Paris. Opéra-Bastille. Samedi 6 avril 2019
Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Auštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Pavel Černoch (Sergueï). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
La direction de braise et d’une
flexibilité prodigieuse d’Ingo Metzmacher et la mise en scène torride de Krzysztof
Warlikowski, fidèle à la nouvelle de Nikolaï Leskov (1831-1895), donnent toute
la dimension tellurique et barbare de l’hallucinant Lady Macbeth du District de Mzensk de Dimitri Chostakovitch.
Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Auštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Chaque production de Lady Macbeth du District de Mzensk,
second opéra de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) après Le Nez, constitue en soi un véritable événement. En effet, cet
opéra, qui est l’un des plus grands du XXe siècle aux côtés de ceux
d’Alban Berg, Giacomo Puccini, Arnold Schönberg ou Richard Strauss, a toutes
les caractéristiques du cinéma. Il aura fallu attendre 1989 pour voir cet
ouvrage sulfureux contemporain de Lulu
de Berg programmé en France, à Nancy, et 1992 pour son entrée à l’Opéra de
Paris.
Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Tirée d’une nouvelle de Nicolaï
Leskov, l’intrigue conte l’histoire scabreuse de la jeune épouse d’un riche
marchand, Katerina Ismaïlova, aussi monstrueuse que la Lady Macbeth du
drame de William Shakespeare et de son adaptation par Arrigo Boïto pour
Giuseppe Verdi. L’héroïne de Chostakovitch tue son beau-père, Boris, qui la
harcèle, et son mari, Zinovi, par amour pour l’un de leurs ouvriers, Sergueï,
qui la déleste de son ennui, avant d’être arrêtée avec lui pour ce double
meurtre et d’être condamnée au bagne sur la route duquel elle se suicide en
entraînant sa rivale Sonietka dans la mort. De cet être apparemment effroyable,
Chostakovitch a fait le jouet d’un environnement machiste cauchemardesque qui
le conduit à une satire sociale qui a suscité la vindicte de Staline autant que
la violence érotique exacerbée par une musique violente, sarcastique,
singulièrement suggestive. Le dictateur, après avoir assisté à une représentation
en 1936, fera publier un article au vitriol dans la Pravda intitulé « Le
chaos remplace la musique » qui conduisit à l’interdiction de l’opéra
jusqu’en 1974.
Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Auštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Dmitry Ulyanov (Boris). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
« Certaines scènes peuvent
heurter la sensibilité des plus jeunes ainsi que des personnes non averties. »
Tel est l’avertissement figurant sur les documents promotionnels de l’Opéra de
Paris pour la troisième production de l’ouvrage in situ qui, dès l’abord, s’annonce crue et violente. Le choix du
metteur en scène Krzysztof Warlikowski est apparu comme une évidence tant son
esthétique concorde avec la froide cruauté du chef-d’œuvre de Chostakovitch.
Dès le rideau, où sont projetées des vidéos saisissantes de la fin de Katerina
Ismaïlova, l’atmosphère glaciale de l’approche de Warlikowski est exposée, l’entreprise
commerciale de la famille Ismaïlov conçue par Małgorzata Szczęśniak prenant la
forme d’un gigantesque abattoir, froid et clinique, où sont entreposées d’énormes
carcasses de bovins et d’ovins ensanglantés qui contrastent avec les tables de
dépeçage métalliques et le carrelage blanc immaculé, tandis que les
appartements des entrepreneurs sont rassemblés dans une vaste cage
rectangulaire. La violence du propos est surlignée par le metteur en scène
polonais qui met en avant la bestialité des protagonistes, obsédés par une
sexualité âpre et un machisme primitif. Seul hiatus, le quatrième acte dans
lequel Warlikowski réunit deux scènes qui se déroule quasi simultanément et qu’il
aurait pu, considérant l’ampleur du plateau de Bastille, séparer, le mariage de
Katerina et Sergueï, le manutentionnaire sur le point de devenir chef d’entreprise
par cette union, et celle du commissariat, où le chef de la police se plaint de
ses faibles émoluments bien qu’il faille aux policiers garder l’œil ouvert nuit
et jour. Lorsque les policiers s’incrustent dans la noce bourgeoise, une
policière pour se mêle aux festivités en se lançant dans une vertigineuse lap dance.
Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Auštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Cependant, le sublime naît de ce
flot de sexe et de sang. Les lumières de Felice Ross sont remarquables et les vidéos de Denis Guéguin
sont fort belles et viennent à point nommé, notamment dans l’intermède entre
les troisième et quatrième actes où est joué le premier mouvement du Huitième Quatuor à cordes en ut mineur de Chostakovitch orchestré
par Rudolf Barchaï.
Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Dmitry Ulyanov (Boris), Auštrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Pavel Černoch (Sergueï). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Dans la fosse, le chef allemand
Ingo Metzmacher met le feu à la partition, ménageant subtilement tensions et lyrisme
exacerbés, préservant constamment fluidité et limpidité des effets sonores, l’orchestre
sonnant avec la transparence d’une formation de chambre. Cuivres (répartis
entre la fosse et les hauteurs de la salle) et cordes se surpassent pour exprimer
les luxuriances de l’œuvre, tandis que le Chœur de l’Opéra national de Paris s’impose
par sa souplesse, la diversité de ses incarnations, son exceptionnelle
homogénéité.
Dimitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth du district de Mzensk. Scène finale. Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Au même titre que la distribution,
qui brille jusqu’au plus petit rôle. Déjà célébrée à l’Opéra de Lyon dans le
même rôle en janvier 2016, l’hallucinante soprano lituanienne Auštrinė
Stundytė, qui ne s’économise pas (1), campe
une Katerina Ismaïlova fulgurante, singulièrement sulfureuse, à la fois solide,
volontaire, fragile respirant l’ennui avec un naturel confondant mais exaltée
par la passion qui l’étreint pour l’ouvrier Sergueï, qui ne la considère pourtant
comme une vulgaire pièce de viande, et qui atteint une densité ahurissante.
Face à elle, le ténor Pavel Černoch
est un amant brut de fonderie, coq prétentieux, sanguin et libidineux à la voix
triomphante, jusqu’aux aigus les plus tendus. Grossièrement patriarcal et
lubrique, le beau-père Boris de Dmiyty Ulyanov est redoutable, ainsi que l’aigre
et mesquin mari Zinovy de John Daszak.
Bruno Serrou
1) Mardi 9 avril, lors de la troisième représentation, Auštrinė
Stundytė s’est blessée, et a dû se rendre aux urgences, ce qui a
conduit à l’interruption du spectacle à l’entracte. Ce qui pose une fois de
plus la question des doublures, ou plutôt de leur absence. Etait-il possible de
remplacer Aušrinė Stundytė au pied levé ? Certainement pas : peu de sopranos
sont capables d’assumer les exigences vocales de ce rôle écrasant, pas si souvent
chanté, dont la Lituanienne s’est fait une spécialité.
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