mercredi 9 avril 2025

Flamboyant récital de sonates de Janine Jansen et Denis Kozhukhin à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Grande Salle Pierre Boulez. Lundi 7 avril 2025

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Duo de sonate violon/piano lundi soir à la Philharmonie de Paris, avec une merveilleuse Janine Jansen dialoguant avec bonheur avec Denis Kozhukhin dans un somptueux programme réunissant deux des trois Sonates de Johannes Brahms d’une densité poétique troublante et une seconde partie entièrement française couvrant les années 1927-1943, avec la rare Sonate, virtuose et virevoltante, de Francis Poulenc, la concentration spirituelle d’Olivier Messiaen de Thème et Variations pour conclure sur l’agilité conquérante de la Sonate n° 2 de Ravel avec un « blues » au groove fascinant. En bis un petit Fritz Kreisler 

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Dans ce programme d’une richesse et d’une diversité saisissantes, accompagné par un véritable partenaire de musique de chambre qu’est Denis Kozhukhin instaurant avec elle un dialogue quasi fusionnel, Janine Jansen s’est avérée époustouflante, donnant des œuvres d’une grande variété un concentré du répertoire violonistique une interprétation étourdissante par son dramatisme hallucinant, sa densité expressive, son extraordinaire maîtrise sonore, et sa technique impériale, la violoniste néerlandaise se livrant à un véritable combat pour la vie, avec le clavier rutilant de nuances et de couleurs du pianiste russe, la conception dramatique emmenant l’auditeur au seuil de l’asphyxie. Violoniste remarquable d’aisance et de dynamique, à la technique infaillible au service d'une musicalité fabuleuse, imposant un plaisir des sons de chaque instant, riche d’un nuancier infini - délectables transitions entre les nuances fortissimo/forte/piano/pianissimo -, l’extraordinaire musicienne batave a suscité un silence quasi mystique au sein du public, qui en a eu littéralement le souffle coupé tout au long de la soirée par ce qu’il entendait.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

La première partie du concert réunissait les deux premières Sonates pour violon et piano de Johannes Brahms, données dans l’ordre inverse de leur genèse. Le programme a donc commencé avec la Sonate n° 2 en la majeur op. 100 composée en 1886, contemporaine de la Sonate pour violoncelle et piano op. 99 et du Trio avec piano op. 101, et de deux ans antérieure à la Sonate n° 3 op. 108. Dans cette deuxième sonate pour violon, l'ouverture exposée par David Kozhukhin aura été particulièrement chaleureuse, tandis que Janine Jansen lui aura répondu par des moments d'une exquise légèreté, avant de reprendre la mélodie lyrique avec une grâce stupéfiante. Le timbre est riche, le vibrato puissant, les attaques solides et assurées aux interjections insistantes, tandis que le développement était enlevé dans une véritable passion partagée par les deux interprètes. Dans le deuxième mouvement, Jansen et Kozhukhin contrastaient harmonieusement l'ouverture intime formant un contraste stupéfiant avec le dynamisme enjoué des rythmes décalés qui suivent. Le magnifique jeu pianissimo de Jansen a engendré une chaleur extraordinaire, jamais aérienne ni voilée. Le finale, par sa structure non conventionnelle, s’est imposé par une grande ampleur, et les deux interprètes ont emporté les auditeurs dans un lyrisme fébrile, imprégné de mystère suscité par les arpèges diminués du piano, jusqu'à sa conclusion intensément dramatique. Composée en 1878-1879 alors que son auteur travaille sur son Concerto pour violon et orchestre, la Sonate pour violon et piano n° 1 en sol majeur op. 78 est elle aussi d’un lyrisme exacerbé, mais le caractère est plus sombre que celui de la sonate de 1886. Surnommée « sonate de la pluie » en raison de la citation empruntée au Regenlied op. 59/3 dans le finale, cette partition dédiée à sa muse Clara Schumann, qui était alors en train de perdre son fils violoniste, constitue l’un des sommets de la musique de chambre romantique. Ne serait-ce que sur le plan expressif, tant elle fait vibrer les âmes et transporte l’auditeur dans une polyphonie d’émotions. Exigeante d’exécution, cette œuvre au climat fortement mélancolique est constituée de trois mouvements aux tendres effusions, le violon exprimant les sentiments les plus subtiles par le biais d’un nuancier d’une ampleur inouïe, tandis que le pianiste donne vie à sa partie avec une précision extrême mais naturelle. Janine Jansen et David Kozhukhin en magnifient les infinies beautés, faisant ressentir chaque nuance, chaque vibration, suscitant la plus vive émotion au détour de chaque phrase, toutes plus sublimes les unes que les autres. 

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

La seconde partie de soirée était consacrée à trois compositeurs français de la première moitié du XXe siècle. Composée en 1942-1943, la Sonate pour violon et piano de Francis Poulenc est rarement programmée. Dédiée à la nièce du compositeur, Brigitte Manceaux, cette partition est écrite à la mémoire du poète espagnol Federico Garcia Lorca. Elle a été créée le 21 juin 1943 à Paris Salle Gaveau dans le cadre des Concerts de la Pléiade par Ginette Neveu et le compositeur au piano. La grande violoniste disparue trop tôt dans une catastrophe aérienne à qui Poulenc ne pouvait rien refuser, est l’inspiratrice de l’œuvre et donne à l’auteur de nombreux conseils pour la partie violon. Malgré le triomphe de l’exécution par Ginette Neveu le soir de la première, Poulenc, qui regrettait que cette pièce ne soit « pas du meilleur Poulenc », révisera sa partition en 1949. « Le monstre est au point, je vais commencer la réalisation, écrira-t-il tandis qu’il est en train de la composer. Ce n’est pas mal, je crois, et en tout cas fort différent de la sempiternelle ligne de violon-mélodie des sonates françaises du XIXe siècle. Le violon prima donna sur piano arpège, me ait vomir. » Son manque d’intérêt pour les instruments à cordes hors orchestre, Poulenc use d’emprunts thématiques aux Russes Rachmaninov et Tchaïkovski, et d’autocitations, notamment dans le mouvement initial Allegro con fuoco, où l’on retrouve le premier des Trois poèmes de Louise Lalanne, tandis que l’Intermezzo central, sommet de l’œuvre, plonge dans une atmosphère plus ou moins espagnole… C’est ce qu’on admirablement restitué Janine Jansen et Denis Kozhukhin, qui ont donné de cette partition rare du fait même de ce qu’en disait son auteur une interprétation enlevée, chantant à la perfection.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

A l’instar de Poulenc, la mélodie joue un rôle de premier plan dans Thème et Variations que Messiaen a composé alors qu’il n’avait que 24 ans et qui révèle déjà une conception particulière de la technique de la variation, tandis que les accords au piano portent d’ores et déjà l’emprunte du compositeur dauphinois, dans la résonance mais aussi dans les intervalles et la structure interne. Les duettistes en ont offert une interprétation généreuse de souffle et d’expression, en soulignant les traits qui rendent la musique de Messiaen immédiatement identifiable tout le rattachant à la tradition française du premier demi-siècle du XXe avec la tendresse dont l’œuvre est porteuse, une déclaration d’amour du compositeur à sa première femme, la violoniste Claire Delbos (1906-1959) affectueusement surnommée Mi par son mari, pour leur mariage le 22 juin 1932.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Ultime partition de musique de chambre de l’auteur du Bolero, composée entre 1922 et 1927 à la suite de la rencontre avec la violoniste hongroie Jelly d’Aranyi à qui Béla Bartók a destiné deux sonates, dédiée à la violoniste critique musicale Hélène Jourdan-Morhange (1888-1961), amie de Ravel, créée par le compositeur-violoniste Georges Enesco et l’auteur au piano Salle Erard le 30 mai 1927, la Sonate n° 2 pour violon et piano en sol majeur de Ravel est orientée vers le jazz, le blues, terme utilisé pour qualifier le mouvement central où dominent le « riff » du piano ainsi que la fameuse « blue note » tandis que les pizzicati du violon renvoient au banjo tandis que la mélodie mélancolique évoque plus ou moins le saxophone, et la danse, avec une apothéose dans le Perpetuum mobile final. Malgré sa structure conventionnelle en trois mouvements, l’auteur y pousse la forme classique dans ses retranchements, les parties de violon et de piano atteignant une indépendance inédite jusqu’alors. Jansen et Ko donnent à l’Allegretto initial un charme et une sensualité virevoltants, le violon tourbillonnant avec élégance autour du piano, les deux instruments suscitant des contrastes de couleurs et de timbres déroulant un dialogue harmonique délicieusement ambigu, tandis que dans le finale l’archet de Jansen fait songer à l’élan d’une locomotive lancée à plein régime, enchaînant telle une acrobate d’ahurissantes doubles-croches qu’elle décline en gammes, arpèges, accords brisés avec une aisance stupéfiante, en parfaite synchronisation avec Denis Kozhukhin suscitant ainsi un incroyable alchimie mécanique.

Janine Jansen, Denis Kozhukhin 
Photo : (c) Ava du Parc - Cheeese

Au terme d’une telle prestation, il apparaissait impossible de donner une suite à ce récital magistral. Pourtant, devant l’insistance du public, qui lui était en train de lui réserver une standing ovation, les duettistes n’ont eu d’autre choix que de se lancer dans un bis, aussi bref soit-il, choisissant un morceau parmi les plus pondéré de Fritz Kreisler…

Bruno Serrou

 

 

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