Bruxelles. Théâtre de La Monnaie. Mercredi 11
septembre 2024
Chaque ouverture de saison de La
Monnaie de Bruxelles depuis l’ère Gérard Mortier (1981-1991) constitue un
véritable événement. Un an jour pour jour après la création du dernier opéra de
Bernard Foccroule à ce jour, Cassandra
(voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html),
c’est avec une passionnante production de Siegfried
(1), deuxième journée de la Tétralogie
de Richard Wagner, que Peter de Caluwe inaugure sa pénultième saison depuis
2007 à la tête de l’un des théâtre lyriques les plus audacieux d’Europe. Après
Das Rheinglod, le prologue, et Die Walküre, première journée mis en
scène par Romeo Castellucci, l’Opéra national bruxellois poursuit une aventure
qui se conclura en février prochain avec Der
Götterdämmerung (2) avec un nouveau staff scénique sous la conduite du
metteur en scène franco-libanais Pierre Audi, actuel directeur du Festival
d’Aix-en-Provence qui sauve ainsi un projet de grande envergure en réactualisant
une réalisation antérieurement conçue pour Amsterdam. Autant le souligner sans
attendre, la surprise a été grande de voir une quantité inattendue de sièges
vides en cette soirée de première, ce qui est fort regrettable compte tenu de
l’exceptionnelle réussite de cette production, tant sur le plan scénique que
théâtral, orchestral que vocal. L’adage qui veut que les absents ont toujours
torts, s’avère exact cette fois encore, tant il se trouve dans cette production
de moments de grâce rares dont il eût été regrettable de sa priver…
C’est un Siegfried d’une
vigoureuse jeunesse que le metteur en scène franco-libanais présente, un
adolescent qui se défait sans états d’âme des contraintes du monde qui le
réfrènent, le menacent et pèsent lourdement sur lui. Pierre Audi a succédé à
mi-parcours à Castellucci dont la production a été jugée trop dispendieuse en
cette période de crise économique post-pandémie auquel se confronte le
spectacle vivant. Peter de Caluwe aura ainsi pu voir son rêve de Ring s’accomplir en proposant au public du
Théâtre de La Monnaie le cycle complet avant la fin de son mandat. Pour ce
faire, il a fait appel au metteur en scène franco-libanais dont il fut un
proche collaborateur à l’Opéra d’Amsterdam avant de prendre la direction de l’Opéra
de Bruxelles. Dans une scénographie minimaliste d’essence universelle qui s’avèrera
particulièrement efficace de Michael Simon, Audi brosse le parcours initiatique
d’un héros, qui passe en trois actes d’une heure chacun de l’enfance insouciante
à l’âge d’homme en découvrant la peur en passant par l’adolescence conquérante
et vindicative qui se rit des dieux et des monstres. Ainsi, le prélude est
illustré par une vidéo présentant des plans rapprochés d’enfants d’aujourd’hui dessinant
naïvement la mythologie du Walhalla, tandis qu’apparaît un décor industriel intemporel
remarquablement éclairé par Valerio Tiberi qui met en évidence l’universalité
du propos, le plateau étant coupé en son centre par une grande lance de néon
pendant des cintres, tandis que sur un praticable est installée une forge côté
cour et sur le plateau, côté jardin, le laboratoire-cuisine du Nibelung Mime
avec au centre dragons et jeux d’enfants géants renvoyant les spectateurs à
leur propre enfance. A l’instar de Wagner qui interrompit soudain la genèse du Ring à la fin du deuxième acte pendant
douze ans pour composer Tristan und Isolde
et Die Meistersinger von Nürnberg,
introduisant dans l’acte final quantité d’idées musicales nouvelles, Audi donne
à son héros, dès le moment où il annihile le pouvoir du Voyageur en brisant sa
lance, la conscience d’un jeune adulte acquise à travers les déceptions, les
violences, les espoirs, depuis le moment où il reforge l’épée Nothung jusqu’à
la découverte de l’amour, en passant par le combat avec le dragon Fafner, la
traitrise du « père adoptif » et les vaines tentatives de Wotan pour
retenir sa propre destinée, une maturité subite qu’il acquiert pleinement
lorsqu’il comprend que le chevalier dormant qu’il s’apprête à réveiller « n’est
pas un homme », passage d’autant plus signifiant qu’à cet endroit-même,
Alain Altinoglu fait sonner l’orchestre de façon prodigieuse, atteignant une
fluidité, une transparence, une texture polychrome d’une prégnante sensualité d’où
émergent des cordes divisi d’une
luminosité et d’une sensibilité évanescente.
Emoustillé par son directeur
musical, qui veille aux équilibres, soulignant la moindre inflexion, l’orchestre
de La Monnaie crée le lien entre les différentes étapes-épreuves de l’apprentissage
de Siegfried jusqu’au seul et bref moment où il atteindra la connaissance et la
maitrise de son propre destin, qu’il perdra dès le premier acte du Crépuscule des dieux. Un orchestre
fourmillant de détails sous la direction à la précision d’horloger mue par une
sensibilité et une musicalité exemplaires, cordes, bois, cuivres, percussion
rivalisant en timbres et en virtuosité, Alain Altinoglu mettant en valeur
autant le brio des individualités que l’homogénéité de l’ensemble d’une parfaite
cohésion, faisant sonner à plein les tutti
les plus puissants qui restent constamment clairs, tranchants, audibles, ne
couvrant jamais les chanteurs, jusqu’aux passages les plus intimistes et précis.
Ce Siegfried est d’autant plus convainquant que la distribution est d’une
grande cohésion. Dans le rôle-titre, une authentique révélation, le ténor
solide et endurant que j’avoue avoir découvert en cette mémorable soirée en la
personne de Magnus Vigilius. Chanteur danois au patronyme de consul romain, il a
la voix souple et éclatante, le timbre, l’âge et le physique du rôle. Il en a
également l’intelligence, passant de l’innocence à la conscience avec un
naturel confondant, ce qui donne à l’œuvre sa force conquérante. Magnus
Vigilius a tout ce convient au rôle, timbre, constance, musicalité,
théâtralité, présence, silhouette de jeune homme, sens de la comédie. Pour sa
première apparition dans le rôle, qu’il aurait chanté à pleine voix durant toutes
les répétitions, il sait se ménager pour atteindre sans encombre le bout de ce
rôle, sans doute le plus exigeant de tout le répertoire lyrique, évitant l’air
de rien de chanter toutes les notes du redoutable air de la forge du premier
acte pour apparaître en pleine forme de sa voix de lumière éblouissant comme le
soleil que Brünnhilde redécouvre à son réveil durant le long baiser de son
demi-frère, partageant avec elle des aigus éclatants. Le ténor britannique Peter
Hoare est un Mime de la dimension des Heinz Zednik et Graham Clark, comédien
chanteur ahurissant dans sa gestique et ses mimiques qui accompagnent son
timbre aigres doux, claudiquant et piaillant d’impatience de façon stupéfiante
de vérité. D’une endurance à toute épreuve, le Wanderer du baryton basse
hongrois Gábor
Bretz est saisissant de noblesse, de vulnérabilité et de renoncement, et l’on
ne peut qu’être séduit par l’onctuosité de son timbre et l’égalité de sa ligne
de chant sur toute l’ampleur de son nuancier, la clarté de son élocution qui
lui permettent de brosser un Wotan d’une tristesse bouleversante conforme à sa sombre
silhouette qui affronte au deuxième acte son double fielleux qu’est le noir et
maléfique Alberich du baryton états-unien Scott Hendricks, tandis que la basse allemande
Wilhelm Schwinghammer est un Fafner à la puissance et à l’ambitus
impressionnants. Les trois rôles féminins, assez court, sont vaillamment tenus.
Brünnhilde de noble stature, la soprano suédoise Ingela Brimberg brille par sa
féminité fragile et éperdue qui prend peu à peu conscience qu’elle quitte son
statut de déesse pour celui d’être humain puis de femme amoureuse. Voix sombre
et expressive, la mezzo-soprano française Norah Gubisch est une Erda d’une
touchante humanité, tandis que l’Oiseau de la forêt est dédoublée entre une ballerine
couverte de plumes et la soprano états-unienne Liv Redpath aux aigus aériens.
La réussite de ce Siegfried suscite une vive impatience
pour la suite et fin de ce Ring signé
de deux metteurs en scène aux conceptions opposées, Der Götterdämmerung à partir du 4 février 2025.
Bruno Serrou
1) Jusqu’au 4 octobre 2024
2) Du 4 février au 2 mars 2025
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