Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, jeudi 5 juillet 2012
Après l’avoir rodé à Lyon en juin dans le cadre des Nuits de Fourvière, le comédien metteur en scène, scénariste, sociétaire de la Comédie Française Denis Padolydès propose au Théâtre des Bouffes du Nord une vision enthousiasmante de ce monument du théâtre qu’est le Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet en cinq actes de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière (1622-1673) et Jean-Baptiste Lully (1632-1687).
Créée au château de Chambord le
14 octobre 1670 par la troupe de Molière, qui tenait le rôle-titre tandis que
Lully était le Grand Mufti, cette pièce avec musique en prose, à
l’exception des entrées de ballets qui sont versifiées, est l’une des plus
célèbres et des plus étudiées du répertoire dramatique. Molière s’y rit d’un riche
bourgeois qui veut imiter le maintien et le mode de vie de la noblesse. Si
bien que la comédie était fort appréciée par Louis XIV et sa Cour, au point que
le roi exigera de le revoir en plusieurs occasions. L’une des raisons de son
succès immédiat est le goût du temps pour la turquerie. L’Empire ottoman était en effet alors considéré depuis les
années 1640 comme une civilisation étrange que l’on cherchait à s’apprivoiser
et à imiter. Lully avait donné un ballet turc dès 1660, mais l'origine de la pièce
est liée au scandale provoqué par l’attitude méprisante de l’ambassadeur de la
Sublime Porte Soliman Aga, diplomate chargé de rétablir des relations entre la Turquie
et la France qui s’étaient étiolées. Mais, lors de sa visite à Louis XIV qui
le reçut en grande pompe en novembre 1669 en son château de Saint-Germain-en-Laye,
l'Envoyé turc avait ostensiblement affirmé par son indifférence et son dédain la supériorité
de la cour ottomane sur celle du Roi-Soleil. Pour répondre à l’attente du roi,
Molière convia, dans sa « fort jolie maison » du village d’Auteuil,
Lully, qui avait alors la haute main sur la musique de la Cour, et le Chevalier
d’Arvieux, qui, parlant le turc et dont les récits de voyages en Turquie font à l'époque le
bonheur des courtisans, fut chargé de « tout ce qui regardait les habillements et les manières des Turcs ».
Pour étoffer la farce, Molière prit modèle sur la bourgeoisie parisienne récemment
enrichie pour dessiner son héros Monsieur Jourdain, commerçant balourd et
ridicule mais touchant de maladresse.
Depuis sa création à Chambord,
ses reprises à Saint-Germain-en-Laye, son entrée au Théâtre du Palais-Royal le 23
novembre 1670 et sa publication en mars 1671, quantité de grands comédiens ont
endossé le costume surchargé de Monsieur Jourdain, mais ce n’est que depuis une
quinzaine d’années que la vague baroque a permis de retrouver la comédie-ballet
dans son intégralité, associant à la pièce toute la musique et tous les ballets composés par Lully. Le personnage central, Monsieur Jourdain, est un bon bourgeois parisien nouvellement enrichi, vaniteux et ridicule,
que son obsession conduit à enjoliver son état en ramenant tout à son idée
fixe : s’il accepte d’apprendre la musique, de donner des concerts ou de
porter les fleurs aux dames, c’est que les gens de qualité font ainsi. Sur le
plan dramaturgique, Le Bourgeois gentilhomme est l’archétype de la
comédie-ballet dans toute sa splendeur, tant l’union des arts de la scène y est parfaite. La fiction
justifie à elle seule les passages de musique et de chant : si le
disciple du Maître de musique chante, c’est parce qu'il entend répondre à une commande de
Monsieur Jourdain; si les garçons tailleurs habillent le
héros « à la cadence de toute la symphonie », c’est que le Maître tailleur
a demandé qu’on le fasse comme pour les « personnes de
qualité » . Quant à la turquerie qui accompagne l'élévation du bourgeois au rang
de Mamamouchi, il est clair que le thème est organiquement lié au délire de Monsieur Jourdain.
Côté musique, Lully a pris un
évident plaisir à collaborer avec Molière. Au point de prodiguer de menus
conseils au dramaturge pour la rédaction de certaines répliques, dont celle du
premier acte sur la façon d’organiser un concert et celle consacrée à la
trompette marine, instrument aux possibilités réduites et aux
sonorités grossières. Dans les actes suivants, la musique et la danse, où le
menuet occupe une place particulière, s’insèrent naturellement à l’action, pour
régaler l’oreille d’une dame de qualité, les entrées de ballet pour les
cuisiniers, la cérémonie durant laquelle Monsieur Jourdain est élevé à la
dignité de Mamamouchi, qui se fait en danse et en musique, les voix
accompagnées de « plusieurs instruments à la Turque », tandis que la
comédie se termine sur un ballet des nations composé de six entrées
que précède un long dialogue chanté par trois importuns et par le peuple venus
demander le livret de ce spectacle constitué d’Espagnols, d’Italiens et de
Français qui s’unissent aux « applaudissements en danse et en musique de
toute l’assistance ». Dans le finale, des chœurs célèbrent les
plaisirs de la vie. Les pages vocales sont remarquables, depuis l’air que l’élève
du maître de musique a préparé pour la sérénade commandée par Monsieur Jourdain,
« Je languis nuit et jour »,
jusqu’à l’air italien « Di rigori
armata il seno » de la
quatrième entrée du ballet des nations. Au total, avec l’ouverture, les quatre
intermèdes et le ballet des nations, plus d’une heure de musique soit le tiers
de la pièce. Directeur musical de la production de Denis Podalydès, Christophe
Coin a ajouté et arrangé des pages de Michel-Richard de Lalande (1657-1726),
François Couperin (1668-1733) et Georg Philipp Telemann (1681-1767).
La production de Podalydès est de
belle facture et se déploie avec infiniment de naturel. Tandis que le public s’impatiente, une comédienne-chanteuse
s’installe discrètement sur la scène pour composer un air sur une
table. Le hautain Maître de musique (excellent Julian Campani, également
Dorante), la rejoint, suivi du Maître de danse. Il est question de la sérénade
que leur mécène a commandée au Maître de musique qui en a confié la conception à son disciple. Ledit mécène est en fait un bourgeois qui croit pouvoir gagner ses titres
de noblesse en améliorant sa science des Arts. Sertie d’un décor simple qui représente
le modeste intérieur de la demeure d’un drapier où courent des rouleaux de tissus conçu
par Eric Ruf et magnifiée par de somptueux costumes Grand-Siècle réinventé par Christian
Lacroix, la mise en scène de Denis Podalydès, qui rend fort bien le caractère
euphorique du héros, l’un des plus sympathiques illuminés de l’histoire de la scène, accorde une place égale au théâtre, à la danse et à la musique. Cette
dernière est remarquablement servie par le violoncelle de Christophe Coin, fin
connaisseur de la musique du XVIIe siècle, et les solistes de son
Ensemble Baroque de Limoges (Maria Tecla Andreotti, flûte, Lola Soulier,
hautbois, Louis Creach et Nicolas Mazzoleni, violons et alto, et Olivier
Fortin, clavecin, Francisco Manalich, viole de gambe), la partie vocale étant formidablement
tenue par la soprano Cécile Granger, le ténor Romain Champion, le baryton Marc
Labonnette (également le Grand Mufti) et par le gambiste Francisco Manalich. La
partition de Lully est interprétée avec justesse, mettant en évidence le burlesque des dialogues
et se mêlant aux comédiens. Les ballets sont assurés par d’agiles danseurs,
Artemis Stavridi, Jennifer Macavinta, Leslie Menu, Hermann Marchand et Kaori Ito,
danseuse japonaise qui a notamment travaillé avec Philippe Decouflé et qui a
réalisé pour l’occasion une chorégraphie sans anachronisme. Pour la dixième
scène de l’acte III, elle a mis au point un formidable corps à corps entre les deux
couples d’amants, Cléonte et Lucile, Covielle et Nicole. Ces personnages qui
s’étreignent et se repoussent, s’enchevêtrent et se démêlent, symbolisent dextrement
l’incommunicabilité entre les êtres.
Les comédiens participent
naturellement à la réussite de la production. Pascal Rénéric est exceptionnel
de justesse et d’extravagance, même si la voix tend à saturer l’espace réduit
des Bouffes du Nord. Il brosse un Monsieur Jourdain avenant, naïf et couard, et
s’il manque légèrement de fantasque, il est impayable dans sa leçon d’escrime
façon danse des canards et sur son piédestal de Mamamouchi. Le comédien prend avec bonhommie le
public à témoin, l’invite à le soutenir, à partager sa passion pour les grandes
choses et les belles âmes. Face à lui, Isabelle Candelier offre en Madame
Jourdain de savoureuses scènes de ménage avec son inénarrable mari. Le duo comique Thibault Vinçon (Maître
de danse et Cléonte)/Alexandre Steiger (Maître tailleur et Covielle) fonctionne à la perfection. Mention spéciale aussi pour la jeune Manon Combes, fraîchement
émoulue du Conservatoire de Paris qui campe une juvénile et pétillante Nicole. La
distribution entière constitue une véritable troupe au service d’un spectacle envoûtant,
de Manuel Le Lièvre (Maître d’armes et Petit Mufti) et Francis Leplay (Maître
de philosophie fort peu philosophe), jusqu’aux deux inénarrables laquais
(Hermann Marchand et Nicolas Orlando).
Les instrumentistes jouent,
dansent et chantent, les chanteurs jouent et dansent, les comédiens chantent,
dansent et jouent d’instruments de musique… Ainsi, Le Bourgeois gentilhomme de Molière et Lully brillamment avivé par
Denis Podalydès, Eric Ruf, Christian Lacroix, Christophe Coin et leurs
interprètes, comédiens, danseurs et instrumentistes, se présente comme une œuvre
d’art totale à voir absolument.
Bruno Serrou
Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au
21 juillet. Le spectacle est en tournée à travers la France jusqu’en janvier
2013.
Photos : DR
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