur était imprégné de son expérience de l’informatique en « temps
réel », en pleine genèse de Répons.
D’aucuns reprochent au compositeur d’avoir rendu la poésie de Mallarmé
incompréhensible, voire carrément inaudible, noyée sous un flux orchestral particulièrement
dense et luxuriant, tandis que l’écriture atteint à une complexité croissante,
submergeant la prosodie pure pour intégrer la voix au sein de l’orchestre tout
en préservant ses caractéristiques intrinsèques, comme tout instrument
acoustique. Pour mettre fin au débat, Boulez a renvoyé ses contradicteurs dans
les cordes, leur disant : « Si vous voulez ’’comprendre’’ le texte,
alors lisez-le ! » Commençant et se concluant sur un même geste
instrumental singulièrement violent et puissant, Pli selon pli, qui requiert une percussion bien plus fournie qu’à l’ordinaire,
présente une orchestration évolutive qui suscite des sonorités extrêmement
changeantes d’une pièce à l’autre, les effectifs les plus nombreux étant
utilisés dans les deux morceaux extrêmes, utilisant jusqu’aux guitare amplifiée,
mandoline et harpes, le maximum étant réuni, en sus de la voix, dans Don (48 instruments dont 9 bois, 9
cuivres, 7 percussionnistes, piano, célesta, 3 harpes, guitare amplifiée,
mandoline, 4 violons, 4 altos, 5 violoncelles, 3 contrebasses) et le
minimum dans Improvisation II sur
Mallarmé (9 instruments, dont 6 percussionnistes, piano, célesta et harpe).
Depuis la place où j’étais assis - en trois concerts à la Philharmonie auxquels
j’ai assisté, j’ai eu la chance de pouvoir juger de l’acoustique de la
Philharmonie en autant d’endroits différents -, au premier balcon côté pair au-dessus
de la percussion à cour, face au chef, la cantatrice tournant le dos, cordes de
face, j’ai pu mesurer l’équilibre du rendu sonore, la section la plus proche ne
couvrant jamais la plus éloignée, même s’il s’agit de la plus puissante face à
la plus feutrée, puisque les cordes me sont apparues toujours présentes
confrontées aux bois, cuivres et instruments à percussion. La « claque »
du début et de la fin de l’œuvre s’est avérée saisissante, résonnant à l’oreille
plusieurs secondes durant, la première fondant ses harmoniques longuement dans
la douceur qui suit, la seconde jusque dans les applaudissements qui se sont
trop rapidement propagés au sein du public à la hauteur de l’orchestre. Les
sonorités cristallines de la mandoline, pourtant loin de moi au premier rang à
droite du chef, des claviers et percussion métal, le velouté des cordes, le
fruité des bois et des cuivres ont été palpables tant ils sont apparus
intensément brillants.
Marisol Montalvo (soprano) et Matthias Pintscher dans Pli selon pli de Pierre Boulez à la Philharmonie. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain
Matthias Pintscher a dirigé sans baguette avec une
simplicité et une aisance souveraine, le visage serein et sourire aux lèvres,
soutenant du regard les jeunes musiciens du Conservatoire et pétrissant de ses
mains la pâte sonore, mais sans la battue incroyablement précise et tranchante
de Boulez qui fractionne de façon phénoménale la métrique si précieuse aux musiciens.
La soprano américaine Marisol Montalvo, qui s’était notamment illustrée dans Re Orso de Marco Stroppa Salle Favart en
2012, a vaillamment assuré la partie vocale, surmontant avec aplomb les piégeuses
difficultés de la partition, et allant jusqu’à rendre les poèmes parfois
compréhensibles, sans craindre de la sorte d’aller à l’encontre de la volonté
du compositeur.
Matthias Pintscher dirige l'Ensemble Intercontemporain et l'Orchestre du Conservatoire dans Amériques d'Edgar Varèse. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain
Amériques
Chef-d’œuvre absolu de la musique
du XXe siècle que Pierre Boulez a si souvent dirigé, de New York à
Paris en passant par l’Angleterre et l’Allemagne - la dernière fois que je l’ai
vu se produire dans cette incroyable partition c’était Salle Pleyel à la tête
de l’Ensemble Modern Orchestra en septembre 2007 -, Amériques d’Edgar Varèse tient de la bravoure. Le gigantisme de
cette grande page d’orchestre de vingt-quatre minutes a conclu le concert en
apothéose, avec ses cent dix sept instruments (bois par cinq, huit cors, six
trompettes, cinq trombones, deux tubas, deux timbaliers, 9 percussionnistes - dont
une sirène de police/pompier -, xylophone, glockenspiel, célesta, deux harpes
et soixante cordes). Cette partition composée au lendemain de la Première
Guerre mondiale (1918-1921), datée de 1922, créée le 9 avril 1926 par
l’Orchestre de Philadelphie et son directeur musical de l’époque, Leopold
Stokowski, lui-même habitué des œuvres aux orchestrations surdimensionnées, est
aujourd’hui encore plus inventive que jamais. Emplie des fureurs de la ville,
de la vie et des effluves sonores d’un continent entier, Amériques donne
à tout ce que l’on peut entendre au concert d’orchestre un tour d’œuvres
mort-nées, pour ne pas dire inutiles, tant Varèse ose, l’esprit continuellement
en éveil, l’ouïe ouverte sur le monde qui l’entoure pour engendrer un poème
symphonique hors du temps et hors normes, ludique, dramatique, téméraire,
jubilatoire, enchâssant les séquences qui semblent n’avoir rien à voir entre
elles mais qui, dans leur continuité, forment un tout consubstantiel, malgré
des contrastes sonores d’une brutalité inouïe.
Edgar Varèse (1883-1965). Photo : DR
L’orchestre réuni pour la
circonstance, Ensemble Intercontemporain et Orchestre du Conservatoire de Paris
confondus, a rayonné tel un magicien doté de cent têtes et de deux cents bras,
stimulé par la direction précise et rassurante de Matthias Pintscher, qui,
longue baguette à la main, a littéralement soulevé cet impressionnant colosse qu’est
Amériques d'Edgar Varèse dont il a su échafauder la diversité des plans et
des dynamiques tout en rendant palpable leur simultanéité, le tout magnifié par
l’acoustique particulièrement transparente et polychrome de la Philharmonie de
Paris, qui, décidément, et en quelque endroit que l’on se trouve, s’avère d’une
qualité inédite en France. Seul véritable problème, les rangs trop serrés dans
les hauteurs, et les gradins trop pentus qui risquent de provoquer de sérieuses
chutes dues à des pertes d’équilibre si l’on n’y prend garde et qui suscitent
le vertige à ceux qui sont sensibles au vide.
Bruno Serrou
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