samedi 1 février 2025

Un frustrant «Rheingold» prélude au nouveau «Ring» de Richard Wagner de l’Opéra de Paris

Paris. Opéra de Paris Bastille. Mercredi 29 janvier 2025

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Eliza Boon (Freia), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Iain Paterson (Wotan), Simon O'Neill (Loge), Eve-Maud Hubeaux (Fricka), Matthew Calms (Froh), Florent Mbia (Donner)
Photo : (c) Herwig Prammer/OnP

Déception à l’issue de la première représentation du Prologue du nouveau « Ring » de l’Opéra national de Paris Bastille, Das Rheingold. Bonne direction d’acteur de Calixto Bieito, mais il ne se passe quasi rien sur le plateau deux heures et demi durant dans des décors de Rebecca Ringst soit nus avec un simple canapé les dieux assis dessus en rang d'oignons, soit un foutraque de fils et de corps IA dans le Nibelheim, le retour à la surface avec l’or rhénan substitué par Alberich chargé sur un charriot de la SNCF et la montée de Wotan et de Fricka au Walhalla sur un praticable raide comme la face nord de l’Everest. Distribution moins homogène que celle de Bruxelles, avec un Wotan (Iain Paterson remplaçant Ludovic Tézier, malade) au large vibrato et à la voix fatiguée, surtout à la fin, un Loge (Simon O’Neill) et un Mime (Gerhard Siegel) aux timbres manquant de caractère, une Erda (Marie-Nicole Lemieux) manquant étrangement de graves. Excellents Alberich (Brian Mulligan), Fricka (Eve-Maud Hubeaux), Fasolt (Kwangchul Youn), Fafner (Mika Karen) sortes de Laurel et Hardy, et frères de Wotan. La direction de Pablo Heras-Casado manque de tensions, l’Orchestre de l’Opéra n’est pas à son meilleur. Et que dire de l’énorme anneau qui tel un collier rigide d’ours enserre successivement les cous d’Alberich et de Wotan ?…  

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Iain Paterson (Wotan)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

C’est la seconde production du Ring que présente l’Opéra de Paris dans sa salle Bastille, après un cycle complet en 2010 de Philippe Jordan et Gunther Krämer repris en 2013, tandis que celle qui commence cette saison, confiée dès l'origine à Calixto Bieito, était programmée par Stéphane Lissner, parti de la direction de l’Opéra en janvier 2021, puis la crise de la Covid est arrivée, coupant les ailes de cette Tétralogie qui devait commencer en novembre 2020 sous la direction de Philippe Jordan avec déjà Iain Paterson en Wotan. Cinq saisons plus tard, la direction musicale est passée des mains de Philippe Jordan à celles de Pablo Heras-Casado avec dans l’intervalle un passage de témoin au Vénézuélien Gustavo Dudamel, ce dernier ayant démissionné entre temps, et c’est finalement le chef espagnol, ex-directeur artistique du Festival de Grenade qui s’illustre dans tous les répertoires, de Claudio Monteverdi à Péter Eötvös, qui s’est finalement vu confier la mission de mener ce nouveau Ring. Il n’en est pas à son premier Ring puisqu’il l’a déjà dirigé au Teatro Real de Madrid et qu’il est d’ores et déjà programmé par le Festival de Bayreuth pour le cycle de 2028, tandis que son nom circule à Paris pour la direction musicale de l’Opéra…

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan (Alberich) et les Filles du Rhin, Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde), Katharina Magiera (Flosshilde)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

C’est toujours une fête, autant pour les artistes que pour le public, que la promesse d’un nouvel Anneau du Nibelung pour un théâtre d’Opéra, autant pour l’ampleur du cycle wagnérien que pour ses magies sonores et visuelles, l’objectif de son auteur étant d’envoûter le monde à travers une œuvre d’art totale, c’est-à-dire à même de susciter l’intérêt autant de l’oreille que des yeux. Le préambule que constitue l’Or du Rhin, qui se déroule en quatre scènes d’une dynamique, d’une dramaturgie et d’une concision extrêmes, est le volet le plus à même de susciter le théâtre, tant il est particulièrement riche en péripéties et en lieux géographiques, signe d’un scénario de bande dessinée, l’action partant des fonds aquatiques rhénans pour se conclure au ciel, après un passage dans les abysses de la terre et à sa surface tandis que se rencontrent ondines, gnomes, géants et dieux… Vigilant à ne jamais écraser les voix auxquelles il donne la primauté, Casado gomme les arêtes vives de la partition, les élans de l’orchestre, amenuise les tensions, tandis que la conception générale affecte le dynamisme, les contrastes, les saillies et l’onirisme, globalement de vie, au point que l’attention du spectateur est plus d’une fois  prise en défaut.  

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Iain Paterson (Wotan), Gerhard Siegel (Mime), Simon O'Neill (Loge)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

Direction propre, geste souple et large, mais vision lisse, sans élan de Pablo Heras-Casado, comme si le chef était comme angoissé devant l’ampleur de la tâche, alors même qu’il connaît le cycle entier. Cette impression se ressent dès les premières mesures où s’élabore le fameux accord de mi bémol majeur qui se déploie au long des cent trente six mesures initiales d’où découlera le cycle entier et qui devrait se construire comme émergeant d’un véritable magma, mais l’orchestre se fait trop présent, concret, annihilant ainsi le mystère de la naissance de l’univers et de la vie qui naissent du fleuve qui va être régi par les dieux du Walhalla, l’orchestre se faisant entendre de façon concrète au lieu d’émerger petit à petit des abysses du cosmos et de l’élément liquide, tant et si bien que la rupture censée s’instaurer entre le prélude et la première scène est beaucoup moins tranchée qu’attendu. L’Orchestre de l’Opéra de Paris est moins somptueux, précis, virtuose que dans la précédente production du Ring et sa reprise, et l’on se surprend à entendre un certain nombre de décalages et imprécisions auxquels cette superbe formation orchestrale ne nous a pas habitués.

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan (Alberich), Iain Paterson (Wotan)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

Mais peut-être est-ce le manque d’unité du plateau qui réfrène le chef espagnol et l’incite à veiller à ne pas forcer les saillies de son orchestre, les rôles centraux n’ayant pas tous les moyens idoines pour passer la rampe, certains manquant même de caractère. Ainsi en est-il de Loge et de Mime, tandis que Wotan fatigue assez rapidement. Commençons par le maître des dieux, Iain Paterson, qui était prévu à l’origine du projet, en 2020, mais qui cette fois remplace Ludovic Tézier, qui devait faire sa prise de rôle qui était particulièrement attendue, mais des ennuis de santé l’ont contraint à renoncer. Le baryton-basse écossais paraît comme usé, tant le vibrato s’est élargi, le haut du spectre s’est tendu, alors que son art du récit reste indéniable, ce qui en fait heureusement un remarquable conteur, ce qui lui permet de maintenir l’intérêt grâce à un sens du discours particulièrement prenant. Face à lui, l’Alberich trop solaire du baryton états-unien Brian Mulligan, bien investi dans le personnage, s’exprimant avec sagacité mais le timbre manque d’épaisseur et la voix d’animosité, tandis que le duo de géants est déséquilibré, avec le puissant Fasolt du Sud-Coréen Kwangchul Youn au timbre coloré mais physiquement menu et portant smoking, et un Fafner, le Finlandais Mika Kares, à la voix plus contrainte et physiquement plus grand et filiforme, portant chapeau de cowboy et veste en daim frangé, si bien que côte à côte les deux géants à tailles humaines font plus ou moins penser à Laurel et Hardy. Côté ténors, le Loge du ténor néo-zélandais Simon O’Neill et le Mime de l’allemand Gerhard Siegel manquent excessivement de caractère, loin des géniaux Heinz Zednik et Graham Clarke, autant sur le plan vocal que dramatique, et de naturel dans la narration. En revanche, les dieux Froh et Donner sont parfaitement campés par le ténor canadien Matthew Cairns et le baryton Florent Mbia, ce dernier membre de la Troupe lyrique de l’Opéra de Paris. Côté déesses, la plus convaincante est la noble, impérieuse, ironique et vindicative Fricka de l’excellente mezzo-soprano genevoise Eve-Maud Hubeaux au timbre charnel et à la voix sensuelle. Etonnamment, la contralto canadienne Marie-Nicole Lemieux, tant attendue dans cette prise de rôle, déçoit en Erda aux graves raréfiés, au timbre trop clair, tandis que la soprano néo-zélandaise Elisa Boom n’a guère le temps d’imposer ses qualités intrinsèques en Freia. Enfin, les naïades que sont les Filles du Rhin, Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde) et Katharina Magiera (Flosshilde), forment un trio vocalement bien assorti et d’une séduisante cohésion.

Richard Wagner (1813-1883), Das Rheingold. Brian Mulligan  (Alberich)
Photo : (c) Herwig Pammer/OnP

La direction d’acteur finement réglée par Calixto Bieito, qui ne laisse pas entrevoir la moindre piste de ses intentions futures, s’exprime dans un décor conçu par Rebecca Ringst dominé par un mur du fond gigantesque qui ne s’ouvrira qu’à la fin du spectacle pour laisser surgir le Walhalla, tandis que des dessous du plateau apparaîtront le Nibelheim, curieusement doté d'un grand masque d'Agamemnon, avec son laboratoire où s’active Mime sous la surveillance menaçante d’Alberich doté d’une sorte de data center envahi de fils de tous calibres et d’androïdes façon AI (Artificial Intelligence), Alberich s’accrochant au cou, en guise de collier, un énorme anneau forgé par son frère avant de se couvrir le chef du Tarnhelm puis le visage de masques animaliers, après une première scène se déroulant devant un rideau souple et verdâtre symbolisant les eaux du Rhin d’où sortent les Filles du Rhin vêtues de combinaisons de plongée bleues, avant qu’une imposante palissade apparaisse, figurant le refuge des dieux qui attendent assis sur un long canapé l’érection de leur palais. Au retour du Nibelheim, Wotan et Mime ramènent Alberich à la surface suivis d’un charriot type SNCF chargé d’un mince tas d’or, Wotan arrachant l’anneau du cou du nain pour le mettre autour de son propre cou, avant de le retirer pour le déposer sur le charriot, traîné par Fafner qui se retire, lorsque qu’apparaît derrière le mur qui s’efface un Walhalla monumental d’une froideur toute métallique déjà occupé par les frères de Wotan d’où descend pour y accéder un immense escalier qu’empruntent le couple Wotan / Fricka, tandis que, assis et moqueur, Loge raille les Filles du Rhin qui pleurent leur « or pur »… Mais gardons-nous de juger sur ce seul prologue des intentions du metteur en scène qui demeure ici dans le flou.

Bruno Serrou

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire