Toulouse, Théâtre du Capitole, vendredi 21
novembre 2014
Réunir
les deux opéras que Benjamin Britten (1913-1976) a tirés d’autant de
nouvelles d’Henry James (1843-1915) adaptées pour le compositeur britannique par
son compatriote Myfanwy Piper, qui réalisera également le livret de Mort à Venise d’après Thomas Mann, tenait
de la gageure. C’est pourtant ce que le Théâtre du Capitole de Toulouse a hardiment entrepris, au risque de la désertion de sa salle, mais qu’il a magnifiquement réussi. Le
célèbre théâtre lyrique toulousain a en effet porté son dévolu sur deux opéras
en deux actes, Owen Wingrave op. 85
et The Turn of the Screw (le Tour d’écrou) op. 54. Chacun de ces
ouvrages est judicieusement considéré à Toulouse comme un acte d’une heure
trente minutes d’un diptyque consacré à la famille, à l’enfance, à l’innocence,
aux spectres et à la mort. Donnés dans un ordre inverse à celui de leur genèse,
les deux ouvrages pénètrent en outre dans le non-dit, l’incommunicabilité.
Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. Dawid Kimberg (Owen Wingrave). Photo : (c) Monika Rittershaus
Owen Wingrave
Owen Wingrave, opéra en deux actes op.
85 sur lequel s’ouvre le spectacle toulousain, est le pénultième ouvrage
scénique du compositeur britannique. Composé au tout début des années 1970, cet
ouvrage est le résultat d’une commande de la chaîne de télévision BBC Two, qui
le diffusa pour la première fois le 16 mai 1971. Deux ans plus tard, le 10 mai
1973, à l’expiration du contrat d’exclusivité de la BBC et peu avant la
création de l’ultime Mort à Venise, Owen Wingrave est porté à la scène par
le Royal Opera House Covent Garden de Londres avec la même distribution que
celle réunie par la télévision. Reflet de l’antimilitarisme ardent de Britten, pacifiste
si convaincu qu’il devint objecteur de conscience, cet ouvrage, à l’instar du War Requiem
op. 66 de 1961, dénonce l’aveuglement des militaires et l’inutilité des carnages
suscités par les conflits armés, cela dans le contexte de la Guerre du
Viêt-Nam.
Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. Richard Berkeley-Steele (Général Sir Philip Wingrave), Kai Rüütel (Kate Julian), Elisabeth Meister (Miss Wingrave), Steven Ebel (Lechmere), Janis Kelly (Mrs Coyle), Steven Page (Spencer Coyle), Elizabeth Cragg (Mrs Julian), Dawid Kimberg (Owen Wingrave). Photo : (c) Monika Rittershaus
Le livret est centré sur le conflit au sein de la famille Wingrave à
la longue tradition soldatesque entre un héritier qui n’entend pas endosser l’uniforme
et sa propre famille, qui le suspecte de lâcheté et l’accule à la mort, après
que sa promise l’ait mis au défi de s’enfermer pour la nuit dans une chambre
hantée dans le but de prouver son courage. Cet argument engendre un débit
musical vif et dramatique, avec une vocalité à prédominance de récitatif,
tandis que dans la fosse un orchestre réduit mais relativement fourni en cordes
et percussion, avive le lyrisme, les non-dits et la détermination du héros.
Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. (de gauche à droite) Elisabeth Meister (Miss Wingrave), Steven Ebel (Lechmere), Kai Rüütel (Kate Julian), Janis Kelly (Mrs Coyle). Photo : (c) Monika Rittershaus
Dès
l’ouverture de la production toulousaine à rideau fermé défile un trombinoscope
familial des figures militaires d’une famille de tous temps vouée aux armes en
remontant jusqu’au Moyen-Âge. La scénographie splendide de Kaspar Glarner, qui
signe des décors aux plans resserrés et d’une diversité cinématographique et de
seyants costumes, exalte la vérité toute cinématographique de la mise en scène
de Walter Sutclife, qui, pour sa reprise de l’ouvrage de Britten qu’il avait
abordé une première fois à Francfort-sur-le-Main en 2010, a peaufiné une
direction d’acteur au cordeau. Les neuf chanteurs que compte la distribution donnent
à l’ouvrage sa terrifiante intensité, sans la moindre faiblesse. Le baryton
sud-africain Dawid Kimberg campe un Owen Wingrave déchirant d’intensité et de
fermeté, dans ses convictions comme dans sa voix, d’une solidité et au grain d’airain.
Le baryton britannique Steven Page est un oncle-instructeur Spencer Coyle rigide
et froidement belliqueux dont la pensée évolue peu à peu vers l’admiration pour
son neveu. Le ténor londonien Steven Ebel est un ami Lechmere peu assidu et
finalement amoral, la mezzo-soprano Kai Rüütel une Kate Julian, fiancée d’Owen
Wingrave, déterminée et cupide mais la voix est un brin trop puissante, tandis
que les parents Wingrave (Elisabeth Meister et Richard Berkeley-Steele) sont désespérement
droits dans leurs bottes.
Benjamin Britten (1913-1976), The Turn of the Screw. Francis Bamford (Miles), Lydia Stables (Flora), Anne-Marie Owens (Mrs Grose), Anita Watson (La Gouvernante). Photo : (c) Patrice Nin
The Turn of the Screw
Plus présent sur la scène lyrique française qu’Owen Wingrave,
opéra de chambre fascinant écrit sur un livret du même Myfanwy Piper d’après la
nouvelle éponyme de Henry James publiée en 1898 au climat cauchemardesque (deux
enfants sont la proie de deux spectres malveillants) qui a été créé au Teatro La
Fenice de Venise le 14 septembre 1954 dans le cadre de la Biennale, The Turn of the Screw plonge dans une
atmosphère où la tension monte d’un cran au fil de ses seize scènes, comme autant
de tours d’écrou, jusqu’à la mort de l’un des chérubins. La partition de
Britten est particulièrement novatrice, avec son orchestre étonnamment coloré
et mouvant malgré son effectif limité à treize instruments, soit plus de deux
fois moins fourni que celui d’Owen
Wingrave. Ici, ce sont les timbales, le cor anglais et les cloches-tubes qui
tiennent une place prépondérante, alors que dans l’autre ouvrage ce sont la
harpe et le violoncelle.
Benjamin Britten (1913-1976), The Turn of the Screw. Janis Kelly (Miss Jessel), Lydia Stables (Flora), Anne-Marie Owens (Mrs Grose), Anita Watson (La Gouvernante). Photo : (c) Patrice Nin
Dans
des décors se situant dans la continuité de ceux conçus par le même Kaspar
Glaner pour Owen Wingrave mais avec
des focales plus larges (la niche de la séquence dans le compartiment du train
qui conduit la Gouvernante vers la propriété de Bly est de ce point de vue
exemplaire), la conception de Walter Sutclife de The Turn of the Screw est d’une redoutable efficacité dramatique,
la tension ne cessant de se serrer au fil du développement de l’action, jusqu’au
tragique dénouement qui dit combien le monde des adultes est déshumanisé, au
point que l’on compatit à la désolation du fantôme de l’ex-valet Peter Quint
obligé d’abandonner à la mort le petit Miles qu’il avait réussi à mettre sous
sa coupe funeste. La distribution est sans faille, menée par la touchante
Gouvernante d’Anita Watson, soprano australienne éminemment prometteuse. A ses
côtés, l’ardent narrateur / Peter Quint du ténor américain Jonathan Boyd, la
prévenante Mrs Grove de la mezzo-soprano anglaise Anne-Marie Owens et la
fébrile Miss Jessel de la soprano écossaise Janis Kelly - Mrs Coyle dans Owen Wingrave leur donnent une réplique idoine.
Mais il convient de saluer avant tout la remarquable prestation des deux
adolescents, Matthew Price (12 ans) dans le rôle de Miles, et Eleanor Maloney
(13 ans) dans celui de Flora, qui s’avèrent à la fois excellents chanteurs et
parfaits comédiens.
Benjamin Britten (1913-1976), The Turn of the Screw. Jonathan Boyd (Peter Quint), Janis Kelly (Miss Jessel). Photo : (c) Patrice Nin
David Syrus et l’Orchestre National du
Capitole de Toulouse
Dans
la fosse, le chef britannique David Syrus, connaisseur de la musique de Britten
ainsi que de l’acoustique du Théâtre du Capitole où il a dirigé la Clémence de Titus de Mozart et Albert Herring de Britten, porte avec
enthousiasme, élégance et onirisme les deux œuvres dont il met en évidence la
filiation et la diversité tout en sollicitant sans faiblir les instrumentistes
de l’Orchestre du Capitole de Toulouse qui attestent trois heures durant d’une
virtuosité infaillible, motivant une écoute fervente du public, étonnamment peu
nombreux vendredi, soir de la première. Ce qui démontre combien il reste à
faire pour que la musique de Benjamin Britten s’impose définitivement en France.
Bruno Serrou
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