Belgique. Bruxelles. Théâtre Royal de La Monnaie. Mardi 4 février 2025
Der Götterdämmerung (1) intense de
bout en bout parachève le cycle du Ring des Nibelungen de
Richard Wagner commencé en octobre 2023 dans une mise en scène de Romeo
Castellucci (Das Rheingold / Die Walküre) et achevé en ce mois de février 2025 par Pierre Audi (Siegfried / Der Götterdämmerung), avec en constance la magnifique
performance d’Alain Altinoglu et de l’Orchestre de La Monnaie, qui portent la
partition sur les cimes, avec un cast
homogène, un impressionnant Hagen de Ain Anger, une ardente Brünnhilde d’Ingela
Brimberg, deux trios bien assortis de Nornes et de Filles du Rhin, un Gunther
manquant de puissance d’Andrew Foster Williams, un Siegfried de Bryan Register
convainquant mais à la voix fatiguée au troisième acte, le constant Scott
Hendricks en Alberich, une Gutrune légèrement criarde d’Anett Fritsch, et la vibrante Waltraute de Nora Gubisch, tandis que le chœur se sera avéré impressionnant
Cinq mois après Siegfried
(voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/09/passionnant-siegfried-theatre-de-la.html),
deuxième des trois journées précédées d’un prologue Der Ring des Nibelungen que Richard Wagner composa entre 1849 et
1876, le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles conclut en apothéose un cycle qui,
après maintes péripéties et un changement de metteur en scène à mi-parcours,
aura maintenu en haleine deux saisons durant un public enthousiaste
particulièrement à l’écoute. Il faut dire que la conception musicale aura été
pour le moins fascinante. Le chef français Alain Altinoglu, directeur musical
de La Monnaie depuis janvier 2016, prend un plaisir immense à partager sa
conception d’une extrême vivacité, alerte et brûlante, singulièrement dynamique
et tendue, terriblement dramatique tant il s’y trouve de suspens, contrastée et
toujours limpide et fluide de cette partition emplie de mystères et de magies sonores
et évocatrices, vision ardente du chef français qui fait que l’attention ne se
relâche jamais admirablement servie en outre par des musiciens dont la virtuosité et les
timbres rutilants ne cessent d’émerveiller, le plateau et la salle qu’il
transporte dans les arcanes des légendes germaniques grondantes, menaçantes, comme
de la lave en fusion. L’orchestre de La Monnaie est
somptueux, au point que l’on ne peut que se délecter de la clarté et de la
fluidité polyphoniques et de la chaleur et de la diversité des coloris. Altinoglu
ménage des moments d’une splendeur inouïe, comme le récit de Waltraute, le
deuxième acte en son entier, la marche funèbre dans l’acte ultime, la scène
finale. Il sait également tirer profit de la pâte sonore et des timbres d’un
orchestre de toute évidence heureux de jouer cette partition foisonnante dans
laquelle il prend un évident plaisir à s’exprimer, le chef n’allégeant jamais
les textures pour lasser ses chanteurs s’exprimer, l’acoustique précise et
intimiste de la salle permettant à la fosse de s’exprimer sur toute la largeur
de son nuancier sans excès ni de retenue ni de force, tandis que les pupitres
solistes s’expriment pleinement, à commencer par les clarinettes, hautbois et
bassons, ainsi que les cuivres, cors, tuben,
trompettes et trombones confondus, les harpes et parmi les cordes les pupitres de
violoncelles et de contrebasses…
Sans renouveler le
propos ni la portée multidimensionnelle du Crépuscule
des dieux, la mise en scène dépouillée
de Pierre Audi a le mérite d’être claire et de s’avérer d’une tangible efficacité
théâtrale à dimension humaine. Tournant résolument le dos à toute tentation de
relecture du livret, aux interrogations mythologiques, politiques,
philosophiques, psychanalytiques au deuxième ou troisième degrés, la conception
scénique se refuse à toute interprétation pour se focaliser sur la narration
littérale et continue de l'histoire. Malgré l’abstraction du théâtre d’Audi,
les grands moments ne manquent pas, les plus intenses étant les confrontations
entre deux ou trois des protagonistes, sans pour autant contourner les
mouvements de foule, dont les effectifs choraux de deuxième acte, massés dans
l’ombre à contre-jour sur deux plateaux tournants se réunissant et se séparant.
Après le prélude où l’on retrouve les enfants déjà présents dans Siegfried en train de dessiner les
légendes du Rhin sur des vidéos de Chris Kondek projetées sur le rideau de
scène, le décor de Michael Simon s’articule autour de sculptures monumentales qui
surplombent le plateau et menacent les protagonistes. Audi est davantage dans la
suggestion que dans la démonstration, au point de laisser à l’orchestre seul le
soin d’évoquer les moments les plus forts, à l’instar de la Marche funèbre au cours de laquelle le corps de
Siegfried reste au sol, tapis dans l’ombre d’un roc volumineux suspendu tel un
monstre au-dessus de lui, ainsi que l’ombre de Brünnhilde qui veille sur lui, avant
de disparaitre, tandis que Gutrune apparaît, s’inquiétant du sort du héros.
La distribution sert avec justesse la conception du chef d’orchestre
et du metteur en scène. Dans l’épuisant
rôle de Siegfried murissant, Bryan Register, qui n’a pas les atouts pour sa
prise de rôle du remarquable Siegfried de l’heldentenor danois Magnus Vigilius,
son successeur dans Götterdämmerung est son contraire, plus
fragile, moins vaillant, vocalement moins sûr et moins constant, certes
endurant mais montrant un fléchissement dans le troisième acte. Doté d’une bonne diction et d’une
vocalité patente, le ténor états-unien éclaire les incertitudes qui assaillent
Siegfried du début à la fin de l’œuvre. Face à lui, la Brünnhilde ardente et
tragique, consciente des tourments et maîtresse de sa destinée, la soprano
dramatique suédoise Ingela Brimberg, déjà présente dans le troisième acte de Siegfried qui chantait son premier Crépuscule des dieux, saisit par sa voix
ample, ses aigus flamboyants, ses graves opulents, sa présence scénique d’une
intensité impressionnante, qui lui permet de camper un Brünnhilde de noble
stature, d’une féminité fragile et éperdue mais capable de décisions des plus
tragiques et d’une endurance remarquable dans la scène finale saisissante d’intensité.
Le tour de force de la soirée tient
au personnage maléfique et terrifiant qu’est Hagen, confié à la fantastique
basse estonienne Ain Anger, d’une noirceur et d’une puissance exceptionnelles
qui, de son autorité froide et fielleuse
tel un oiseau de proie, tient dans ses griffes la destinée des dieux, des héros
et des hommes. La voix est puissante, colorée, et il émane de son personnage
sombre et impérieux un charisme redoutable. Côté Gibichungen, Anett Fritsch,
après avoir été Freia dans l’Or du Rhin,
est une Gutrune égarée par la manipulation dont elle est victime, et si la
soprano allemande a le souffle et la puissance du rôle, les aigus sont tendus
au risque de s’avérer criarde, tandis que son frère Gunther, tenu par le
baryton-basse britannique Andrew Foster-Williams, Donner dans Rheingold, manque de puissance et de coloration
vocale, mais sa présence scénique compense cette carence. Dans le deuxième
acte, on retrouve le noir et maléfique Alberich du baryton états-unien
Scott Hendricks, dans la continuité de L’Or
du Rhin et de Siegfried. Brûlante Waltraute, Nora Gubisch est
une impressionnante apparition venue du Walhalla supplier sa sœur vêtue d’une
armure bleu-sombre, les mains protégées par deux boucliers longilignes,
complète de façon bouleversante cette affiche de solistes d’une grande cohésion
à laquelle il convient d’associer les deux excellents trios de Nornes, Marvic
Monreal, Iris Van Wijnen et Katie Lowe, et de Filles du Rhin, Tamara Banjesevic
(Woglinde), Jelena Kordic (Wellgunde) et Christel Loetzsch (Flosshilde), ainsi
que le vigoureux chœur de La Monnaie, qui répond vaillamment aux appels belliqueux
de Hagen.
Cette mémorable soirée clôt un Anneau du Nibelung qui aura confirmé les affinités profondes d’Alain
Altinoglu pour l’œuvre de Richard Wagner, transcendant quatre heures et demi
durant fosse et plateau de sa conception énergique et dramatique, et de sa fluide
et onirique musicalité.
Bruno Serrou
1) Jusqu'au 2 mars 2025
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