Paris. Philharmonie de Paris, Salle Boulez, Studio et Cité de la Musique, Auditorium et Salle des concerts ; Centre Pompidou, Grande et Petite Salles ; IRCAM, Espace de projection. Mercredi 8, vendredi 10, samedi 11, mercredi 15, vendredi 17, samedi 18, mardi 21, mercredi 22, jeudi 23 et jeudi 30 juin 2022
Créé en 1998 par l’IRCAM dont il
est la vitrine, ManiFeste a proposé cette année vingt-quatre manifestations
publiques dans divers lieux de Paris, une académie et des ateliers de
composition et d’interprétation. Pour l’édition 2022 de son festival, l’IRCAM,
qui a mis l’informatique et la recherche numérique au service de la création
artistique conformément à la mission que lui a donnée son initiateur, Pierre
Boulez, a inauguré avec la reprise du Polytope
de Iannis XENAKIS sa salle de projection rénovée, espace modulable à l’acoustique
et à la scénographie variables permettant toutes les expériences sonores et
expressives imaginables.
Concerts, spectacles, installations, sciences participatives, ManiFeste a fait résonner la diversité de la création en vingt-quatre spectacles et trente-six créations. Cette vingt-cinquième édition a mis en avant l’intelligence artificielle partenaire de l’imaginaire humain dans deux œuvres commandées par l’IRCAM à Pierre JODLOWSKI, compositeur de musique mixte né à Toulouse en 1971 qui travaille sur l’intermédialité, la programmation informatique, la mise en scène, l’image et l’interactivité, et Alexander SCHUBERT, compositeur-improvisateur multimédia né à Brème en 1979 inspiré par le free jazz, la techno et l’interactivité. M'étant déplacé à Evian (avec plaisir) pour mon journal, et contraint à d’autres obligations, je n’ai pu assister qu’à dix des vingt-quatre rendez-vous fixés par ManiFeste.
Donné le 8 juin Salle Boulez de la Philharmonie de Paris, le concert d’ouverture a été l’un des grands moments du festival. Dirigé par Lin Liao, l’Orchestre de Paris a débuté son concert avec Ring de Philippe MANOURY, grande page d’orchestre spatialisé fruit de l’imaginaire inépuisable de ce tout jeune septuagénaire, qui réalise ici l’exploit d’un temps réel sans électronique. Cette partition magistrale où l’orchestre enveloppe le public est extraordinaire de maitrise du temps, de l’espace, du son, de la poétique. Come Play With Me de Marco STROPPA fait dialoguer l’orchestre et l’informatique avec maestria, avec citation aux timbales de la Cinquième Symphonie de Beethoven et une rythmique pleine de panache confiée aux cordes en pizzicati Bartók. Au centre du programme Intrusions de Misato MOCHIZUKI qui saisit dès l’abord par son inventivité avant de traîner hélas en longueur.
Membres de l'Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Bruno Serrou
Vendredi 10 juin, des membres de l’Ensemble
Intercontemporain ont proposé un concert riche et varié autour d’Anton WEBERN Auditorium
de la Cité de la Musique/Philharmonie de Paris avec les somptueux Trio à
cordes op. 20 et Quatuor à cordes op. 28 du maître viennois,
l’admirablement inventif Einspielung
pour violon et électronique live
d‘Emmanuel NUNES et deux créations, le poétique Mues pour harpe et électronique de Kevin JUILLERAT et l’abyssal et
passionnant Echo from Afar de Clara
IANNOTTA, pièce que l’on eut aimé plus développée. Le tout a été brillamment
interprété entre autres par Valeria Kafelnikov (harpe) et Diego Tosi (violon)
dans les deux partitions solistes.
Le lendemain, les oreilles les plus sensibles étaient vouées à l’enfer avec un spectacle high-tech dans la grande salle du Centre Pompidou, AnimaTM d’Alexander SCHUBERT. Dans ce « théâtre multimédia pour ensemble et danseurs » ayant pour sujet un visiteur qui entre en contact avec son passé et son futur probable, l’auteur allemand intègre les « progrès » de l’intelligence artificielle élaborée ici par les chercheurs de l’IRCAM. « Nous avons construit l’outil avec le compositeur, s’enthousiasmait dans les colonnes du quotidien La Croix Philippe ESLING, leader du groupe de recherche de l’IRCAM. Nous lui avons fourni des modèles à éprouver, il les brisait et nous en tirions les conséquences. Nous avons ainsi établi un modèle génératif probabiliste que nous avons appris à l’ordinateur pour qu’il en déduise le probable et l’improbable. Schubert nous a demandé tant de choses qu’il en est découlé des types de sons à profusion. » Totale électronique live lancée à au moins 99db pendant quatre vingt dix interminables minutes autour de l’informatique et d’une mélodie creuse et simpliste avec les mêmes formules ad nauseum pour un spectacle très mode pour d’jeun’s aux ouïes toutes neuves dans un nightclub. Les oreilles n’ayant pas de paupières, obligation pour avoir l’espoir de les sauvegarder plus ou moins, les boucher en serrant le plus possible leur pavillon avec le majeur. La salle archi-comble planait littéralement. Parmi les comédiens danseurs, il se trouvait Belphégore… à moins que ce fût Dark Vador…
Le 15 juin, Grande Salle du Centre Pompidou, l’Ensemble Orchestral Contemporain (EOC) donnait son premier concert parisien avec son directeur musical Bruno Mantovani. Quatre pièces étaient au programme, dont une cent pour cent acoustique qui s’est avérée la plus variée. Il s’agit de Ti, ti, ti, ti, timptru (translation du chant d’un rossignol) de Marc MONNET, œuvre à la fois ludique, poétique, fraiche, inventive, humoristique, ne craignant pas la tonalité au sein de magistraux solos exploitant toutes les possibilités des instruments (contentasse, harpe, violoncelle, violon, piano, cor, hautbois, flûte, clarinette, banjo…), ce qui a permis aux musiciens de l’EOC de briller à tour de rôle et ensemble. Richiamo d’Ivan FEDELE est toujours aussi innovant vingt-huit ans après sa création. Ballatta n° 8 de Francesco FILIDEI est tour à tour violente et apaisée et sonne tel un orgue avec ses registrations acoustiques et électroniques, tandis que Nei rami chiari de Lara MORCIANO est d’une richesse harmonique et d’une puissance tellurique qui se conclut dans un silence apaisé, à l’instar de la page de Filidei.
Lara Morciano et Bruno Mantovani. Photo : (c) Bruno Serrou
Stefano Gervasoni, Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou
Le 18 juin, autre concert captivant Grande Salle du Centre Pompidou, cette
fois par l’Ensemble Recherche et le SWR Vokalensemble dirigés par Yuval
Weinberg. Etaient donnés la création française du magnétique Trio à cordes n° 2 de Helmut LACHENMANN et
du moins spéculatif Abri pour trio à
cordes de Stefano GERVASONI, qui a en revanche signé une œuvre puissante pour chœur
mixte à trente-huit voix a cappella De
tinieblas sur un texte espagnol
inspiré des Leçons de Ténèbres.
L’écoute de cette partition majeure a malheureusement été troublée par une
vidéo sans intérêt.
Iannis Xenakis, Polytope de Cluny. Photo : (c) Bruno Serrou
Le jour de la [Dé-]Fête de la musique, l’IRCAM inaugurait sa Salle modulable rénovée avec une impressionnante reconstitution du Polytope de Cluny que Iannis XENAKIS composa et réalisa en 1972 pour la célèbre abbaye cistercienne bourguignonne. Un spectacle magistral pour l’époque, aujourd’hui toujours magique. Allongé sur de longs coussins posés à même le sol, le public était plongé dans le noir pour une vue et une audition à trois cent soixante degrés sur des projections et des flashs laser tandis que la musique électronique émergeait d’une guirlande de haut-parleurs disséminés dans toute la salle, enveloppant les spectateurs. En complément Where You There at the Beginning de /NU/THING x ExperiensS plus long et moins saisissant à l’exception du finale, très réussi.
Pierre Jodlowski, Alan T. Photo : (c) Bruno Serrou
Réussite majeure pour le spectacle donné le lendemain, la « fictions-science » Alan T. de Pierre JODLOWSKI sur un livret de Franz Witzel. Ecrit pour soprano, comédien, cinq instruments et « intelligence artificielle », ce biopic musical, véritable opéra de quatre-vingt minutes est impressionnant de sincérité, d’invention, de créativité sonore. Jodlowski est un compositeur passionnant et ses interprètes parfaits (Johanna Freszel, Thomas Hauser, le Nadar Ensemble). Pour le grand public, la notion d’intelligence artificielle vient du film de Stanley Kubrick 2001 : Odyssée de l’espace où l’homme et l’ordinateur se livrent un combat sans merci. « Sans aller jusque-là, modère Pierre Jodlowski, l’intelligence artificielle établit des relations partagées. Le compositeur alimente la machine en propositions et informations qu’elle traite avant de lui renvoyer des solutions. » Cette Fictions-Science Alan T. a pour personnage central Alan Turing (1912-1954), mathématicien britannique fondateur de la science informatique victime d’une société homophobe qui décrypta la machine à coder allemande Enigma. Cet homme injustement oublié a conduit Jodlowski à sonder la machine informatique au maximum de ses aptitudes. « Ce qui m’intéresse ici est comment l’être humain peut-il lutter contre ses propres avatars. Je me suis concentré sur le fantasme de l’intelligence artificielle et les façons de s’en servir. »
Le 23 juin était consacré à un concert monographique exceptionnel, Studio de la Philharmonie de Paris dont le héros était Philippe MANOURY pour son soixante-dixième anniversaire, en présence de Miller PUCKETTE avec qui Manoury mit au point en 1984 le suiveur de partition et l’environnement informatique nécessaire à la réalisation de ses œuvres. Trois grandes pièces-phares étaient réunies, qui marquent toutes l’histoire de l’IRCAM et de la musique avec électronique en temps réel. Elles étaient interprétées par des solistes de l’Ensemble Intercontemporain, Sophie Cherrier pour Jupiter pour flûte, Dimitri Vassiliakis pour Pluton pour piano (deux pièces marquées cette fois par de légers incidents informatiques), et Gilles Durot, Samuel Favre et Aurélien Gignoux pour Neptune pour trois percussionnistes, cette fois avec une informatique parfaitement réglée. Impressionnant et magistral Manoury !
Jeudi 30 juin, le Concert final de ManiFeste 2022 avait pour cadre la Grande Salle du Centre Pompidou. IEMA (International Ensemble Music Academy) dirigée par Alexander Sinan Binder a joué In the Presence of Absence d‘Elena RYKOVA qui s’est avérée soporifique, Hibernation de Sebastian HILLI en création mais déjà fort défraîchi tant ce morceau fait penser à de la musique d’ascenseur, impression amplifiée par la projection d’un dessin animé de Jenny Jokela sans consistance. Surtout mis en regard du désormais classique Solar de Kaija SAARIAHO, autre jeune septuagénaire, suivi du primesautier Plans de Øyvind TORVUND autant sur les plans sonore que visuel…
Bruno Serrou
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