A l'occasion du soixantième anniversaire du premier enregistrement de Glenn Gould pour Columbia, les fameuses Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, Sony Classical, firme américano-japonaise qui détient depuis 1988 les
labels américaino-britanniques CBS Masterworks/Columbia, publie ce 14 septembre
2015 une nouvelle édition de l’intégrale des enregistrements officiels du plus
original et populaire des pianistes de l’histoire de la musique, le Canadien
Glenn Gould
Glenn Gould est au piano ce que
Maria Callas est à la voix : l’archétype du musicien, la figure tutélaire
et emblématique de l’instrument à clavier, une véritable icône qui appartient à
l’Humanité entière et qui représente à lui seul le Musicien classique par
excellence aux yeux du grand public du monde entier autant qu’à ceux des mélomanes
et des musiciens eux-mêmes. Car, qu’ils s’intéressent de près ou de loin à la
musique, tous les publics à un degré où à un autre connaissent l’art de
l’interprétation de Glenn Gould, au moins autant que celui de Maria Callas. Dès
que l’on entend une note émise par la bouche de la cantatrice gréco-américaine,
on l’identifie immédiatement, à l’instar de la moindre note émise par
l’instrument de Glenn Gould, celui-ci est reconnu…
Comme Maria Callas, dont les enregistrements sont eux aussi régulièrement réédités par
VSM/EMI/Warner/Erato, Glenn Gould est la figure
charismatique du catalogue Sony. Et nul ne se lasse de l’écouter, le réécouter,
le découvrir et le redécouvrir, tant son jeu, sa conception des œuvres toujours
renouvelée, et jusqu’à sa vie et le mystère qui l’entoure et qu’il a tout fait
pour entretenir, demeurent d’une prégnante actualité.
Si Glenn Gould est précieusement
préservé dans la mémoire collective comme le génial interprète de
Jean-Sébastien Bach, dont les Variations
Goldberg sont l’alpha et l’oméga des enregistrements - la première version,
parue en 1955, le révéla, la seconde, enregistrée en 1981, est la plus
accomplie et poétique de toutes les versions de l’histoire du disque -, auxquelles
il faut ajouter le Clavier bien tempéré,
les Suites françaises, les Sonates pour clavier et viole de gambe, pour clavier et violon, les Toccatas, Préludes, Fughettas et Fugues, il ne faut pas oublier qu’il a été le
premier pianiste américain à enregistrer la totalité des œuvres de Schönberg et
Berg, à s’intéresser à Krenek, Hindemith, Byrd, Gibbons, Sibelius et au piano
de Richard Strauss, mais aussi à Scarlatti, Haendel, CPE Bach, Haydn (ses six
dernières sonates sont à connaître absolument), Mozart, Schumann, Brahms, Wagner - c'est avec la Siegfried Idyll de ce dernier que Glenn Gould troque le clavier pour la baguette quelques jours avant sa mort -,
Bizet, Scriabine, Grieg, Prokofiev, Morawetz, à ses contemporains canadiens,
que ce soit en solo ou en concerto dirigé par Leonard Bernstein, Vladimir
Golschmann, Leopold Stokowski, Walter Susskind, Robert Craft, ou dialoguant
avec Elisabeth Schwarzkopf ou le Juilliard Quartet… Il est aussi un immense
beethovenien, comme l’attestent ses enregistrements des cinq concertos, des Bagatelles op. 33 et 126, de vingt Sonates, de trois cahiers de Variations
et les Symphonies n° 5 et n° 6 « Pastorale » dans les
transcriptions de Franz Liszt. Au total, cent quatre vingt six œuvres de vingt-cinq
compositeurs, dont lui-même, avec sa fugue et son quatuor à cordes. Cette somme
hors norme représente plus de soixante-et-une heures d’écoute auxquelles s’ajoutent
quatre vingt dix minutes de documents vocaux.
Photo : (c) Bruno Serrou
Pour la troisième fois depuis que
le CD existe, Sony Classical réédite la totalité du legs pianistique d’une
actualité toujours plus incontestable de Glenn Gould. Soixante dix neuf CD
auxquels s’ajoutent deux CD d’entretiens dans lesquels Glenn Gould évoque neuf
mois avant sa mort sa vision des Variations
Goldberg de Jean-Sébastien Bach, mais aussi du compositeur saxon, ainsi que
la musique de Schönberg, l’Intermezzo
op. 118/2 de Brahms, les Sonates Pathétique, Clair de lune et Appassionata de Beethoven et
l’enregistrement par Rudolf Serkin du Concerto
n° 4 du même Beethoven.
Ceux qui parmi nous possèdent
l’édition blanche parue en 1991, se doivent de la garder précieusement car la
présente réédition n’a pu reprendre les enregistrements « prêtés »
par Radio Canada, qui n’a pas renouvelé ses accords passés avec Sony envisageant
de publier ces documents sous son propre label (voir l’entretien ci-dessous
avec le musicologue Michael Stegemann). En revanche, devant le succès des deux
coffrets précédents épuisés depuis longtemps, Sony Classical a veillé à
remarsteriser la totalité des enregistrements avec les outils numériques aujourd’hui
les plus sophistiqués, et de présenter les disques avec les couplages et sous
les jaquettes des trente centimètres d’origine, comme il l’a fait pour l’intégrale
Pierre Boulez en janvier dernier. Ce qui justifie des durées variables des CD,
qui vont de trente minutes à une heure maximum.
Glenn Gould, janvier 1961. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical
Le résultat du travail des
ingénieurs du son de Sony est impressionnant, les basses grondent, les aigus étincellent, l'ampleur et la finesse du nuancier, la clarté des lignes, les reliefs sont si larges et nets que l'on a le sentiment d'un Gould en train de jouer devant nous. Assurément, Gould, dont l'exigence technique était quasi maladive, au point de renoncer en 1964 à toute apparition publique, lui qui souffrait d'agoraphobie, eut été ravi de cette réalisation exemplaire. En outre, cette réédition est d'autant plus bienvenue qu'elle et accompagnée d’un
livre de quatre cent seize pages au contenu riche en textes de présentation signés
Glenn Gould Kevin Bazzana et Andreas K. Meyer, et illustré de photos de Glenn
Gould et des pochettes LP. Sont inclus dans cet ouvrage, le contenu précis des
disques, les précisions de lieux, de dates d’enregistrement et de publication,
les numéros de masters, etc.
Afin de rendre cette somme accessible
au plus grand nombre, mais aussi pour inciter à la découverte de ce géant du
piano et pour ceux qui ne peuvent acquérir le coffret entier pour des raisons
financière, malgré son prix somme toute abordable, Sony Classical propose un « best
of » de 2 CD d’extraits du coffret, et, pour célébrer le retour en grâce
du 33T 30cm, la publication en 2LP des deux versions des Variations Goldberg auxquelles le nom de Glenn Gould est intimement
attaché, ainsi qu’une clef USB pour les geeks. Ainsi, l'informatique célèbre-t-elle un artiste hors norme pour qui Internet et ses capacités infinies aurait été le médium parfait sans intermédiaire pour toucher le plus large public jusque dans son foyer-même.
B. S.
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GLENN GOULD PAR MICHAEL
STEGEMANN
Professeur d’Université,
philosophe, musicologue, auteur de livre, articles, émissions radiophoniques consacrés à Glenn Gould
Fin connaisseur de
Glenn Gould, Michael
Stegemann (né en 1956) a fait ses études à Münster
en musicologie, lettres françaises, philosophie et histoire de l‘art, et à
Paris, où il a notamment été d‘Olivier Messiaen dans la classe de composition
du Conservatoire de Paris. En 1981, il présente sa thèse de doctorat consacrée
à Camille Saint-Saëns und das
französische
Solokonzert [Camille Saint-Saëns et le concerto solo en France de 1850 à 1920].
De 1981 à 1986, il est rédacteur en
chef de la Neue Zeitschrift für Musik et Chargé de cours à l’université de
Münster. Depuis 2002, il occupe la chair de musicologie à l’université TU de
Dortmund. Travaillant sur Glenn Gould depuis 1980, il a publié une biographie du pianiste canadien en 1992 sous le titre « Glenn
Gould - Leben und Werk » (Piper, Munich), qui a atteint le tirage enviable
de trente-cinq mille exemplaires, et a réalisé une série de cinquante-deux émissions de quatre
vingt dix minutes « Glenn Gould Gesamt » pour les chaines allemandes SWR/BR/NDR/SFB/DRS.
Je l’ai rencontré en juin dernier dans les bureaux parisiens de Sony Classical
dans la perspective de la parution ce mois-ci de l’intégrale des
enregistrements de Glenn Gould pour la Columbia canadienne.
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Bruno Serrou : Vous êtes musicologue, vous avez été
l’élève d’Olivier Messiaen. Qu’est-ce qui fait que vous vous soyez intéressé à
Glenn Gould, surtout connu pour ses relations à Jean-Sébastien Bach ?
Michael Stegemann : Il
ne faut pourtant pas oublier que Glenn Gould a été l’un des premiers à
s’occuper sérieusement de Schönberg, Berg, Webern, Hindemith, Krenek en
Amérique du Nord, et même en Russie, contre l’opinion publique. En fait j’ai
découvert Gould quand j’avais 15-16 ans. J’étudiais à l’époque la 3e Suite Française de Bach,
et mes parents ont voulu m’offrir un disque de cette œuvre jouée au piano… et
Gould était le seul disponible dans le magasin. Ce fut un véritable choc, J’ai
été transporté à son écoute, j’ai mis tout de suite la partition de côté et
j’ai commencé à m’occuper de Gould. Depuis sa mort, je suis les développements
de sa renommée. J’ai patronné la première édition de Sony parue de 1991,
désormais appelée l’Edition blanche. La dernière chose que j’ai faite est
l’édition voilà trois ans des enregistrements que Gould a réalisés avec
Elisabeth Schwartzkopf des lieder de Strauss, un double album. Dans les
coffrets Sony, il n’y a que les trois lieder d’Ophelia, alors qu’ils en ont enregistré quatre autres.
Glenn Gould au piano assis sur sa chaise percée, à Stratford (Ontario), 1956. Photo (c) Herbert Nott/Sony Classical
BS : Avez-vous rencontré Glenn Gould ?
MS : Non. J’ai commencé à écrire sa biographie en 1980. Elle devait paraître pour son cinquantième anniversaire, et j’avais l’intention de
lui rendre visite après avoir plus ou moins esquissé le livre. Mais il est mort le 4 octobre 1982, neuf jours après son cinquantième anniversaire. Aujourd’hui
je ne sais pas si j’en suis malheureux ou content... J’ai eu de
nombreux contacts parmi ses amis, sa famille, ses collaborateurs, avec Bruno
Monsaingeon. Mais pas avec Gould en personne. Peut-être est-ce mieux ainsi. Cette
éloignement physique m’a permis d’avoir une vue plus neutre, plus distanciée.
BS : Quelles sont vos relations avec Bruno Monsaingeon, qui, en
France, est un peu le « gardien du temple gouldien » ?
MS : Il y a une différence de générations. Bruno est plus âgé
que moi, il est considéré comme l’apôtre, ou l’évangéliste de Glenn Gould. Pour
autant, je crois que nous nous entendons bien. Nous n’avons pas je crois les mêmes
approches de Gould, puisqu’il était beaucoup plus proche de lui, mais si l’on considère
la quantité de gens qui se sont intéressés de près à Gould, qu’ils l’aient ou
non connu, nous ne sommes que trois, Bruno Monsaingeon, Karine Batsana, qui a
écrit les textes pour la nouvelle édition, et moi à nous consacrer à lui.
BS : Y a-t-il une grande évolution dans la connaissance de Glenn
Gould ?
MS : Oui. Car au début on a considéré Gould comme pianiste, un
pianiste certes extraordinaire, unique, mais depuis la perspective a considérablement
changé en ce qui concerne ses idées techniques, sa vision de la relation entre
le musicien et son public, sur ses travaux pour la radio, la télévision, ses
écrits, ses propres œuvres musicales, et je crois qu’aujourd’hui on découvre un
Glenn Gould beaucoup plus vaste, beaucoup plus total, qu’il y a dix ou vingt
ans.
BS : Glenn Gould a en effet beaucoup écrit
MS : Et beaucoup a été édité depuis sa mort. Il y a aussi une
correspondance, des lettres avec sa famille, notamment avec son père, qui sont
difficilement accessibles. J’ai pu en lire quelques-unes, mais sans pouvoir les
utiliser. Il y a d’énormes tensions entre son père et lui, le ton des lettres
est très violent. Il ne faut pas oublier que Gould avait des troubles
psychiques, on évoque un syndrome d’asperger, une forme d’autisme plus ou moins
prouvée par Peter Oswald, qui a été son psychiatre pendant dix-sept ans qui a
écrit un livre sur lui. Ce qu’il dit est tellement révélateur qu’on peut parler
avec certitude.
Glenn Gould, décembre 1967. Photo : (c) Don Hunstein/Sandy Speiser/Sony Classical
BS : Ce qui explique pourquoi il s’est retiré
du monde ?
MS : C’est une raison. Mais ce n’est pas la seule. Je
crois que sa vision musicale était dès le début fixée sur un idéal qu’il ne
pouvait pas atteindre en concert. Quand on voit les protocoles de son travail
en studio, par exemple les partitions qu’il a utilisées pour ses
enregistrements, avec toutes les annotations, les remarques, les changements de
prises, de positionnement des micros, je crois que dès le début, même avant qu’il
enregistre à la Columbia, il s’était passionnément engagé pour une présentation
idéalisée de la musique pour laquelle le concert n’était pas possible. Certainement,
il y avait chez lui de l’agoraphobie, son comportement avec l’autre était plus
qu’étrange, et il détestait voyager, que ce soit en avion, en train ou en
bateau, il était vraiment très peu
sociable. Mais le tout formait une mosaïque jusqu’à la date fatidique de 1964,
année où il arrêté de donner des concerts. Ce n’est donc pas seulement à cause
de ses dispositions psychiques, mais aussi à cause de la volonté de réaliser un
idéal qu’il ne pouvait atteindre qu’en studio.
BS : De ce fait, y a-t-il beaucoup de prises studio
inexploitées ?
MS : Il existe en effet encore énormément de trésors. La Glenn
Gould Foundation, qui est responsable de son héritage, et moi-même nous
essayons maintenant de cataloguer, ordonner, écouter tous ces bouts de bandes
qui forment les fameux « out-tapes » qui n’ont jamais été publiés ou
seulement en très petite quantité… Il existe une édition des Variations Goldberg de 1955 avec les out-tapes qui a été est parue en 2005
pour le cinquantenaire de cet enregistrement mythique. Dans cette édition, il y
a à peu près trente minutes de ces bouts de bandes qui sont spectaculaires,
puisque Gould avait un panel extraordinaire de possibilités d’interprétation.
Preuve en est le fameux film tourné au début de sa carrière, « On the
record », où il joue un mouvement de Bach de cinq façons totalement distinctes.
On dirait cinq pianistes différents, des prises parfaites les unes comme les autres,
et après avoir joué les cinq versions, il dit : « Bon, et maintenant
on va voir, et on va choisir… » Maintenant, quand on parle des bribes
de bandes qui restent dans les archives de la Columbia/Sony, ce ne sont pas des
matériaux avec des fausses notes et autres défauts, mais des documents parfaits
porteurs d’autres façons de voir les choses.
BS : Qui a choisi les versions à publier ?
MS : C’est toujours lui. Bon, officiellement en collaboration
avec le producteur, Howard H. Scott ou autres producteurs de la Columbia. Mais
dans le fond, c’est toujours lui qui avait le dernier mot.
Glenn Gould dans l'usine, janvier 1958 Steinway. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical
BS : Quand il enregistrait, filait-il l’œuvre
entière ou préférait-il des prises morceau par morceau ?
MS : Cela dépend. Il a jouée des œuvres d’un bout à l’autre
sans coupures à la perfection. Mais, si je suis bien au courant du travail d’un
disque à l’autre, je crois qu’à partir de son travail exclusivement en studio,
il a enregistré des passages de plus en plus courts. Pas à cause de difficultés
techniques qu’il aurait pu rencontrer mais pour questions de positionnement du
micro, de changements d’acoustique, de bruits intempestifs de chaise ou de
piano…
BS : Et de son chant trop présent ?...
MS : C’est sa mère qui, quand il était enfant, l’avait incité
à chanter en jouant.
BS : Tous les enregistrements rassemblés dans ce nouveau coffret
Sony, sont-ils les mêmes que ceux des précédents coffrets parus à la fin des
années 1980-début des années 1990 ?
MS : La première édition, l’« édition blanche »,
était à l’époque les œuvres réputées complètes. C’est-à-dire les
enregistrements de la Columbia et ceux de Radio Canada (Vancouver et Toronto). Après,
il y a les enregistrements de sa tournée en Russie, avec une œuvre de Webern,
un concerto de Bach, le 2e Concerto de Beethoven à Leningrad qui ont
été enregistrés par la radio soviétique, deux enregistrements de 3e Concerto de Beethoven avec
Karajan, les Variations Goldberg du
Festival de Salzbourg 1959, et il y a aussi certains enregistrements des stations
de radio des Etats-Unis de concerts qu’il a donnés à Chicago, à Boston, etc.,
qui sont parus voilà quelques années chez Music & Arts. Mais ils ne
faisaient pas partie à l’époque de l’intégrale blanche, car ils n’avaient pas
encore été découverts. Aujourd’hui, la présente réédition ne concerne que les
enregistrements Columbia, c’est-à-dire tous les disques, soit soixante dix huit
au total, sont ceux qu’il a enregistrés officiellement pour CBS. Ce qui
correspond à l’ancienne « Jacket Collection » que l’on avait faite en
2007 ou 2010, qui était épuisée. Mais elle a été si demandée, que Sony a décidé
de la rééditer aujourd’hui. Mais selon les moyens techniques disponibles actuellement,
et le résultat est vraiment très impressionnant. Sur la base des originaux,
bien sûr. Tout a été nettoyé. Gould avait une telle conscience du son du
piano, et il a tellement expérimenté avec les positions diverses des micros,
avec les angles d’enregistrement, que je crois que le travail qui vient d’être
fait vaut vraiment la peine tant il s’approche de son idée du son idéal.
Glenn Gould dans le Sudio Columbia 30e Rue. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical
BS : La réédition Sony des enregistrements de Glenn Gould compte combien
de disques et d’œuvres ?
MS : Soixante dix huit CD. Ils suivent la chronologie des
enregistrements. Le coffret commence en effet par le premier enregistrement
mono des Variations Goldberg de 1955
et se termine avec le dernier disque consacré à Richard Strauss. Il doit y
avoir deux cent cinquante à trois cents œuvres.
BS : En dehors des enregistrements 1955 et 1981 des Goldberg, existe-t-il d’autres versions par Glenn
Gould ?
MS : Dans le coffret, non… Mais il y a un enregistrement de
1954 que Gould a fait pour la Radio canadienne. Il est particulièrement intéressant
d’ailleurs, parce qu’il est presque aussi lent que celui de 1981, alors qu’il
date d’un an avant la première prise de studio. Il y a aussi les Goldberg de Salzbourg, un concert de
Vancouver, et il a très souvent joué en concert des extraits des Goldberg… Gould était capable de
présenter la même œuvre de façon tellement différente, d’un jour à l’autre, et
même en studio, je ne connais aucun autre artiste chez qui le panel
d’interprétations est aussi large.
BS : Qu’est-ce qui caractérise Gould par
rapport à d’autres grands pianistes. Rien que pour Bach, il s’en trouve beaucoup.
Qu’est-ce qui fait qu’il vous soit par exemple possible d’être un inconditionnel
de Gould, phénomène qu’aucun autre pianiste ne suscite ?
MS : Il y a d’autres pianistes aussi... Disons que si
j’entends Glenn Gould dans Bach, Mozart, Beethoven, Schönberg ou qui que ce
soit, j’entends Gould. La musique, le compositeur, l’œuvre viennent presque au second
plan. Lorsque je l’écoute, j’entends la conception d’une personnalité musicale
tellement extraordinaire et unique, intelligente et fascinante, que peu
m’importe de savoir s’il joue ce qui est écrit sur la partition. C’est sa façon
de présenter la musique qui me passionne, me fascine et reste même presque quarante
ans après sa mort d’une incroyable actualité. Quand on parle aujourd’hui des
grands pianistes du passé - vous avez nommé Wilhelm Kempff, on peut parler de
Vladimir Horowitz, Rudolf Serkin ou Clara Haskil ou qui que ce soit -, on parle
de personnalités historiques. Personne aujourd’hui « oserait » jouer
comme Kempff ou Horowitz. Il y a des pianistes comme David Fray, qui déclare
que Kempff reste son grand exemple pour Bach…
BS : … Et Richter ?
MS : Oui. Qui est très romantique. Mais quand on parle de
Gould, on parle d’une personnalité qui n’a rien perdu en actualité, qui reste
d’une grande modernité. Il est tellement unique ; il ne reflète pas une
vision de Bach des années 1950-1960-1970, mais une idée de Bach absolue, comme
l’idée d’un philosophe ou d’un peintre. Gould, ce n’est pas pour comprendre
Bach, Mozart ou Schönberg mais pour découvrir cette musique sous un angle
unique, il n’y a personne d’autre que Gould qui est capable de faire ça.
Glenn Gould, mars 1967. Photo : (c) Don Hunstein/Sandy Speiser/Sony Classical
BS : Il y a aussi cette approche du piano de Bach qui, le son ne se
déployant pas mais au contraire restant dans le piano, fait penser au clavecin,
mais avec une résonance que ce dernier n’a pas. Est-ce ce qui fait la modernité
de l’approche de Gould, ce son particulier qui évoque plus ou moins le
clavecin, aujourd’hui souvent exigé pour jouer Bach ?
MS : C’est précisément ce que Gould a toujours voulu. Il
disait : « J’aime les pianos qui sonnent comme des clavecins, et
j’aime les clavecins qui sonnent comme des pianos ». Il était donc conscient,
en dehors de toute question d’authenticité historique, d’un idéal sonore. Vous
savez sans doute qu’il a expérimenté un piano qu’il a préparé avec des clous
métalliques, un « harpsi-piano » que Steinway a fabriqué spécialement
pour lui en intégrant dans chaque marteau une pièce de métal en forme de
« T » qui engendrait une frappe métallique se rapprochant plus ou
moins du clavecin - « un piano
névropathe qui se prend pour un clavecin », comme s’en amusait Gould - et qu’il
a utilisé pour des œuvres comme l’Art de
la fugue. On voit là qu’il avait conscience d’une sonorité. Son fameux
Steinway CD 318, il l’a manipulé tellement souvent pour rapprocher les marteaux
des cordes pour obtenir cette tactilité presque « clavecinesque » que
la course du clavier était extrêmement courte.
BS : Tout le contraire d’Arrau, qui faisait
régler son piano de façon à ce que la touche soit quasi enfoncée pour que le
marteau se déclenche…
MS : Tout à fait. En fait, là, l’on ne peut pas vraiment
parler d’un son typique de piano mais d’un son typique Gould. Ce qui fait que
l’on reconnaît Gould au bout d’à peine trente secondes de musique. Même s’il ne
chante pas. Cette conscience de la sonorité pianistique le diffère de tous ses
collègues pour qui l’instrument est vraiment un instrument, c’est-à-dire un
objet en dehors d’eux-mêmes. Pour Gould, le piano est son prolongement, et
quand on le voit dans les films jouer assis sur sa petite chaise de 35 cm de
haut, avec un trou et une peau de vache dessus (rires), le piano et lui ne font
plus qu’un.
BS : Est-ce pourquoi il ne voyageait guère, le piano se trouvant
chez lui et pas ailleurs ?
MS : A l’époque, comme Horowitz, il aurait pu facilement dire
« je ne joue que sur mon piano ». Arturo Benedetti Michelangeli le
faisait bien. La dernière apparition de Gould avec orchestre était dans le Cinquième Concerto de Beethoven en
remplacement de Michelangeli, qui avait annulé son concert. Gould avait dit en plaisantant « s’il ne
vient pas, je joue ». Si bien qu’il a reçu un jour un coup de téléphone de
la CBC lui disant « écoutez, il a annulé le concert est-ce que vous pouvez
venir ». C’est ainsi qu’il a joué avec Karel Ančerl, qui était
chef à l’époque le directeur musical du Toronto Symphony Orchestra.
BS : Sony ne l’a pas intégré à son intégrale ?
MS : Non. Mais il est dans la précédente édition. Les
enregistrements de la Radio Canadienne sont soumis à des droits d’auteur
différents de ceux de Sony. Les droits des interprètes aux Etats-Unis sont de
cinquante ans. Il faut donc attendre 2024, pour que ce soit libre de droit. Radio
Canada avait donné les droits pour l’édition précédente, mais ils ne les ont
pas renouvelés pour cette fois. La CBC voulait les publier elle-même dans sa
propre Edition Gould, qui a été en partie réalisée, mais pas totalement.
BS : Mais ce Cinquième de
Beethoven est un véritable trésor !
MS : Il a existé. Si vous avez l’édition blanche, vous l’avez.
En outre, il est disponible sur YouTube, avec l’image en sus.
Glenn Gould, juin 1980. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical
BS : Comment expliquer que le renom de Gould aille au-delà du
mélomane averti ? Si l’on parle
d’un pianiste, même à des gens peu familiarisés avec la musique, le nom de
Glenn Gould vient immédiatement à l’esprit. Qu’est-ce qui contribue à l’image
de ce pianiste en particulier ?
MS : C’est peut-être le génie de la Columbia qui a dès le
début « vendu » Gould comme une personnalité hors normes et l’a
présenté comme un nouveau Marlon Brando ou James Dean, et il y a bien sûr cette
vie de musicien avec une mort très précoce, l’arrêt complet des concerts, les
excentricités qui font partie du personnage et qui sont archi-célèbres, comme
le bain des mains dans l’eau chaude avant chaque concert, le studio à 32°, etc.
Je crois que le mythe de Gould fonctionne aujourd’hui comme il a fonctionné en
1955 et surtout après son dernier concert en 1964. Ce mythe a grandi de telle
sorte que l’on ne peut plus le séparer du musicien. Et je crois que c’est une
chance aujourd’hui, car ainsi l’on peut présenter Gould à un public qui ne
s’intéresse pas a priori à la musique classique et qui découvre la richesse de
ce répertoire à travers une personnalité qu’elle trouve fascinante.
BS : Vous disiez plus haut que le problème de Gould est qu’il joue du
Gould, pas forcément la partition dans ce qu’elle contient vraiment. N’y a-t-il
pas risque de découvrir les œuvres par le prisme gouldien et de décevoir en
écoutant d’autres interprètes ?
MS : Cela dépend. D’abord, il faut avoir les oreilles et l’esprit
ouverts aux multiples façons d’interpréter une même œuvre. La déception est néanmoins
assurée si l’on veut poursuivre avec des pianistes de la trempe de Gould. Personne
ne peut en effet prétendre l’égaler, et moins encore le surpasser. Malgré tous
les bons mots de la presse qui assurent régulièrement découvrir un nouveau
Glenn Gould, nul à ce jour n’a pu atteindre cette capacité à surprendre, même
de loin.
BS : C’est aussi le cas avec Maria Callas…
MS : Ce qui prouve combien ces personnalités nous manquent et demeurent
irremplaçables.
BS : Les pianos sur lesquels jouait Glenn Gould existent-ils toujours ?
MS : Ben sûr !
Glenn Gould, 1956. Photo : (c) Jock Carroll/Sony Classical
BS : Quelqu’un les joue-il, ou sont-ils exposés dans un musée ?
MS : Je vais dire quelque chose de pas très gentil...
L’héritage de Gould est devenu propriété de l’Etat canadien et de la Glenn
Gould Estate. Peu après sa mort, ils ont donné aux touristes la possibilité de
jouer son Steinway CD 318, la « romance à trois pattes » de Glenn Gould,
aujourd’hui l’un des plus précieux artéfacts culturels du Canada. Avec
possibilité pour les touristes de s’enregistrer en train de jouer sur ce piano
contre la somme 500 CDN$. Fort heureusement, ce sont surtout des Japonais qui
se prêtaient au jeu, car ils sont respectueux. Mais, finalement, ils ont
réalisé qu’il n’est pas sérieux de faire des choses pareilles. Désormais, tout
l’héritage de Gould appartient au Canadian National Museum de Toronto, où la
chaise percée sur laquelle il travaillait, son manteau, son chapeau, ses gants,
son piano et autres objets personnels sont conservés, et fort bien conservés,
car l’Etat canadien et la Glenn Gould Estate sont conscients de la dimension de
cet artiste, qui appartient au patrimoine canadien. Pour eux, Gould est l’une
des plus grandes personnalités canadiennes, non seulement musicale mais tout
domaine confondu.
BS : Un instrument de musique doit être joué
pour rester pérenne. Ce Steinway CD 318 est-il prêté à des pianistes
professionnels ?
MS : Il est joué par des
pianistes, lors des festivals Glenn Gould, des Prix Glenn Gould, etc., autant
d’occasion de sortir cet instrument et le faire jouer. Je crois tout de même
qu’un piano, contrairement à un violon, peut rester longtemps sans être joué
sans subir de dommages. Mais il faut dire aussi que le piano de Gould qui est
conservé au musée est le fameux CD318, qui est cassé. Il est tellement cassé
que les derniers enregistrements de Gould ont été faits sur un Yamaha. Le C318
est en effet tombé d’un camion. D’ailleurs, ce fameux piano a connu deux
accidents dans sa vie. Le premier autour des années 1960. Il a pu être réparé,
mais ses dommages sont restés audibles. Par exemple, dans une Invention et une Sinfonia de Bach enregistrée par Gould, on entend un clic-clic qui provient
du piano. Le second accident, en 1977 ou 1978, a été fatal…
BS : Comment a-t-il pu avoir ce second
accident, alors que son propriétaire ne jouait plus que chez lui et en
studio ?
MS : Gould a loué un studio dans l’Eaton Auditorium de
Toronto, qui aura été dix ans son seul studio. Mais quand il a été fermé et le
bâtiment détruit, Gould a dû déménager. Et c’est lors du déménagement que le
piano a eu ce funeste accident.
Glenn Gould, juin 1980. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical
BS : Et le Yamaha, est-il joué aussi ?
MS : Non. Yamaha l’a
récupéré. Du moins à ce que j’en sais. Je présume que quelqu’un l’a acheté. De
toute façon, ce n’est pas un instrument avec lequel Gould a eu une relation
intime. En fait, il a eu trois pianos. Le premier a été un Chickering, qui fait
aussi partie du musée, un piano à queue américain pas mal du tout, un
instrument produit par le plus vieux facteur des Etats-Unis, installé à Boston en
1823, que lui avaient offert ses parents, qui l’avaient acheté d’occasion. Il y
a des enregistrements privés de Glenn Gould dessus, mais c’était une casserole,
bien que Gould ait dit que c’était son instrument préféré, il n’était fait ni
pour le concert ni pour le studio. Après, quand Gould a commencé à enregistrer pour
la Columbia avec les Goldberg en
1955, c’était le Steinway CD 19 qu’il avait trouvé chez Steinway à New York, et
qu’il a pu louer pour ses concerts et ses productions. C’est très souvent ce piano
là que l’on entend dans les premiers enregistrements de concert. Aux Etats-Unis
surtout, et au Canada, ce piano l’a accompagné jusqu’à ce qu’il découvre et
achète le CD 318 de 1945 qui faisait partie de l’Eaton Auditorium de Toronto,
une salle de cent-cinquante places qui était pourvue d’un orgue et implantée au
dernier étage d’un grand magasin. Après le CD 318, il achètera en 1981 le
Yamaha de 1975 sur lequel il enregistrera ses secondes Goldberg.
BS : Une grande quantité de livres sur Glenn Gould est parue, dont
beaucoup ont été traduits en français. Pas le vôtre. Sous quelle forme se
présente-t-il ?
MS : Il s’agit d’une monographie de six-cents pages qui est
parue en Allemagne en 1992. Elle s’est vendue à trente-cinq mille exemplaires. Je
suis également l’auteur d’une Glenn Gould
Trilogy, en fait une édition en trois CD d’une composition radiophonique façon
docudrame, fruit d’un collage d’enregistrements musicaux que j’avais conçu en
2007. Cette trilogie est disponible en versions allemande et américaine, et
reprend la façon dont Gould a travaillé à la radio. J’ai par ailleurs écrit les
textes de toutes les éditions Glenn Gould, à l’exception de celle-ci. Je suis convaincu
que les gouldiens sont très heureux que tout soit fait pour que soit maintenue
vivante la mémoire de leur pianiste favori, pour que le jeune public qui le
découvre aujourd’hui, toujours plus nombreux, ait accès à son héritage.
BS : Messiaen, dont vous avez été l’élève, vous
a-t-il parlé de Gould ?
MS : Nous n’avons jamais parlé de Gould ensemble. Il se peut
même qu’il ne l’ait pas connu. Car le répertoire de Gould était éloigné de celui
de Messiaen et de son univers musical.
BS : Il y avait au moins Mozart, en commun…
MS : Oui, mais je ne sais même pas si Messiaen a entendu
parler de Gould. En revanche, Gould connaissait Messiaen. Dans ses séries
d’émissions pour la radio, il a présenté la musique de Messiaen à travers des
disques. Ces émissions sont d’ailleurs très intéressantes, car elles permettent
de connaître ses préférences. Dans l’une d’elles, il dit qui est pour lui le
plus grand interprète de Bach : Karl Richter, le chef d’orchestre allemand
tout à fait traditionnel, alors qu’à la même époque, il y avait déjà Harnoncourt
et Leonhardt. Il était aussi un grand admirateur de Karajan.
BS : Gould était-il pour ou contre l’approche
baroque de Bach ?
MS : Oui et non. Quand on pense à ce fameux harpsipiano avec
lequel il a essayé de faire sonner un piano comme un clavecin, où son enregistrement
d’une cantate avec un contre-ténor. Il avait une conscience du style ancien,
comme l’atteste aussi ses enregistrements des Suites de Haendel sur un clavecin, qu’il a entrepris il est vrai parce
que son piano était cassé. Il était lucide, mais l’authenticité ne
l’intéressait pas. Il avait une vision de la musique qui allait au-delà de la
question de l’instrument et de l’authenticité. Par exemple, on sait que pour la
plupart de ses enregistrements Bach, il a utilisé les partitions de l’édition
de Carl Czerny, donc du XIXe siècle, donc porteuse d’indications de
phrasés et de dynamiques plutôt datées, mais pour lui ce n’était pas nécessaire
- peut-être a-t-il même utilisé les éditions Busoni. L’Urtext (édition originale) ne l’intéressait pas. Il avait une telle
idée, une telle conviction musicale de l’œuvre qu’il jouait qu’il n’avait pas
besoin d’une édition originale ou critique.
BS : Ce que l’on entend en écoutant les Bach de Gould sont donc du
Gould pur sucre ?
MS : Oui. De toute façon, Gould joue tout selon son point de
vue.
BS : Pourquoi en ce cas n’a-t-il pas fait sa
propre édition Bach ?
MS : Parce que cela ne l’intéressait pas, tout simplement.
BS : Il était pourtant compositeur.
MS : Certes. Mais je crois
que coucher sur partition sa version de l’œuvre pour clavier de Bach ne
l’intéressait pas. Le travail à la radio et au studio était tellement important
que… Et le travail d’écrivain aussi. Il a écrit une centaine de textes des plus
brillants.
BS : Que faisait Gould de ses journées ? Parce qu’il était
enfermé en permanence… Considérant la quantité d’enregistrements qu’il nous a
laissés, il n’était pas occupé à plein temps plein par ses enregistrements et
leur préparation…
MS : Oh si…
Glenn Gould, avril 1974. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical
BS : Il était toute la journée devant son clavier ?!
MS : Quand il n’était pas devant son clavier, il sortait pour
promener sa Ford Lincoln. Il a néanmoins dit cette fameuse phrase :
« Mon rêve de bonheur est d’être deux cent cinquante jours par an dans un
studio. » Il se levait vers trois heures de l’après-midi, puis il se rendait
au studio Eaton pour travailler. Il ne s’entraînait pas au piano,
l’entraînement se faisait pendant le travail au studio, il travaillait d’habitude
sans interruption de seize heures à minuit, à peu près, parfois plus longtemps.
Il mangeait à peine. Après, il prenait sa voiture à une heure du matin. Quand
le studio était terminé, il se promenait, parcourant une centaine de kilomètres
sur une autoroute canadienne jusqu’à un drugstore, où il se régalait d’un burger
king ou d’un big mac qu’il mangeait avec les routiers de passage. De retour
chez lui, il se couchait vers quatre heures. Il regardait beaucoup la
télévision, surtout les informations, mais il allait aussi régulièrement au
cinéma, qu’il adorait - il était très cinéphile. Sinon il écrivait, téléphonait
la nuit pendant des heures.
BS : Il aimait la solitude…
MS : En fait, il ne réalisait pas qu’il était seul. Il était
comme dans un cocon, dans son monde qui ne communiquait pas avec le monde réel,
celui de dehors.
BS : Il aurait donc été très heureux avec Internet !
MS : Oh oui ! Il aurait adoré. Quand on lit ses textes et
que l’on voit sa perception du public musical, il a vraiment esquissé ce que
nous avons aujourd’hui. Avec Internet, il aurait été au paradis.
BS : Il aurait ainsi donné ses concerts « live » depuis
chez lui…
MS : Exactement. Il aurait même poussé ses techniciens à
trouver le moyen d’améliorer considérablement le son numérique d’Internet à des
limites inattendues (rires).
BS : Avait-il des projets d’enregistrements
d’œuvres et de compositeurs qu’il n’avait pas encore gravés ?
MS : Il avait décidé - et je suis convaincu qu’il l’aurait
fait - d’arrêter le piano à 50 ans. Bon, il est mort une semaine après son
cinquantième anniversaire… L’on ne sait donc pas s’il aurait ou non arrêté.
Mais je suis convaincu qu’il l’aurait fait. Et il avait dit « après, je
vais diriger et composer ». Et il avait une liste de deux pages d’œuvres
qu’il voulait enregistrer en tant que chef d’orchestre. Il n’a pu en réaliser
qu’un, la Siegfried Idyll de Wagner
avec les membres de l’Orchestre Symphonique de Toronto. Mais il souhaitait
aussi diriger plusieurs pages de Richard Strauss, les Métamorphoses, la Symphonie
alpestre… Il rêvait donc de diriger et de composer. Pour ce qui concerne la
composition, il se trouve dans ses archives des esquisses de compositions remontant
à cinq ans avant sa mort dont on ne sait pas précisément ce qu’elles auraient
pu devenir, mais qui attestent du fait qu’il était sur le point de recommencer
à composer.
BS : Quel est son style, en tant que
compositeur ?
MS : Difficile à dire. Il a commencé dans la mouvance dodécaphonique.
Il y a une Sonate pour basson et piano,
des pièces pour piano etc., qui sont strictement dodécaphoniques dans le style
de Schönberg, il y a le fameux op. 1, le seul opus officiel qu’est le Quatuor à cordes, mélange de Bruckner, Strauss,
Mahler et Schönberg ; une œuvre incroyablement postromantique, très
contrapuntique, pas du tout moderne. Il y a aussi des œuvres comme So You Want to Write a Fugue et autres
blagues musicales, mais je crois que, s’il avait continué après 1982, il aurait
développé son style de le sens de son Quatuor
à cordes plus que vers la musique contemporaine dans la ligne de l’avant-garde,
qui n’était pas du tout son style. Il serait allé vers une atonalité libre
comparable à ce qui se fait sur la scène musicale canadienne, peut-être Murray
Schaeffer, dont était un proche ami. Je peux imaginer que ç’aurait été sa voie.
BS : Le minimalisme n’était pas sa tasse de thé…
MS : Absolument pas. Pas davantage l’aléatoire. Je crois qu’il
aurait eu du mal à se détacher du dodécaphonisme. Il s’est intéressé, je crois,
à Pierre Boulez. Il était donc conscient du développement sériel, après disons
1955. Mais ce n’était pas son style, et Il était hors de question pour lui de jouer
les sonates de Boulez.
BS : Pas davantage les Klavierstücke de Stockhausen
MS : Son Karlheinz Klopweisser, le compositeur et critique allemand
qu’il a inventé, était une parodie de Stockhausen. Pour lui le compositeur
allemand était l’auteur de musique d’avant-garde abstrait par excellence.
BS : Les Etudes de Ligeti
auraient peut-être eu plus de chance…
MS : Peut-être, en effet. Mais il faut d’abord se rendre compte
qu’il n’avait pas vraiment une grande connaissance du répertoire. Ses amis et
collègues m’ont dit avoir été souvent étonnés de la quantité d’œuvres pour
piano qu’il ne connaissait pas. Preuve s’il en était encore besoin d’une forme
d’autisme : « je ne vois que ce que je veux voir ». Et en même
temps, Jay Roberts, son secrétaire et assistant, m’a raconté une
histoire : « Un jour, m’a-t-il confié, je lui ai amené la Sonate de Barber pour la lui montrer
tout en lui disant que cela pourrait l’intéresser. Gould s’est aussitôt mis au
piano, a joué la sonate de la première à la dernière notes, sans la moindre faute,
avec cette fugue extraordinaire à la fin, puis il a fermé la partition en
disant ’’Cela ne m’intéresse pas’’. » Il était capable de tout déchiffrer,
parfaitement, dans le tempo, pour finir en disant « pff, non, je ne veux
pas ». Sa capacité au déchiffrage était phénoménale. Et sa mémoire !
Il y a cette fameuse histoire des quatre Ballades
de Brahms dont il disait - ses amis me l’ont confirmé - qu’il ne les avait
jamais entendues et jamais jouées avant d’aller au studio. C’est-à-dire qu’il a
travaillé avec la partition de façon purement théorique théorie, et quand il a
fermé la partition, il est allé au studio, il les a enregistrées sans écart. Seul
le génie permet de lire la musique et en même temps de l’avoir dans les mains
et dans les doigts. C’est inexplicable, mais c’est ainsi.
Les mains de Glenn Gould, juin 1960. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical.
BS : A-t-on aujourd’hui une idée précise de sa vie privée ?
MS : Nous avons beaucoup d’idées sur sa vie privée, maintenant
(sourire). D’autant plus qu’il y a depuis quelques années des livres et même un
film qui en parlent. Au début, les gens disaient et pensaient qu’il était
asexué, homosexuel. En fait, nul ne savait. Néanmoins, on sait depuis longtemps
qu’il a eu une relation de cinq ans avec la femme du compositeur et chef
d’orchestre américain Lukas Foss, la fameuse Cornelia, qui avait quitté son
mari pour s’installer avec ses deux enfants chez Gould, où elle est restée cinq
ans. Mais, apparemment, il a eu toute sa vie des affaires d’amour. Des affaires
avec des femmes, plus ou moins longues, plus ou moins officielles, plus ou
moins heureuses, sa cousine Jessy a déclaré dans une interview :
« J’aurais regretté en tant que femme de partager sa vie, il était déjà
marié à la musique et à son piano ».
BS : Il devait en effet être difficile à vivre
MS : Pfff… Il était invivable. Il était autiste, et surtout son
mode de vie était tellement inhabituel et excentrique. Ne serait-ce que question
horaires… Qui aurait pu suivre ?
Recueilli par Bruno
Serrou
Paris, le 26 juin 2015
Glenn Gould Remastered. 1 coffret de 81CD Sony Classical 8850 32222 et un livre de 416 pages. 170€
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