samedi 14 septembre 2024

L’enfance de Siegfried à La Monnaie de Bruxelles d'Alain Altinoglu et Pierre Audi, qui succède à Romeo Castellucci à mi-parcours du Ring, révèle le vaillant ténor Magnus Vigilius

Bruxelles. Théâtre de La Monnaie. Mercredi 11 septembre 2024 

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Chaque ouverture de saison de La Monnaie de Bruxelles depuis l’ère Gérard Mortier (1981-1991) constitue un véritable événement. Un an jour pour jour après la création du dernier opéra de Bernard Foccroule à ce jour, Cassandra (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html), c’est avec une passionnante production de Siegfried (1), deuxième journée de la Tétralogie de Richard Wagner, que Peter de Caluwe inaugure sa pénultième saison depuis 2007 à la tête de l’un des théâtre lyriques les plus audacieux d’Europe. Après Das Rheinglod, le prologue, et Die Walküre, première journée mis en scène par Romeo Castellucci, l’Opéra national bruxellois poursuit une aventure qui se conclura en février prochain avec Der Götterdämmerung (2) avec un nouveau staff scénique sous la conduite du metteur en scène franco-libanais Pierre Audi, actuel directeur du Festival d’Aix-en-Provence qui sauve ainsi un projet de grande envergure en réactualisant une réalisation antérieurement conçue pour Amsterdam. Autant le souligner sans attendre, la surprise a été grande de voir une quantité inattendue de sièges vides en cette soirée de première, ce qui est fort regrettable compte tenu de l’exceptionnelle réussite de cette production, tant sur le plan scénique que théâtral, orchestral que vocal. L’adage qui veut que les absents ont toujours torts, s’avère exact cette fois encore, tant il se trouve dans cette production de moments de grâce rares dont il eût été regrettable de sa priver…

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Magnus Vigilius (Siegfried), Peter Hoare (Mime). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

C’est un Siegfried d’une vigoureuse jeunesse que le metteur en scène franco-libanais présente, un adolescent qui se défait sans états d’âme des contraintes du monde qui le réfrènent, le menacent et pèsent lourdement sur lui. Pierre Audi a succédé à mi-parcours à Castellucci dont la production a été jugée trop dispendieuse en cette période de crise économique post-pandémie auquel se confronte le spectacle vivant. Peter de Caluwe aura ainsi pu voir son rêve de Ring s’accomplir en proposant au public du Théâtre de La Monnaie le cycle complet avant la fin de son mandat. Pour ce faire, il a fait appel au metteur en scène franco-libanais dont il fut un proche collaborateur à l’Opéra d’Amsterdam avant de prendre la direction de l’Opéra de Bruxelles. Dans une scénographie minimaliste d’essence universelle qui s’avèrera particulièrement efficace de Michael Simon, Audi brosse le parcours initiatique d’un héros, qui passe en trois actes d’une heure chacun de l’enfance insouciante à l’âge d’homme en découvrant la peur en passant par l’adolescence conquérante et vindicative qui se rit des dieux et des monstres. Ainsi, le prélude est illustré par une vidéo présentant des plans rapprochés d’enfants d’aujourd’hui dessinant naïvement la mythologie du Walhalla, tandis qu’apparaît un décor industriel intemporel remarquablement éclairé par Valerio Tiberi qui met en évidence l’universalité du propos, le plateau étant coupé en son centre par une grande lance de néon pendant des cintres, tandis que sur un praticable est installée une forge côté cour et sur le plateau, côté jardin, le laboratoire-cuisine du Nibelung Mime avec au centre dragons et jeux d’enfants géants renvoyant les spectateurs à leur propre enfance. A l’instar de Wagner qui interrompit soudain la genèse du Ring à la fin du deuxième acte pendant douze ans pour composer Tristan und Isolde et Die Meistersinger von Nürnberg, introduisant dans l’acte final quantité d’idées musicales nouvelles, Audi donne à son héros, dès le moment où il annihile le pouvoir du Voyageur en brisant sa lance, la conscience d’un jeune adulte acquise à travers les déceptions, les violences, les espoirs, depuis le moment où il reforge l’épée Nothung jusqu’à la découverte de l’amour, en passant par le combat avec le dragon Fafner, la traitrise du « père adoptif » et les vaines tentatives de Wotan pour retenir sa propre destinée, une maturité subite qu’il acquiert pleinement lorsqu’il comprend que le chevalier dormant qu’il s’apprête à réveiller « n’est pas un homme », passage d’autant plus signifiant qu’à cet endroit-même, Alain Altinoglu fait sonner l’orchestre de façon prodigieuse, atteignant une fluidité, une transparence, une texture polychrome d’une prégnante sensualité d’où émergent des cordes divisi d’une luminosité et d’une sensibilité évanescente.  

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Peter Hoare (Mime), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Emoustillé par son directeur musical, qui veille aux équilibres, soulignant la moindre inflexion, l’orchestre de La Monnaie crée le lien entre les différentes étapes-épreuves de l’apprentissage de Siegfried jusqu’au seul et bref moment où il atteindra la connaissance et la maitrise de son propre destin, qu’il perdra dès le premier acte du Crépuscule des dieux. Un orchestre fourmillant de détails sous la direction à la précision d’horloger mue par une sensibilité et une musicalité exemplaires, cordes, bois, cuivres, percussion rivalisant en timbres et en virtuosité, Alain Altinoglu mettant en valeur autant le brio des individualités que l’homogénéité de l’ensemble d’une parfaite cohésion, faisant sonner à plein les tutti les plus puissants qui restent constamment clairs, tranchants, audibles, ne couvrant jamais les chanteurs, jusqu’aux passages les plus intimistes et précis.

Richard Wagner (1813-1883), SiegfriedGábor Bretz (Der Wanderer), Scott Hendricks (Alberich). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Ce Siegfried est d’autant plus convainquant que la distribution est d’une grande cohésion. Dans le rôle-titre, une authentique révélation, le ténor solide et endurant que j’avoue avoir découvert en cette mémorable soirée en la personne de Magnus Vigilius. Chanteur danois au patronyme de consul romain, il a la voix souple et éclatante, le timbre, l’âge et le physique du rôle. Il en a également l’intelligence, passant de l’innocence à la conscience avec un naturel confondant, ce qui donne à l’œuvre sa force conquérante. Magnus Vigilius a tout ce convient au rôle, timbre, constance, musicalité, théâtralité, présence, silhouette de jeune homme, sens de la comédie. Pour sa première apparition dans le rôle, qu’il aurait chanté à pleine voix durant toutes les répétitions, il sait se ménager pour atteindre sans encombre le bout de ce rôle, sans doute le plus exigeant de tout le répertoire lyrique, évitant l’air de rien de chanter toutes les notes du redoutable air de la forge du premier acte pour apparaître en pleine forme de sa voix de lumière éblouissant comme le soleil que Brünnhilde redécouvre à son réveil durant le long baiser de son demi-frère, partageant avec elle des aigus éclatants. Le ténor britannique Peter Hoare est un Mime de la dimension des Heinz Zednik et Graham Clark, comédien chanteur ahurissant dans sa gestique et ses mimiques qui accompagnent son timbre aigres doux, claudiquant et piaillant d’impatience de façon stupéfiante de vérité. D’une endurance à toute épreuve, le Wanderer du baryton basse hongrois Gábor Bretz est saisissant de noblesse, de vulnérabilité et de renoncement, et l’on ne peut qu’être séduit par l’onctuosité de son timbre et l’égalité de sa ligne de chant sur toute l’ampleur de son nuancier, la clarté de son élocution qui lui permettent de brosser un Wotan d’une tristesse bouleversante conforme à sa sombre silhouette qui affronte au deuxième acte son double fielleux qu’est le noir et maléfique Alberich du baryton états-unien Scott Hendricks, tandis que la basse allemande Wilhelm Schwinghammer est un Fafner à la puissance et à l’ambitus impressionnants. Les trois rôles féminins, assez court, sont vaillamment tenus. Brünnhilde de noble stature, la soprano suédoise Ingela Brimberg brille par sa féminité fragile et éperdue qui prend peu à peu conscience qu’elle quitte son statut de déesse pour celui d’être humain puis de femme amoureuse. Voix sombre et expressive, la mezzo-soprano française Norah Gubisch est une Erda d’une touchante humanité, tandis que l’Oiseau de la forêt est dédoublée entre une ballerine couverte de plumes et la soprano états-unienne Liv Redpath aux aigus aériens.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

La réussite de ce Siegfried suscite une vive impatience pour la suite et fin de ce Ring signé de deux metteurs en scène aux conceptions opposées, Der Götterdämmerung à partir du 4 février 2025.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 4 octobre 2024

2) Du 4 février au 2 mars 2025

 

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