Comme un écho au recueil de
nouvelles qu’Eric-Emmanuel Schmitt a fait paraitre chez Albin-Michel en 2010 sous
le titre usurpé Concerto à la mémoire
d’un ange, Alain Galliari, auteur de la remarquable monographie d’Anton
Webern parue en 2008 chez Fayard, directeur de la Médiathèque Gustav Mahler,
publie toujours chez Fayard un essai consacré à Alban Berg et à son Concerto pour violon « à la mémoire
d’un ange ».
L'Ange Manon Gropius (1916-1935). Photo : DR
Ce qui séduit dès l’abord dans l’essai
d’Alain Galliari Concerto à la mémoire
d’un ange Alban Berg 1935, c’est le
ton personnel de cet ouvrage remarquablement écrit où l’auteur met tour à tour
en scène le compositeur et sa biographie, ses amours, ses amis, l’œuvre
elle-même, celles et ceux qui l’ont inspirée, alors que l’auteur lui-même se
met en résonance avec son sujet. Le tout exprimé avec une extrême pudeur, bien
que l’analyse soit si pénétrante qu’elle prend le tour d’une auto-psychanalyse,
à l’instar de son héros dans son concerto. Dédié à la mémoire de Manon Gropius,
fille d’Alma Schindler-Mahler-Werfel et de l’architecte Walter Gropius, dont la
mort prématurée à l’âge de 18 ans des suites de la poliomyélite frappa la
société viennoise. Berg était alors en pleine dépression, partagé entre l’amour
sans espoir pour Hanna Fuchs-Robettin, belle-sœur d’Alma Mahler-Werfel et
épouse d’un industriel pragois, et celui de sa femme Helene, fille naturelle de
l’empereur François-Joseph. Il était aussi plongé dans des problèmes financiers
dus aux démêlés de sa musique classée « dégénérée » en Allemagne,
dont la capitale, Berlin, après Wozzeck,
devait initialement voir la création de son second opéra, Lulu, qu’il était en train de composer.
Louis Krasner (1903-1995). Photo : DR
C’est alors qu’un
violoniste américain de renom, Louis Krasner, lui commanda un concerto pour
violon pour la somme respectable à l’époque de 1.500$. Berg accepta la commande
sans hésiter, laissant de côté la genèse de Lulu,
mais il aura du mal à trouver l’inspiration… La mort de Manon Gropius sera
l’élément déclencheur d’où naîtra l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de la
littérature concertante pour violon…
Alban Berg (1885-1935). Photo : DR
… Conçu en quatre mois, le Concerto
pour violon et orchestre « à la mémoire d’un Ange », dernière
œuvre achevée d’Alban Berg, est un hommage à Jean-Sébastien Bach, dont le
choral Es ist genug tiré de la cantate
O Ewigkeit, du Donnerwort BWV 60 sert d’assise au finale et dont dérive la série
de douze sons fondatrice de l’œuvre. Ainsi, le concerto prend-il la dimension
d’un requiem à la mémoire d’une jeune-fille, Manon Gropius, enfant d’Alma
Schindler ex-Mahler et de Walter Gropius, le fondateur de la Bauhaus, morte à
18 ans des suites d’une poliomyélite. Une mort qui conduira Berg à se remémorer
dans son concerto de toutes les femmes qu’il a aimées, dont la première, Mizzi
(Marie Schüchl), une servante de ses parents dont il eut à 17 ans une fille illégitime prénommée Albine, unique enfant qu’il eut de sa vie et qu’il ne croisera qu’une fois. L’œuvre
est écrite pour Louis Krasner (1903-1995), pour qui Schönberg composera à son
tour son concerto pour violon.
Helene Berg (1885-1976). Photo : DR
L’urgence de composer cette œuvre condamnera Lulu à l’inachèvement, la mort emportant
Berg peu après l’achèvement du concerto, dans le 24 décembre 1935, des suites
d’une septicémie due à une piqure d’insecte mal soignée. Krasner créera donc le
concerto à titre posthume, le 19 avril 1936, à Barcelone, avec l’Orchestre Pau
Casals dirigé par Hermann Scherchen, tandis qu’au loin résonnaient les canons
des troupes franquistes… Divisée en deux mouvements comprenant chacun deux
sections, l’œuvre se fonde sur une série dodécaphonique constituée d’un
matériau hétéroclite n’hésitant pas à tendre à la tonalité, notamment dans la
coda du Scherzo, empli d’allusions à Lulu (la belle jeune femme que tous les
hommes désirent, ce qu’était Manon, qui ne pourra s’accomplir en tant que
femme) et d’où s’exhale un chant folklorique venu de Carinthie, région dont
Berg était originaire, et, surtout, dans l’Adagio
conclusif, qui intègre la douloureuse exposition du choral de Bach Es ist genug.
Hanna Furchs-Robettin (1896-1964)
De cette
somptueuse partition, l’un des plus bouleversants joyaux de l’histoire de la
musique, Alain
Galliari démêle légende et faits, rétablissant dans ce remarquable essai le fil
des événements liés à la genèse du concerto. Il plonge également au cœur du
processus de composition d’un créateur de 50 ans à la nature profondément pessimiste
voire fataliste, frappé par la prise de conscience qui l’incite à se retourner
sur sa propre existence et sur le sens de la vie, saisi par la fin inéluctable,
sur lesquels se concluent autant le concerto que le livre. Une prise de
conscience suscitée par l’expérience de la mort d’autrui, qui plus est d’un
être jeune qui lui était proche, mais non pas de la perspective de sa propre
mort, contrairement aux hypothèses émises par un certain nombre de musicologues.
Albine Berg (1902-19??), fille illégitime d'Alban Berg
C’est sans doute pourquoi les ultimes mesures du concerto laissent une ouverture à l’espérance, ce qui est surprend chez un compositeur qui ne laissait planer ma moindre certitude dans aucune de ses œuvres précédentes, emplies au contraire d’un pessimisme abyssal auquel fait amplement allusion son élève et ami Théodore W. Adorno. Alain Galliari démêle ici l’écheveau de ce qui tient de la légende et ce qui découle de la biographie, ouvrant sur les derniers mois de la vie de Berg des perspectives nouvelles déduites d’informations biographiques auxquelles les chercheurs n’ont librement accès que depuis la mort d’Helene Berg en 1976, et d’une observation aiguë de la partition qui permettent désormais de battre désormais en brèche la version trop séduisante d’un requiem que Berg aurait écrit pour lui-même.
La série dodécaphonique du Concerto pour violon "à la mémoire d'un ange" d'Alban Berg.
Comme le relève Galliari, il se trouve dans la partition
divers faisceaux qui laissent percevoir dans le Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » le
prolongement de la Suite lyrique pour
quatuor à cordes, l’œuvre se concluant sur un intervalle de triton réunissant
les lettres initiales de Berg (si) et de Fuchs (fa) tandis que la partition est placée sous
le signe des chiffres 10, celui d’Hanna Fuchs, et 23, que le compositeur
considérait comme un mauvais présage - il mourra d’ailleurs dans la nuit du 23
au 24 décembre 1935 -, que l’on trouve dans les combinaisons de tempos, de
formes et de phrasés. L’analyse de la partition
qui constitue la troisième partie de l’ouvrage, les affinités de l’auteur avec
le monde intérieur et psychique du compositeur rendent ce livre
particulièrement attachant, autant par l’émotion qui en émane que par l’érudition,
la force du discours, le style et la vivacité de l’écriture, à la mesure de la beauté formelle, du lyrisme et de la
charge émotionnelle du Concerto à la
mémoire d´un ange, œuvre qui a su très vite toucher un large public.
Bruno
Serrou
Alain
Galliari, Concerto à la mémoire d’un ange,
Alban Berg 1935. Editions Fayard, 2013 (184 pages, 15€)
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