Paris. Théâtre des Bouffes du Nord. Lundi 21 mars 2016
Le Quatuor Diotima à l'issue du concert de son vingtième anniversaire. De gauche à droite : Yun-Peng Zhao (premier violon), Franck Chevalier (alto), Constance Ronzatti (second violon) et Pierre Morlet (violoncelle). Photo : (c) Bruno Serrou
Célébrer ses vingt ans le jour de
l’avènement du printemps… Serait-ce le symbole d’une éternelle jeunesse pour le
Quatuor Diotima, dont le crédo est la quête de l’excellence par la constance du
renouveau ? En tout cas, le concert que les Diotima ont offert lundi à un
parterre où se sont bousculés un grand nombre de compositeurs, d’instrumentistes
au sein d’un public d’amis et de fidèles partager ce moment, en est assurément
la promesse…
Premier quatuor à cordes français
à avoir pour activité autant dans le répertoire classique que dans la création contemporaine
dans la lignée des Quatuors Caplet et Parrenin, le Quatuor Diotima célèbre cette
année ses vingt ans d’existence. D’abord voué à la seule création, d’où son nom
en hommage au compositeur italien Luigi Nono (1924-1990) lui-même inspiré par
le poète allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843), ce quatuor d’archets est devenu
polyvalent, se plaisant à mettre en regard les œuvres de notre temps dont il
est souvent le commanditaire et celles du passé. Les compositeurs le
sollicitent, il porte très haut la réputation de la France musicale à l’étranger,
et il est désormais à la tête d’une collection de disques consacrée aux
compositeurs contemporains. « La naissance d’un quatuor est due au désir de
copains de faire de la musique ensemble, sourit Franck Chevalier, l’altiste du
Diotima. Le nôtre s’est formé autour de l’amitié de Pierre Morlet, notre
violoncelliste, avec des professeurs de composition du Conservatoire, Alain
Bancquart et Emanuel Nunes, qui souhaitaient que leurs quatuors soient joués. »
La première prestation du quatuor
a eu lieu au Festival Darmstadt en 1994. « Aucun de nous n’avait
l’intention de faire du quatuor, dit Pierre Morlet. Mais peu à peu l’envie s’est imposée,
et nous avons choisi un nom. » L’idée fondatrice étant la passion, le
Diotima a épuisé plusieurs violonistes. « Nous étions tous membres d’orchestres
ou enseignants, rappelle Franck Chevalier. Indépendamment des buts artistiques,
un répertoire a été défini. Entendant nous consacrer au passé autant qu’au
présent, il était clair que nous devions faire du quatuor à plein temps. Cette vocation
nous enrichit et nous permet la réalisation de chacun de nous. » Les
derniers membres arrivés sont les deux violonistes. Le Chinois Yun-Peng Zhao
est premier violon depuis 11 ans. « Diotima est mon premier poste, dit-il.
Ce qui m’a attiré vers ce quatuor est sa quête de l’excellence par la constante
du renouveau. Nous voyageons constamment entre les répertoires, ce qui nous
conduit à porter chaque fois de nouvelles perspectives entre notre temps, le
classicisme, le romantisme et le XXe siècle. »
Trois nouvelles parutions du Quatuor Diotima : Intégrale des Quatuors à cordes de la Seconde Ecole de Vienne : Arnold Schönberg, Alban Berg, Anton Webern (5 CD Naïve Y 5380) ; la Musique de chambre de Miroslav Srnka (1 CD Naïve Y 5433) ; le Livre pour quatuor "révisé" de Pierre Boulez (1 CD Megadisc 9 780201 379679)
Aujourd’hui, le Quatuor Diotima
transmet sa passion aux jeunes musiciens en animant une Académie abbaye de
Noirlac, dans le département du Cher. « Il ne s’agit pas de cours
traditionnels, insiste Zhao, mais de coaching de quatuors et de compositeurs
que nous rapprochons, chacun s’ignorant trop systématiquement. » Pour un
quatuor, le concert n’est que la partie émergée d’un iceberg. « Nous nous
voyons tous les jours, mais nous préservons une vie privée pour respirer un peu,
convient Constance Ronzatti, second violon des Diotima. Nous travaillons tous
les jours, séparément et en quatuor. » Tous les quatre sont les
« patrons » du quatuor, en fonction du sujet, du répertoire. « Chacun
s’impose dans un domaine ou dans un autre, l’un pour l’harmonie, un autre pour le
rythme, un autre pour la pertinence stylistique, sourit Chevalier. Il y a
toujours un leader, qui s’impose naturellement. »
Le concert anniversaire
Quatre pupitres et autant de chaises
vides plantés dans la pénombre au centre du plateau nu du Théâtre des Bouffes
du Nord tandis que des sonorités planes de violons enveloppaient le théâtre
entier… Le public s’est laissé volontiers emporter dans le rêve par le flux d’une
musique planante venant de nulle part… Jusqu’à ce que deux silhouettes descendues
des hauteurs du théâtre sont apparues tour à tour sur le plateau. Silhouettes que
l’on identifiera un peu plus tard comme deux des violonistes du Quatuor Diotima
originel, qui se plaçait clairement dès le début dans l’univers de la création
le plus exigeant, en choisissant son patronyme. Sans en connaître le titre, on
a rapidement situé l’œuvre jouée par deux violons à l’esprit rêveur. D’abord l’auteur
du quatuor à cordes « Fragmente-Stille
an Diotima », ensuite la pièce, l’une des dernières écrites par Nono, le
duo pour violons « Hay que caminar »,
soñando (1989), dernier volet d’un triptyque
dont le titre a été inspiré au compositeur italien par une inscription murale qu’il
a vue à Tolède « Vaminantes, no hay
caminos, hay que caminar » (Vous
qui marchez, il n’y a pas de chemins, il n’y a qu’à marcher). Une
invitation, en l’absence de pistes avérées et sûres, au refus des dogmes et des
parcours préétablis pour une ouverture à l’utopie, à la quête incessante, au
rêve. Alors qu’au-dessus de l’espace scénique apparaissait sur un écran l’inscription
« Vous qui marchez, n’y a pas de
chemin, il n’y a qu’à marcher », Frank Chevalier a commencé à lire la profession
de foi du groupe, bientôt relayée par Pierre Morlet, puis par Yun-Peng Zhao,
enfin par Constance Ronzatti.
Oscar Strasnoy (né en 1970). Photo : DR
Puis les quatre musiciens se sont
assis devant leurs pupitres respectifs pour s’élancer dans la création mondiale
d’un quatuor à cordes que les Diotima ont commandé pour leurs vingt ans au
compositeur franco-argentin installé à Berlin Oscar Strasnoy (né en 1970). Cette
œuvre, Ghost Stories (Histoires de fantôme), renvoie elle
aussi aux spectres de la littérature, à l’instar de l’œuvre-manifeste de Nono
qui a donné son nom au Quatuor Diotima. Cette fois, il ne s’agit pas d’un poète
maudit allemand dont la voix ne perdure que par le biais de ses vers, mais de
six écrivains du XXe siècle, Isaac Bashevis Singer (1902-1991), Prix
Nobel de Littérature en 1978, Witold Gombrowicz (1904-1969), Vladimir Nabokov (1899-1977),
Jorge Luis Borges (1899-1986), Italo Calvino (1923-1985) et Georges Perec
(1936-1982), dont on entend à travers des haut-parleurs la musicalité vocale
ponctuer la musique de Strasnoy, qui signe ici l’une de ses partitions les plus
personnelles et originales, à la fois onirique, ardente, jouant avec bonheur des
particularités des instruments du quatuor d’archets dont il articule autant les
qualités intrinsèques en donnant à chacune des voix son indépendance, et leurs aptitudes
à la complémentarité et à la fusion, leur faisant faire parfois le contraire de
ce qu’ils sont, passant les graves aux violons et les aigus à l’alto comme au
violoncelle.
Quatuor Diotima. Photo : (c) Quatuor Diotima
Avant l’entracte, une longue
intervention de Gérard Courchelle égrène l’histoire du Quatuor Diotima illustrée
de quelques gags filmés de bon aloi tirés de YouTube, et déjà vus sur les
réseaux sociaux d’Internet qui suscitent des bribes de sourires dans la salle,
avant que le public s’égaille finalement quelques minutes dans les coursives du
vieux théâtre du XIXe arrondissement.
La seconde partie du concert a
permis de saisir pleinement les qualités du Quatuor Diotima, aussi à l’aise désormais
dans le grand répertoire classique que dans la création, ce qui lui permet de
mettre en valeur autant l’inventivité des œuvres du passé que le classicisme et
l’expressivité des partitions les plus téméraires des temps présents. Le seizième
et dernier quatuor de Beethoven, composé durant l’été 1826, est aussi le plus
lapidaire et énigmatique du compositeur, sinon le plus déroutant. Des derniers
quatuors de Beethoven, cet ultime partition du genre est pourtant le plus
court, le plus classique et le plus lumineux. Le mouvement lent a été
écrit le dernier, en septembre 1826. Ce Lento
assai, cantante tranquillo est, selon les esquisses, un « Süsser Ruhegesang,
Friedensgesang »
(doux chant de repos, de paix) d’une
sereine mélancolie. Mais, comme son titre initial « Der schwergefasste Entschluss » (La résolution difficilement prise) le
laisse entendre, le Quatuor à cordes en
fa majeur op. 135, qui se déploie sur moins de vingt-cinq minutes, est
porteur de mystère, conforté par les deux phrases fameuses que le compositeur a mises en exergue « Muss es sein? Es muss sein! »
(Le faut-il ? Il le faut !).
Cette interrogation suivie d’une résolution ne serait qu’une question posée par
un bourgeois viennois désireux d’acquérir le manuscrit du canon que Beethoven a
repris dans le finale du quatuor sans bourse délier et à qui le compositeur
demanda en retour cinquante florins : « Le faut-il ? »,
demanda en retour ledit bourgeois, et Beethoven de lui répondre : « Il
le faut ! » Cette vague histoire d’ego allait devenir l’une des
énigmes les plus éventées de l’histoire de la musique… L’on peut aussi y trouver des connotations métaphysiques, le verbe müssen sous-tendant la notion de
nécessité inéluctable et pouvant de ce fait laisser entrevoir la notion de
destin : « Cela doit-il
être ? Cela doit être ! », question et réponse étant musicalement
représentées par deux fragments de trois notes, le second étant le renversement
du premier. Quoiqu’il en soit, Muss
es sein! suscite un motif que Beethoven emprunte au Clavier bien tempéré et à la Passion
selon saint Mattieu de Jean-Sébastien Bach. Les Diotima, qui ont mis les quatre
derniers quatuors de Beethoven en regard des quatre Quatuors à cordes d’Arnold Schönberg et des quatre « feuillets »
du Livre pour quatuor de Pierre Boulez
en novembre et décembre 2012 dans ce même Théâtre des Bouffes du Nord (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/11/le-premier-des-quatre-concerts.html,
http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/le-3e-concert-du-quatuor-diotima-aux.html),
ont proposé une lecture rutilante et sensible de cette œuvre. Ainsi, le
mouvement initial s’est présenté comme une délicate conversation, le scherzo s’est
fait virevoltant et impétueux, le mouvement lent a touché par sa tendre
délicatesse se concluant dans une douce nostalgie, tandis que le finale, lancé
avec gravité, s’est épanoui pour devenir limpide et radieux, le violon et l’alto
magnifiant de leurs ardentes sonorités le beau passage murmuré en imitations.
Voilà une soirée qui laisse
augurer d’un avenir étincelant pour la Quatuor Diotima, qui, en outre vient de
se voir confier par la maison de disques Naïve une collection consacrée à la
musique de chambre contemporaine, simplement intitulée « Diotima
Collection ». Le premier volet est consacré au Tchèque Miroslav Srnka et sera
bientôt suivi d’un disque monographique Alfredo Posadas, tandis que le Quatuor
Diotima prépare hors collection l’enregistrement des six Quatuors à cordes de Béla Bartók…
Bruno Serrou
1) La première partie de ce texte
a été pour l’essentiel publié dans le quotidien La Croix daté lundi 21 mars
2016
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