Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 4 juin 2024
Remarquable concert Johannes Brahms de l’Oslo Filharmonien (Philharmonique d’Oslo) et de son directeur musical Klaus Mäkelä à la Philharmonie de Paris mardi soir. Deux chefs-d’œuvre du compositeur hambourgeois, le Double Concerto par un chef donnant les départs depuis assis son estrade du violoncelliste (quelques jours après l’avoir fait en musique de chambre avec son autre phalange symphonique, l’Orchestre de Paris), dialoguant avec le jeune et brillant violoniste suédois Daniel Lozakovich, l’orchestre norvégien répondant sans décalages perceptibles, et, après un début légèrement chaotique, une somptueuse Symphonie n° 1, énergique, épique, virtuose, souple, merveilleusement chantante
Fondé en 1919 sur les bases d’une association musicale créée quarante ans
plus tôt par Eduard Grieg et Johan Svenden, le Philharmonique d’Oslo (Oslo Filharmonien)
a acquis son nom actuel pour son centenaire, en 1979. Nommé en 2020 pour un
contrat qui court jusqu’en 2027, Klaus Mäkelä pérennise une lignée de directeurs
musicaux de tout premier plan comprenant notamment Issay Dobrowen, Herbert Blomstedt,
Okko Kamu, Mariss Jansons, André Previn, Jukka-Pekka Saraste et Vassili
Petrenko… Parmi les œuvres créées par la première des phalanges norvégiennes, Tour à tour de Philippe Hurel en 2008. C’est
avec un programme monographique consacré à Johannes Brahms que l’orchestre et
son chef finlandais sont venus à Paris le temps d’un concert qui aura fait le
plein d’un public particulièrement concentré au sein duquel figurait notamment
Sol Gabetta, assurément venue soutenir son confrère violoncelliste, Klaus
Mäkelä, le temps d’une soirée à la fois soliste et chef.
Le Concerto pour violon, violoncelle et orchestre en la mineur, op. 102,
connu sous le titre de Double Concerto est l’ultime partition pour
orchestre de Johannes Brahms. Malgré la mise à distance de son
ami Josef Joachim, après que ce dernier se fut séparé de sa femme dont Johannes
Brahms avait pris le parti, peu après la création du Concerto pour violon qu’il lui avait dédié
en 1878, le compositeur ne parvient pas à oublier le talent sans égal du
violoniste que lui avait présenté Robert Schumann un quart de siècle plus tôt.
Début 1887, il se réconcilie avec l’ami. Réconciliation qui engendrera finalement
l’ultime partition d’orchestre de Brahms, postérieure de deux ans à la Quatrième Symphonie : un Double concerto associant le violon
et le violoncelle, effectif peu usité au XIXe siècle. Cette œuvre,
qui constitue l’ultime partition orchestrale de Brahms, répond en vérité à la
promesse faite par Brahms à son ami Robert Haussmann, violoncelliste du Quatuor
Joachim. Brahms profite de l’occasion pour attester au leader du quatuor à
cordes de son retour en grâce en lui faisant partager la dédicace de son œuvre
nouvelle. « Je dois maintenant évoquer ma dernière bêtise, écrit Brahms à son
éditeur Simrock en août 1887. C’est un concerto pour violon et violoncelle.
Considérant mes relations avec Joachim, j’ai essayé sans relâche de faire
passer cette histoire aux oubliettes, mais rien n’y fait. Dieu merci, nous
sommes restés en bons termes artistiques ; je n’aurais cependant jamais
pensé que nous pourrions de nouveau nous entendre sur un plan personnel. »
Dernier des quatre concertos de Brahms - autant que de symphonies -, le Double Concerto a été créé à Cologne le 18 octobre 1887, par ses deux dédicataires dirigés par le compositeur. Il s’agit ici, comme toujours chez Brahms, non pas d’un concerto de solistes mais d’un retour au concerto grosso baroque et, plus encore, d’une symphonie concertante, forme que le compositeur n’a cessé de développer depuis sa quête éperdue de transcender la symphonie dans l’imposant héritage beethovenien. Seul l’allegro initial adopte un parti clairement solo, tandis que le finale, de forme rondo, où les deux solistes rivalisent de virtuosité aussi éblouissante que raffinée, compte quantité de tournures tziganes. L’orchestration requiert flûtes, hautbois, clarinettes et bassons, par deux, quatre cors, deux trompettes, timbales, et cordes. Le dialogue entre les deux instruments solistes est parfois tendu, comme si Brahms entendait mettre en exergue, de façon plus ou moins consciente, les dissensions de ses relations avec Joachim, alors que, dans le mouvement lent, de forme lied (A-B-A’), les deux instruments chantent « d’une seule voix ». Comme il l’avait démontré en formation de chambre avec des musiciens de l’Orchestre de Paris, dont il est directeur musical depuis 2020 le 17 mai dernier en formation chambriste (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/05/conviviale-soiree-de-musique-de-chambre.html), Klaus Mäkelä aurait fort bien pu s'imposer comme violoncelliste à part entière. Ce qu’il a confirmé mardi, cette fois sous forme concertante et en partenariat avec un jeune violoniste virtuose suédois Daniel Lozarevich né avec le XXIe siècle (2001) dont la précocité lui a ouvert les portes des studios du label Deutsche Grammophon à l’âge de 15 ans, huit ans après avoir commencé le violon, puis, en 2012, être devenu l’élève de Josef Rissin à la Hochshule de Karlsruhe puis au Conservatoire de Genève avec Eduard Wulfson. Avec son Stradivarius « ex-Sancy » prêté par la Fondation LVMH aux sonorités chaudes et moelleuses, il a offert un Double d’une poésie profonde et brûlante, se fondant dans les couleurs humaines et oniriques du violoncelle de Klaus Mäkelä, qui a couvert des yeux son cadet de cinq ans avec une complicité non feinte, tandis que le musicien finlandais se limitait à donner les départ à son orchestre, auquel il tournait le dos, assis sur l’estrade du soliste.
En regard de cette ultime opus pour orchestre, l’Oslo Filharmonien et Klauss Mäkelä ont donné la première des quatre symphonies du même Johannes Brahms, celle en ut mineur op. 68 composée en 1874-1876 sur une ébauche de vingt ans antérieure, ce qui conforte l’idée selon laquelle le compositeur hambourgeois se demandait s’il était possible d’écrire une pièce du genre après la IXe Symphonie de Beethoven... à qui cette Première doit de toute évidence beaucoup. Fruit d’une genèse longue et particulièrement difficile, la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 a été emportée avec éloquence par un Klaus Mäkelä très en verve, énergique, généreux et virevoltant, offrant ainsi une interprétation à couper le souffle et à qui le Philharmonique d’Oslo a donné la pareille en répondant comme un seul homme à la moindre de ses sollicitations, magnifique de cohésion, de cantabile. Comme sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et la fusion ont été absolues. Le chef finlandais a remarquablement mis en évidence le fait que chacun des mouvements de la symphonie de Brahms ne semble jamais naître mais être là de toute éternité, au point de donner à l’auditeur le sentiment d’immiscer son oreille au beau milieu d’un discours dont il n’a pas entendu le début mais qui le saisi dès l’abord, comme le fera plus tard Richard Strauss dans son lied … Morgen… op. 27/4.
D’une ampleur épique, l’approche de Klaus Mäkelä s’est imposée par l’unité du discours, l’opulence du phrasé, les tensions tour à tour flexibles et domptées, la force conquérante du mouvement initial dont la matière est impérieusement exposée par les timbales, le raffinement du mouvement lent, la sereine et candide poésie du Poco allegretto e grazioso, surtout côté violons et bois solistes, hautbois et clarinette, qui se répondaient gaiement, la diversité des climats du finale dont la progression s’est avérée limpide et naturelle en dépit de structures particulièrement élaborées du mouvement, tandis que le thème solennel au cor repris à la flûte sur un tremolo de cordes était exposé avec ductilité. Orchestre admirable de nuances, de précision, de feu et de braise, virtuosité au cordeau, avec des flèches dardant comme des fusées. Le violon solo Stradivarius, tenu par la Norvégienne Elise Bâtnes, est d’une beauté évanescente, le hautbois bruit comme une forêt entière, flûte, clarinette, basson, cor, trompette, trombones… Et que dire de ces contrebasses au velours sombre, impressionnantes de couleurs ombrées et de chaleur ?... Brahms, décidément est toujours davantage le compositeur avec lequel je ressens personnellement le plus d’affinités, et j’en ai ressenti intimement les arcanes à l’écoute de la conception vivifiante de Klaus Mäkelä à la tête de sa phalange norvégienne...
Bruno Serrou
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