Paris. Opéra Bastille. Mardi 11 novembre 2025
Après la déception de Das Rheingold, beaucoup plus convaincante est la première
journée de l’Anneau du
Nibelung de Richard Wagner à l’Opéra
national de Paris dans la nouvelle production Pablo Heras-Casado / Calixto Bieito
musicalement plus satisfaisante que Das
Rheingold la saison dernière,
direction plus dynamique et contrastée, orchestre plus léger et fruité, mais
manquant encore de poésie et d’humanité, mais s’il y en avait cela formerait
hiatus avec la mise en scène froide et guerrière où la notion d’amour est quasi
inexistante s’il n’y avait Sieglinde et Siegmund. Wotan tue lui-même son fils,
Brünnhilde tente de trucider son père, les Walkyries sont des candélabres, les
images vidéos sont invasives et souvent illisibles… La distribution est d’un
excellent niveau, avec trois chanteurs entendus dans cette œuvre au Théâtre des
Champs-Elysées en mai dernier avec l’Orchestre de Rotterdam dirigé par Yannick
Nézet-Séguin, mais peut-être un peu moins à l’aise dans le vaisseau Bastille que
dans le cocon élyséen, un ardent Siegmund de Stanislas de Barbeyrac, une
rayonnante Sieglinde d’Elza van den Heever et une Brünnhilde passionnée de
Tamara Wilson. Christopher Maltmann a assuré en Wotan, remplaçant au dernier
moment Iain Paterson. Orchestre parfait
Ouvert à tous les répertoires, du baroque au contemporain, Pablo Heras-Casado place très haut l’œuvre du compositeur saxon. « Wagner est un sommet dans ma vie. J’ai commencé à le diriger à un moment où j’avais dirigé presque tout le répertoire avant et après lui, autant dans le domaine de l’opéra que dans celui de la symphonie, dirigeant de façon obsessionnelle le répertoire romantique, et la musique radicale, révolutionnaire avant et après Wagner. C’est donc logiquement que j’ai abordé sa création, bien que me plonger dans son univers représente un énorme défi. Voilà douze ans que je dirige ses opéras, avec un projet par an. Il représente à mes yeux un sommet et il me donne chaque fois l’opportunité de me poser des questions, de douter et de remettre sur le métier ce que je cherche depuis toujours. Wagner m’est donc vital. » Fin connaisseur de la musique de Claudio Monteverdi, Pablo Heras-Casado ne peut que faire le lien entre l’Italien et l’Allemand. « Monteverdi a porté dès l’origine de l’opéra le genre à son sommet. Il a enrichi le récitatif continu avec des harmonies inimaginables à l’époque, comme le fera Wagner, avec des sonorités, des dissonances, des alliages instrumentaux inouïs. Dans Orfeo, Monteverdi a déjà ajouté un orchestre inimaginable en son temps, avec des indications très précises inédites jusqu’alors, par exemple l’utilisation des cuivres et des cordes fantastiques, dans le but de soutenir le discours dramatique, pas uniquement pour servir de fioriture. Wagner fait exactement la même chose avec son instrumentation. Dans le Ring, ce n’est pas uniquement une question d’ampleur, de faire beaucoup de bruit, il a besoin de tous ces éléments pour la narration et, comme chez Monteverdi, chaque décision musicale est justifiée par la narration. Il n’y a jamais d’air, jamais un moment gratuit pour faire plaisir à un artiste ou au public. Tout est toujours question de dramaturgie, de rythme, une obsession rhétorique afin que le texte soit organique entre l’orchestre et les chanteurs. Wagner était obsédé par ce sujet, et il ne conçoit jamais d’airs en tant que tels, pas même « Winterstürme wichen » de Siegmund, il reste constamment dans le domaine du récit, ou encore la scène du deuxième acte entre Brünnhilde et Siegmund lors de l’annonce de la mort. Ce passage tient du domaine du dialogue, malgré la beauté du moment, d’un lyrisme céleste. Wagner est obsédé par la question, faisant beaucoup de remarques sur ce sujet. Et il a raison. En tant que chef, musiciens, chanteurs, nous avons tous l’impression de plonger dans la beauté ou la grandeur de la musique, alors qu’il nous faut garder à l’esprit que nous sommes continuellement narratif. Comme chez Monteverdi. »
Si dans Das Rheingold en janvier dernier, muselé par la mise en scène, Pablo Heras-Casado est passé à côté de la partition, bien que de son propre commentaire le prologue tienne plus encore de la narration que les trois volets de l’Anneau du Nibelung, le premier d’entre eux, Die Walküre, est un « authentique opéra » dont le deuxième acte dépasse à lui seul fait les quatre vingt dix minutes dominé d’entrée par un véritable juge de paix, si l’on peut dire, que constitue le grand monologue de Wotan au risque d’un long tunnel, ce qui, musicalement, n’a pas été le cas avec la direction dynamique et imagée du chef andalou. « Ce sont précisément ces moment-là que l’on aime en tant que musicien, s’enthousiasmait Heras-Casado lorsque je le rencontrais quelques jours avant la première. J’ai toujours énormément de plaisir à diriger de tels moments, à soutenir la narration, ce qui est au fond très simple avec les trombones, les tubas Wagner, les altos, les violoncelles, les contrebasses, c’est sombre mais magnifique, toute la tension qui s’accumule est ahurissante. Pour la fin de cette scène, c’est extraordinaire de maintenir le débit du discours, ces deux êtres qui ne se comprennent pas, Wotan et Brünnhilde, est la vie-même. Dans Siegfried, Wagner le fait aussi plusieurs fois, ainsi que dans le prologue de Götterdämmerung avec ses flash-backs. Toute La Walkyrie est d'une grande dynamique. Que ce soit le volet le plus populaire du cycle est donc compréhensible. Une leçon très importante d’humanité est la présence des Wälsungs Sieglinde et Siegmund, les seuls véritables représentants du genre humain suscite par leur présence-même des moments de beauté mélodique, instrumentale exceptionnels, et cette humanité qui émane de cette musique brutale, sombre, cruelle, dure, menaçante, se transforme dès qu’il s’agit des jumeaux. Avec Sieglinde et Siegmund, la beauté, l’amour sont omniprésents, il y a toujours un espace pour les sentiments vrais. Brünnhilde est de la même eau, authentique, attachante, sympathique, et à la fin, elle fait flancher Wotan, qui se préoccupe du sort de sa fille en montrant sa faiblesse et son amour. » Ainsi, dès l’orage du prélude, les éclairs transpercent l’espace Bastille avec une force spectaculaire, et l’on ne cesse de goûter le riche et dense nuancier expressif qu’Heras-Casado sollicite d’un bout à l’autre de l’œuvre, que ce soit dans les moments les plus intimes, les élans de tendresse amoureuse, les tensions les plus exacerbées mues par une direction énergique et tendue, au risque parfois d’attaques manquant de précision et de franchise.
Ce que conte la fosse par le biais de Heras-Casado forme hiatus avec ce que donne à voir Calixto Bieito. Après avoir plombé Das Rheingold (http://brunoserrou.blogspot.com/2025/02/un-frustrant-rheingold-prelude-au.html), entraînant le chef et l’orchestre dans une quasi léthargie, le metteur en scène castillan renouvelle la frustration du public en allant à l’encontre de ce que donne à entendre la fosse et musèle une distribution pourtant excellente. Placé dans un décor métallique post-apocalypse nucléaire de Rebecca Ringst surplombé d’un mur de niches verticales, avec au premier acte les vestiges d’un arbre et la carcasse d’un bélier ou cervidé constituent les seules traces de la nature d’où est pourtant censé émerger Siegmund pourchassé, l’action de l’acte initial se déploie sous le regard de caméras espionnant des êtres mus par la peur, écrasés par un décor de fin du monde. L’acte central se déroule dans un Walhalla transformé en centrale informatique envahie par des réseaux de câbles ramenés par les Nibelung depuis le Nibelheim et délaissés par le géant Fafner à l’issue de L’Or du Rhin, tandis que Wotan semble plus préoccupé au début du deuxième acte par les vas et viens d’un chien-robot (E-doggy) qu’il manipule pour taquiner ses visiteurs que par ce qui se passe autour de lui, tandis qu’au troisième acte, il déconnecte l’une après l’autre les Walkyries humanoïdes avant de s’occuper du sort de la même Brünnhilde qu’il isole dans une niche au sommet d’une vaste structure métallique d’une friche délabrée post-industrielle qui forme le châssis des décors de l’opéra entier.
La direction d’acteur est si bien réglée qu’elle souligne les contre-sens, à commencer par le duo des jumeaux dans le premier acte qui se déroule sur un matelas monoplace comme pour ajouter en érotisme tandis que Hunding, sensé dormir, déambule dans ses appartements situés à l’étage, se dévêt puis se rhabille avant de darder de coups de couteau le cadavre d’un bouc pendu à un crochet, tandis que toute idée de printemps est évacuée, ou les premières scènes de l’acte II sont d’un statisme désespérant - et l’on se surprend à rêver du travail prodigieux réalisé par Patrick Chéreau pour Bayreuth en 1976-1980 autour d’un gigantesque pendule -, et fort heureusement animé par la direction d’Heras-Casado particulièrement signifiante et la maîtrise du temps, ainsi que la séduisante palette sonore de l’orchestre, tandis que Wotan qui tue son fils non sans y prendre un malin plaisir tant il insiste à enfoncer l’arme dans le corps. Et l’on se surprend à sourire au troisième lorsque, après une chevauchée des Walkyries foutraque alors que défile sur le mur un diaporama d’images psychédéliques, Brünnhilde apprend à Sieglinde qu’elle est enceinte des œuvres de Siegmund, alors qu’elle porte déjà une légère protubérance peu après la fin de l’acte précédent. Le comportement de Wotan durant ses adieux qu’il fait à sa fille bien-aimée révèle un comportement de prédateur sexuel heureux de se débarrasser d’une fille encombrante, se lançant dans une danse de joie durant ses adieux, après avoir passé un très long moment à aligner des masques à gaz et des monceaux de fils qu’il aura extrait un à un d’un volumineux sac plastique.
Heureusement, sous l’impulsion du chef et enveloppé par un orchestre somptueux, la distribution sort cette Walkyrie de la confusion. La distribution est en effet d’une grande homogénéité. A commencer par le magnifique couple Sigmund/Sieglinde d’une beauté éclatante de charme et de musicalité. Les timbres de Stanislas de Barbeyrac et d’Elza van den Heever se fondent l’un dans l’autre avec un naturel saisissant. La soprano sud-africaine incarne de son seul chant, long, frais, clair, souple, fluide, juvénile, d’une solidité frappante, la vérité radieuse de Sieglinde. Sa voix au grain singulièrement malléable, son expressivité extrême, l’ampleur maîtrisée de son nuancier sont proprement stupéfiantes, tandis que le ténor est tout simplement époustouflant. Voix pleine et colorée à la palette large et riche, suprêmement chantante, stature noble et juvénile, présence brûlante, le ténor français Stanislas de Barbeyrac campe un Sigmund d’exception. Avec un tel couple, le premier acte saisit musicalement, au point que tout compte fait le temps passe avec une telle rapidité que l’on sort chancelant de cet acte si couru.
Tamara Wilson est une Brünnhilde impressionnante, une fois passée la
première impression de son comportement que lui inflige Calixto Bieito, chevauchant
de façon enfantine un bâton surmonté d’une tête de cheval en tissu. Vocalement
puissante, nuancée, étincelante, la soprano états-unienne campe une
Walkyrie incandescente aux aigus épanouis, ne forçant jamais sa voix, ample et
pleine, au service d’une musicalité solaire. La mezzo-soprano genevoise Eve-Maud
Hubeaux brosse une Fricka rigide au chant raide et sans nuances, comme son
comportement de déesse moralisatrice, là où l’on espérait une déesse plus crâne
et vindicative. Face à elle, le Wotan souverain mais fragile du baryton
britannique Christopher Maltman, qui remplaçait dignement Iain Paterson pour
camper un dieu d’altière stature, réussissant à toucher en dépit des élucubrations
du metteur en scène jusque dans sa vulnérabilité vocale assumée. La basse
autrichienne Günther Groissböck, dans le court rôle de Hunding, n’a eu que le
temps de montrer son potentiel. La cohorte des Walkyries forme une troupe cohérente réduites scéniquement à de simples
silhouettes aux têtes illuminées tels de noirs candélabres électrifiés,
constituée des sopranos Louise Foor (Gerhilde), Laura Wilde (Ortlinde) et Jessica
Faselt (Helmwige), des mezzo-sopranos Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
(Waltraute), Ida Aldrian (Siegrune), Marvic Monreal (Grimgerde) et Marie-Luise
Dressen (Rossweisse), ainsi que de la contralto Katharina Magiera (Schwertleite).
Bruno Serrou



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