vendredi 7 février 2025

Un Götterdämmerung de feu clôt le Ring de Richard Wagner de La Monnaie de Bruxelles

Belgique. Bruxelles. Théâtre Royal de La Monnaie. Mardi 4 février 2025 

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Bryan Register (Siegfried)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Der Götterdämmerung (1) intense de bout en bout parachève le cycle du Ring des Nibelungen de Richard Wagner commencé en octobre 2023 dans une mise en scène de Romeo Castellucci (Das Rheingold / Die Walküre) et achevé en ce mois de février 2025 par Pierre Audi (Siegfried / Der Götterdämmerung), avec en constance la magnifique performance d’Alain Altinoglu et de l’Orchestre de La Monnaie, qui portent la partition sur les cimes, avec un cast homogène, un impressionnant Hagen de Ain Anger, une ardente Brünnhilde d’Ingela Brimberg, deux trios bien assortis de Nornes et de Filles du Rhin, un Gunther manquant de puissance d’Andrew Foster Williams, un Siegfried de Bryan Register convainquant mais à la voix fatiguée au troisième acte, le constant Scott Hendricks en Alberich, une Gutrune légèrement criarde d’Anett Fritsch, et la vibrante Waltraute de Nora Gubisch, tandis que le chœur se sera avéré impressionnant 

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung
Photo : (c) Monika Rittershaus

Cinq mois après Siegfried (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/09/passionnant-siegfried-theatre-de-la.html), deuxième des trois journées précédées d’un prologue Der Ring des Nibelungen que Richard Wagner composa entre 1849 et 1876, le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles conclut en apothéose un cycle qui, après maintes péripéties et un changement de metteur en scène à mi-parcours, aura maintenu en haleine deux saisons durant un public enthousiaste particulièrement à l’écoute. Il faut dire que la conception musicale aura été pour le moins fascinante. Le chef français Alain Altinoglu, directeur musical de La Monnaie depuis janvier 2016, prend un plaisir immense à partager sa conception d’une extrême vivacité, alerte et brûlante, singulièrement dynamique et tendue, terriblement dramatique tant il s’y trouve de suspens, contrastée et toujours limpide et fluide de cette partition emplie de mystères et de magies sonores et évocatrices, vision ardente du chef français qui fait que l’attention ne se relâche jamais admirablement servie en outre par des musiciens dont la virtuosité et les timbres rutilants ne cessent d’émerveiller, le plateau et la salle qu’il transporte dans les arcanes des légendes germaniques grondantes, menaçantes, comme de la lave en fusion. L’orchestre de La Monnaie est somptueux, au point que l’on ne peut que se délecter de la clarté et de la fluidité polyphoniques et de la chaleur et de la diversité des coloris. Altinoglu ménage des moments d’une splendeur inouïe, comme le récit de Waltraute, le deuxième acte en son entier, la marche funèbre dans l’acte ultime, la scène finale. Il sait également tirer profit de la pâte sonore et des timbres d’un orchestre de toute évidence heureux de jouer cette partition foisonnante dans laquelle il prend un évident plaisir à s’exprimer, le chef n’allégeant jamais les textures pour lasser ses chanteurs s’exprimer, l’acoustique précise et intimiste de la salle permettant à la fosse de s’exprimer sur toute la largeur de son nuancier sans excès ni de retenue ni de force, tandis que les pupitres solistes s’expriment pleinement, à commencer par les clarinettes, hautbois et bassons, ainsi que les cuivres, cors, tuben, trompettes et trombones confondus, les harpes et parmi les cordes les pupitres de violoncelles et de contrebasses…

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ain Anger (Hagen)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Sans renouveler le propos ni la portée multidimensionnelle du Crépuscule des dieux, la mise en scène dépouillée de Pierre Audi a le mérite d’être claire et de s’avérer d’une tangible efficacité théâtrale à dimension humaine. Tournant résolument le dos à toute tentation de relecture du livret, aux interrogations mythologiques, politiques, philosophiques, psychanalytiques au deuxième ou troisième degrés, la conception scénique se refuse à toute interprétation pour se focaliser sur la narration littérale et continue de l'histoire. Malgré l’abstraction du théâtre d’Audi, les grands moments ne manquent pas, les plus intenses étant les confrontations entre deux ou trois des protagonistes, sans pour autant contourner les mouvements de foule, dont les effectifs choraux de deuxième acte, massés dans l’ombre à contre-jour sur deux plateaux tournants se réunissant et se séparant. Après le prélude où l’on retrouve les enfants déjà présents dans Siegfried en train de dessiner les légendes du Rhin sur des vidéos de Chris Kondek projetées sur le rideau de scène, le décor de Michael Simon s’articule autour de sculptures monumentales qui surplombent le plateau et menacent les protagonistes. Audi est davantage dans la suggestion que dans la démonstration, au point de laisser à l’orchestre seul le soin d’évoquer les moments les plus forts, à l’instar de la Marche funèbre au cours de laquelle le corps de Siegfried reste au sol, tapis dans l’ombre d’un roc volumineux suspendu tel un monstre au-dessus de lui, ainsi que l’ombre de Brünnhilde qui veille sur lui, avant de disparaitre, tandis que Gutrune apparaît, s’inquiétant du sort du héros.  

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Andrew Foster-Williams (Gunther), Ain Anger (Hagen). Photo : (c) Monika Rittershaus

La distribution sert avec justesse la conception du chef d’orchestre et du metteur en scène. Dans l’épuisant rôle de Siegfried murissant, Bryan Register, qui n’a pas les atouts pour sa prise de rôle du remarquable Siegfried de l’heldentenor danois Magnus Vigilius, son successeur dans Götterdämmerung est son contraire, plus fragile, moins vaillant, vocalement moins sûr et moins constant, certes endurant mais montrant un fléchissement dans le troisième acte. Doté d’une bonne diction et d’une vocalité patente, le ténor états-unien éclaire les incertitudes qui assaillent Siegfried du début à la fin de l’œuvre. Face à lui, la Brünnhilde ardente et tragique, consciente des tourments et maîtresse de sa destinée, la soprano dramatique suédoise Ingela Brimberg, déjà présente dans le troisième acte de Siegfried qui chantait son premier Crépuscule des dieux, saisit par sa voix ample, ses aigus flamboyants, ses graves opulents, sa présence scénique d’une intensité impressionnante, qui lui permet de camper un Brünnhilde de noble stature, d’une féminité fragile et éperdue mais capable de décisions des plus tragiques et d’une endurance remarquable dans la scène finale saisissante d’intensité. Le tour de force de la soirée tient au personnage maléfique et terrifiant qu’est Hagen, confié à la fantastique basse estonienne Ain Anger, d’une noirceur et d’une puissance exceptionnelles qui, de son autorité froide et fielleuse tel un oiseau de proie, tient dans ses griffes la destinée des dieux, des héros et des hommes. La voix est puissante, colorée, et il émane de son personnage sombre et impérieux un charisme redoutable. Côté Gibichungen, Anett Fritsch, après avoir été Freia dans l’Or du Rhin, est une Gutrune égarée par la manipulation dont elle est victime, et si la soprano allemande a le souffle et la puissance du rôle, les aigus sont tendus au risque de s’avérer criarde, tandis que son frère Gunther, tenu par le baryton-basse britannique Andrew Foster-Williams, Donner dans Rheingold, manque de puissance et de coloration vocale, mais sa présence scénique compense cette carence. Dans le deuxième acte, on retrouve le noir et maléfique Alberich du baryton états-unien Scott Hendricks, dans la continuité de L’Or du Rhin et de Siegfried. Brûlante Waltraute, Nora Gubisch est une impressionnante apparition venue du Walhalla supplier sa sœur vêtue d’une armure bleu-sombre, les mains protégées par deux boucliers longilignes, complète de façon bouleversante cette affiche de solistes d’une grande cohésion à laquelle il convient d’associer les deux excellents trios de Nornes, Marvic Monreal, Iris Van Wijnen et Katie Lowe, et de Filles du Rhin, Tamara Banjesevic (Woglinde), Jelena Kordic (Wellgunde) et Christel Loetzsch (Flosshilde), ainsi que le vigoureux chœur de La Monnaie, qui répond vaillamment aux appels belliqueux de Hagen.

Richard Wagner (1813-1883), Der Götterdämmerung. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Ain Anger (Hagen)
Photo : (c) Monika Rittershaus

Cette mémorable soirée clôt un Anneau du Nibelung qui aura confirmé les affinités profondes d’Alain Altinoglu pour l’œuvre de Richard Wagner, transcendant quatre heures et demi durant fosse et plateau de sa conception énergique et dramatique, et de sa fluide et onirique musicalité.

Bruno Serrou

1) Jusqu'au 2 mars 2025

 

 

 


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