vendredi 1 juillet 2022

Bilan du festival de création ManiFeste de l’IRCAM 2022

Paris. Philharmonie de Paris, Salle Boulez, Studio et Cité de la Musique, Auditorium et Salle des concerts ; Centre Pompidou, Grande et Petite Salles ; IRCAM, Espace de projection. Mercredi 8, vendredi 10, samedi 11, mercredi 15, vendredi 17, samedi 18, mardi 21, mercredi 22, jeudi 23 et jeudi 30 juin 2022

Créé en 1998 par l’IRCAM dont il est la vitrine, ManiFeste a proposé cette année vingt-quatre manifestations publiques dans divers lieux de Paris, une académie et des ateliers de composition et d’interprétation. Pour l’édition 2022 de son festival, l’IRCAM, qui a mis l’informatique et la recherche numérique au service de la création artistique conformément à la mission que lui a donnée son initiateur, Pierre Boulez, a inauguré avec la reprise du Polytope de Iannis XENAKIS sa salle de projection rénovée, espace modulable à l’acoustique et à la scénographie variables permettant toutes les expériences sonores et expressives imaginables.

Concerts, spectacles, installations, sciences participatives, ManiFeste a fait résonner la diversité de la création en vingt-quatre spectacles et trente-six créations. Cette vingt-cinquième édition a mis en avant l’intelligence artificielle partenaire de l’imaginaire humain dans deux œuvres commandées par l’IRCAM à Pierre JODLOWSKI, compositeur de musique mixte né à Toulouse en 1971 qui travaille sur l’intermédialité, la programmation informatique, la mise en scène, l’image et l’interactivité, et Alexander SCHUBERT, compositeur-improvisateur multimédia né à Brème en 1979 inspiré par le free jazz, la techno et l’interactivité. M'étant déplacé à Evian (avec plaisir) pour mon journal, et contraint à d’autres obligations, je n’ai pu assister qu’à dix des vingt-quatre rendez-vous fixés par ManiFeste.

Philippe Manoury, Lin Liao et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Donné le 8 juin Salle Boulez de la Philharmonie de Paris, le concert d’ouverture a été l’un des grands moments du festival. Dirigé par Lin Liao, l’Orchestre de Paris a débuté son concert avec Ring de Philippe MANOURY, grande page d’orchestre spatialisé fruit de l’imaginaire inépuisable de ce tout jeune septuagénaire, qui réalise ici l’exploit d’un temps réel sans électronique. Cette partition magistrale où l’orchestre enveloppe le public est extraordinaire de maitrise du temps, de l’espace, du son, de la poétique. Come Play With Me de Marco STROPPA fait dialoguer l’orchestre et l’informatique avec maestria, avec citation aux timbales de la Cinquième Symphonie de Beethoven et une rythmique pleine de panache confiée aux cordes en pizzicati Bartók. Au centre du programme Intrusions de Misato MOCHIZUKI qui saisit dès l’abord par son inventivité avant de traîner hélas en longueur.

Membres de l'Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Bruno Serrou

Vendredi 10 juin, des membres de l’Ensemble Intercontemporain ont proposé un concert riche et varié autour d’Anton WEBERN Auditorium de la Cité de la Musique/Philharmonie de Paris avec les somptueux Trio à cordes op. 20 et Quatuor à cordes op. 28 du maître viennois, l’admirablement inventif Einspielung pour violon et électronique live d‘Emmanuel NUNES et deux créations, le poétique Mues pour harpe et électronique de Kevin JUILLERAT et l’abyssal et passionnant Echo from Afar de Clara IANNOTTA, pièce que l’on eut aimé plus développée. Le tout a été brillamment interprété entre autres par Valeria Kafelnikov (harpe) et Diego Tosi (violon) dans les deux partitions solistes.

Alexander Schubert, Anima. Photo : (c) Bruno Serrou

Le lendemain, les oreilles les plus sensibles étaient vouées à l’enfer avec un spectacle high-tech dans la grande salle du Centre Pompidou, AnimaTM d’Alexander SCHUBERT. Dans ce « théâtre multimédia pour ensemble et danseurs » ayant pour sujet un visiteur qui entre en contact avec son passé et son futur probable, l’auteur allemand intègre les « progrès » de l’intelligence artificielle élaborée ici par les chercheurs de l’IRCAM. « Nous avons construit l’outil avec le compositeur, s’enthousiasmait dans les colonnes du quotidien La Croix Philippe ESLING, leader du groupe de recherche de l’IRCAM. Nous lui avons fourni des modèles à éprouver, il les brisait et nous en tirions les conséquences. Nous avons ainsi établi un modèle génératif probabiliste que nous avons appris à l’ordinateur pour qu’il en déduise le probable et l’improbable. Schubert nous a demandé tant de choses qu’il en est découlé des types de sons à profusion. » Totale électronique live lancée à au moins 99db pendant quatre vingt dix interminables minutes autour de l’informatique et d’une mélodie creuse et simpliste avec les mêmes formules ad nauseum pour un spectacle très mode pour d’jeun’s aux ouïes toutes neuves dans un nightclub. Les oreilles n’ayant pas de paupières, obligation pour avoir l’espoir de les sauvegarder plus ou moins, les boucher en serrant le plus possible leur pavillon avec le majeur. La salle archi-comble planait littéralement. Parmi les comédiens danseurs, il se trouvait Belphégore… à moins que ce fût Dark Vador…

Marc Monnet et Bruno Mantovani. Photo : (c) Bruno Serrou

Le 15 juin, Grande Salle du Centre Pompidou, l’Ensemble Orchestral Contemporain (EOC) donnait son premier concert parisien avec son directeur musical Bruno Mantovani. Quatre pièces étaient au programme, dont une cent pour cent acoustique qui s’est avérée la plus variée. Il s’agit de Ti, ti, ti, ti, timptru (translation du chant d’un rossignol) de Marc MONNET, œuvre à la fois ludique, poétique, fraiche, inventive, humoristique, ne craignant pas la tonalité au sein de magistraux solos exploitant toutes les possibilités des instruments (contentasse, harpe, violoncelle, violon, piano, cor, hautbois, flûte, clarinette, banjo…), ce qui a permis aux musiciens de l’EOC de briller à tour de rôle et ensemble. Richiamo d’Ivan FEDELE est toujours aussi innovant vingt-huit ans après sa création. Ballatta n° 8 de Francesco FILIDEI est tour à tour violente et apaisée et sonne tel un orgue avec ses registrations acoustiques et électroniques, tandis que Nei rami chiari de Lara MORCIANO est d’une richesse harmonique et d’une puissance tellurique qui se conclut dans un silence apaisé, à l’instar de la page de Filidei. 

Lara Morciano et Bruno Mantovani. Photo : (c) Bruno Serrou


Il convient ici de remercier Bruno Mantovani, directeur musical de l’EOC, pour avoir occupé le public pendant les très longs changements de plateaux en présentant les œuvres avec bonhommie, interviewant aussi les deux compositeurs présents, Lara Morciano, trop bavarde, et Marc Monnet toujours elliptique.

Ensemble Intercontemporain, Orchestre de Paris, Ensemble Aedes, Sophie Burgos, Matthias Pintscher. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux jours plus tard, ManiFeste organisait un concert à marquer d’une pierre blanche Cité de la Musique de la Philharmonie de Paris avec l’Ensemble Intercontemporain, l’Orchestre de Paris et l’Ensemble Aedes dirigés par Matthias Pintscher dans les deux admirables mais trop rares Cantates d’Anton WEBERN avec en soliste l’excellente soprano Sophia Burgos, précédées de son orchestration de la Fuga (Ricercata) BWV 1979 extraite de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, le tout joué à la perfection. Etaient mis en regard de ces deux absolus chefs-d’œuvre la création de Once Anything Might Have Happened pour soprano, cor, ensemble et live electronic de Johannes Maria STAUD tendue comme un service psychiatrique hospitalier, et le grand classique qu’est la Passacaille pour Tokyo, œuvre référence de Philippe MANOURY pour piano et ensemble qui reste insurpassable par sa richesse sonore et technique et par son inventivité.

Stefano Gervasoni, Yuval Weinberg, SWR Vokalensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Le 18 juin, autre concert captivant Grande Salle du Centre Pompidou, cette fois par l’Ensemble Recherche et le SWR Vokalensemble dirigés par Yuval Weinberg. Etaient donnés la création française du magnétique Trio à cordes n° 2 de Helmut LACHENMANN et du moins spéculatif Abri pour trio à cordes de Stefano GERVASONI, qui a en revanche signé une œuvre puissante pour chœur mixte à trente-huit voix a cappella De tinieblas sur un texte espagnol inspiré des Leçons de Ténèbres. L’écoute de cette partition majeure a malheureusement été troublée par une vidéo sans intérêt.

Iannis Xenakis, Polytope de Cluny. Photo : (c) Bruno Serrou 

Le jour de la [Dé-]Fête de la musique, l’IRCAM inaugurait sa Salle modulable rénovée avec une impressionnante reconstitution du Polytope de Cluny que Iannis XENAKIS composa et réalisa en 1972 pour la célèbre abbaye cistercienne bourguignonne. Un spectacle magistral pour l’époque, aujourd’hui toujours magique. Allongé sur de longs coussins posés à même le sol, le public était plongé dans le noir pour une vue et une audition à trois cent soixante degrés sur des projections et des flashs laser tandis que la musique électronique émergeait d’une guirlande de haut-parleurs disséminés dans toute la salle, enveloppant les spectateurs. En complément Where You There at the Beginning de /NU/THING x ExperiensS plus long et moins saisissant à l’exception du finale, très réussi.

Pierre Jodlowski, Alan T. Photo : (c) Bruno Serrou

Réussite majeure pour le spectacle donné le lendemain, la « fictions-science » Alan T. de Pierre JODLOWSKI sur un livret de Franz Witzel. Ecrit pour soprano, comédien, cinq instruments et « intelligence artificielle », ce biopic musical, véritable opéra de quatre-vingt minutes est impressionnant de sincérité, d’invention, de créativité sonore. Jodlowski est un compositeur passionnant et ses interprètes parfaits (Johanna Freszel, Thomas Hauser, le Nadar Ensemble). Pour le grand public, la notion d’intelligence artificielle vient du film de Stanley Kubrick 2001 : Odyssée de l’espace où l’homme et l’ordinateur se livrent un combat sans merci. « Sans aller jusque-là, modère Pierre Jodlowski, l’intelligence artificielle établit des relations partagées. Le compositeur alimente la machine en propositions et informations qu’elle traite avant de lui renvoyer des solutions. » Cette Fictions-Science Alan T. a pour personnage central Alan Turing (1912-1954), mathématicien britannique fondateur de la science informatique victime d’une société homophobe qui décrypta la machine à coder allemande Enigma. Cet homme injustement oublié a conduit Jodlowski à sonder la machine informatique au maximum de ses aptitudes. « Ce qui m’intéresse ici est comment l’être humain peut-il lutter contre ses propres avatars. Je me suis concentré sur le fantasme de l’intelligence artificielle et les façons de s’en servir. »

Dimitri Vassiliakis et Philippe Manoury. Photo : (c) Bruno Serrou

Le 23 juin était consacré à un concert monographique exceptionnel, Studio de la Philharmonie de Paris dont le héros était Philippe MANOURY pour son soixante-dixième anniversaire, en présence de Miller PUCKETTE avec qui Manoury mit au point en 1984 le suiveur de partition et l’environnement informatique nécessaire à la réalisation de ses œuvres. Trois grandes pièces-phares étaient réunies, qui marquent toutes l’histoire de l’IRCAM et de la musique avec électronique en temps réel. Elles étaient interprétées par des solistes de l’Ensemble Intercontemporain, Sophie Cherrier pour Jupiter pour flûte, Dimitri Vassiliakis pour Pluton pour piano (deux pièces marquées cette fois par de légers incidents informatiques), et Gilles Durot, Samuel Favre et Aurélien Gignoux pour Neptune pour trois percussionnistes, cette fois avec une informatique parfaitement réglée. Impressionnant et magistral Manoury !

Kaija Saariaho et Franck Madlener. (directeur général de l'IRCAM) Photo : (c) Bruno Serrou

Jeudi 30 juin, le Concert final de ManiFeste 2022 avait pour cadre la Grande Salle du Centre Pompidou. IEMA (International Ensemble Music Academy) dirigée par Alexander Sinan Binder a joué In the Presence of Absence d‘Elena RYKOVA qui s’est avérée soporifique, Hibernation de Sebastian HILLI en création mais déjà fort défraîchi tant ce morceau fait penser à de la musique d’ascenseur, impression amplifiée par la projection d’un dessin animé de Jenny Jokela sans consistance. Surtout mis en regard du désormais classique Solar de Kaija SAARIAHO, autre jeune septuagénaire, suivi du primesautier Plans de Øyvind TORVUND autant sur les plans sonore que visuel…

Bruno Serrou


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