« La musique française de clavecin
provient du luth, l’italienne de l’orgue et l’allemande, après s’être
affranchie des deux premières, de l’orchestre. Dans ses sonates, [Domenico] Scarlatti
remplace l’influence du luth français par la guitare espagnole. » C’est
ainsi que Martin Mirabel dans la courte partie qu’il consacre à l’œuvre de Domenico Scarlatti, résume la création du compositeur italien qui passa les trente-huit
dernières années de sa vie (1719-1757) dans la péninsule ibérique, dont vingt ans à
la cours royale espagnole à Madrid (1737-1757) au service de l’infante du Portugal
Maria Barbara, qui allait devenir reine d’Espagne.
Ecrit dans la perspective du
trois cent cinquante cinquième anniversaire de la naissance de Domenico
Scarlatti (1685-1757) - mais aussi des trente ans de la disparition du plus inspiré
de ses chantres, le claveciniste canadien Scott Ross, premier et unique
claveciniste à ce jour à avoir joué et enregistré la totalité des 555 Sonates (1) -, l’essai de Martin Mirabel se présente non pas
comme une monographie classique, mais comme une véritable ode amoureuse à la gloire du
maître du clavecin. L’écriture est davantage celle d’un poète que d’un biographe,
aussi talentueux puisse-t-il être. Le lecteur se laisse en effet avant tout porter par l’onirisme
du texte plutôt que par les faits, qui sont ici prétextes à un style raffiné, passionné trahissant une spontanéité et un sens littéraire aigu. Bref, l’idéal pour
plonger dans l’univers miniature des 555 Sonates pour clavecin du maître
italo-espagnol : « Tout chante dans les sonates de Scarlatti,
écrit l'auteur. L'on peut y entendre les arbres et les fleurs, le soleil et la lune, l’eau
et le vent. Nature disponible, timbres. La gamme comme palette et le clavier
comme bout du monde. » A l’instar de son héros, l’auteur recrée son
personnage. « Scarlatti est un pur artiste. Ne pas se méprendre : l’Espagne
chez Scarlatti est inventée. Elle est stylisée, et recréée. Ce n’est pas l’Espagne,
c’est son Espagne. »
Né à Naples le 26 octobre 1685,
sixième des dix enfants du compositeur Alessandro Scarlatti, auteur de cent-quinze opéras, une quinzaine de messes, sept-cents cantates, sérénades et madrigaux, une
dizaine de symphonies, de nombreuses pièces pour clavecin et pour orgue, considéré comme le fondateur de l’Ecole napolitaine, concurremment aux Ecoles
florentine, vénitienne et romaine, Domenico Scarlatti apprend très tôt à
chanter, à jouer du clavier, à improviser sous la tutelle de son père qui se
montre exigeant et impatient au point de terrifier son fils. En 1701, âgé de 16
ans, Domenico Scarlatti devient maître de chapelle du vice-roi de Naples dont il est l’organiste
et le compositeur. Six mois plus tard, il se rend à Florence avec son père, où il
compose ses premières œuvres connues. En 1704, il est à Venise accompagné par
le castrat Nicolo Grimaldi et en possession d’une lettre de recommandation de son père adressée
à Ferdinand de Médicis. Au service de la Reine de Suède exilée, il rencontre
Francesco Gasparini, Georg Friedrich Haendel et Thomas Roseingrave. En 1709, il
est à Rome, toujours avec son père, où il rencontre la reine de Pologne en exil,
Marie-Casimir-Louise de La Grange d’Arquien (Maria Casimira) et le cardinal
Ottoboni, dédicataire des cantates italiennes de Haendel, mécène, logeur de
Corelli. C’est chez lui qu’a lieu la joute entre Domenico Scarlatti et Haendel,
que le premier aurait remportée au clavecin et le second à l’orgue. Entre 1710 et
1714, Domenico Scarlatti écrit sept opéras. Il devient maître de chapelle du Vatican, et
rencontre en 1714 l’ambassadeur du Portugal à Rome, le marquis de Fontes. A sa
demande, dans le but de célébrer le naissance de l’infant du Portugal, il compose une
cantate, qui marque le début de la relation de Domenico Scarlatti avec la
maison de Bragance, le roi Jean V le faisant immédiatement appeler à Lisbonne où il
sera maître de chapelle et chargé de l’éducation musicale de sa fille qui vient
de naître, Maria Barbara. C’est de Rome que Jean V fait venir à Lisbonne
chanteurs, maîtres de chœur, partitions et Scarlatti… C’est le début d’une
relation hors du commun entre une élève et son maître qui va déterminer à la fois
la vie et l’œuvre de ce dernier. En janvier 1729, Maria Barbara épouse le futur
roi d’Espagne, Ferdinand VI. Scarlatti suit son élève, et finira ses jours au
service de la reine d’Espagne, d’abord à Séville, puis à Madrid à partir de
1733. Quatre ans plus tard, le célèbre castrat Farinelli l’y rejoint. « On
se prête à rêver aux séances musicales de Farinelli et la Reine chantant en duo
acccompagnés par Domenico », s’enthousiasme Martin Mirabel. L’auteur
rappelle aussi la passion du compositeur pour le jeu sous toutes ses formes, « le
hasard et les nombres, l’illusion et la chance, l’espoir et la perte, la vie et
la mort ». D’où de lourdes dettes,
comblées par la Reine, qui exige une contrepartie au paresseux - il confiera la
rédaction de ses pièces pour clavecin au Padre Soler -, ce seront les 555 sonates dont les Essercizi, réunis en quinze volumes
aujourd’hui à Venise.
La dernière partie du livre est
consacrée à la résurrection et à la propagation de l’œuvre de Domenico Scarlatti. « Si
je ne craignais pas de m’attirer les foudres des imbéciles, écrira Frédéric
Chopin, je jouerais [Domenico Scarlatti] en concert. J’affirme qu’un jour
viendra où il sera fréquemment joué dans les concerts, que le public l’appréciera
et s’en réjouira. » Robert Schumann transmettra le virus Scarlatti à Johannes Brahms :
« Je ne suis pas un grand amateur de la musique de Scarlatti, écrira ce dernier :
ses sonates sont trop semblables, de forme et de caractère, mais j’aime à les
jouer une à une, et j’en possède beaucoup. ». Vient au début du XXe siècle la résurrection du
clavecin, à l’instigation de Wanda Landowska, qui publie un livre intitulé Musique ancienne dans lequel la musicienne polonaise écrit : « C’est
le peuple qu’aime Scarlatti, c’est surtout la rue qui l’attire, la rue bariolée
et grouillante. Secouée par la frénésie de la danse, par les sanglots et le
désir, cette musique tendre, espiègle, effrénée, prend sa nourriture dans un
mouvement perpétuel. » Puis vient Ralph Kirkpatrick, qui établit un
premier catalogue des sonates. Suit Scott Ross, élève de Pierre
Cochereau, Huguette Grémy-Chauliac, Michel Chapuis et Kenneth Gilbert qui
enregistre « génialement » les 555 Sonates qu’il enregistre à l’invitation
de Christine Demangel, qui lui propose de venir chez elle au château d’Assas, non loin de Montpellier, jouer sur le clavecin de XVIIIe siècle que
sa mère a récemment acquis. Instrument à la « sonorité limpide, lumineuse
et évidente ». C’est au château d’Assas ainsi que dans les studios de Radio
France à Paris qu’a lieu l’enregistrement des sonates, entre le 16 juin 1984 et le 10
septembre 1985 en quatre vingt dix huit séances. Martin Mirabel évoque
également les enregistrements de sélections de sonates au piano par de grands
interprètes comme Vladimir Horowitz, Marcelle Meyer et Ivo Pogorelich, ainsi
que Martha Argerich, Dinu Lipatti, Glenn Gould et jusqu’à Béla Bartók.
Puis l’auteur passe à la
définition d’une sonate de Scarlatti « pièce courte en deux parties qui,
sans les reprises, varie entre une et sept minutes, un monde miniature ou l’infiniment
grand est contenu dans l’infiniment petit, un télescope dans lequel on voit se
mouvoir les planètes dans un univers en expansion… Elles recèlent une rage
contenue, tenue, pressurisée, fierté, cambrure, figures géométriques,
poudroiements d’étoiles ».
En guise d’épilogue, ces seuls
mors : Vivi Felice…
En annexe, les habituels repères
chronologiques, bibliographiques, littéraires et discographiques, ainsi que les
index des noms et des œuvres.
Bruno Serrou
Martin Mirabel, Domenico
Scarlatti. Préface d'André Tubeuf. Actes Sud, 2019 (160 pages, 17€)
1) Coffret de 34 CD Warner Classics/Erato
1) Coffret de 34 CD Warner Classics/Erato
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