Souffrant depuis plus de cinq ans, ce qui l’a conduit à renoncer à plusieurs invitations, notamment celle du festival que Radio France voue à la création contemporaine, Présences 2019 qui lui consacrait un grand portrait, Wolfgang Rihm est décédé à Ettlingen dans le Bade-Wurtemberg dans la nuit du 26 au 27 juillet à l’âge de 72 ans. Le Festival de Lucerne l’avait choisi en 2016 pour assurer la succession de Pierre Boulez à la direction artistique de sa Lucerne Festival Academy où il animait des séminaires pour jeunes compositeurs.
Wolfgang Rihm était célébré de
toute part. Il était l’hôte de quantité d’institutions et de festivals, qui lui
consacraient tout ou partie de leurs programmations, et lui confiaient des
masters classes, notamment en Suisse et en France, comme les Festivals de Lucerne, Musica de
Strasbourg ou Présences de Radio France, mais aussi en Autriche, à Salzbourg. Il faut dire que la créativité de ce chaleureux géant était
particulièrement féconde, et sa création expressive, dense, diverse et éminemment personnelle.
Comme nombre de ses illustres aînés, il savait varier la complexité de sa
création en fonction de ses commanditaires et des audiences concernées, permettant ainsi à sa musique toucher tous les publics.
Né le 13 mars 1952 à Karlsruhe où
il enseignait et où il fit une partie de études avec Eugen Werner Velte (1923-1984),
Wolfgang Rihm dévorait la vie à pleines dents, ce qu’indiquait dès l’abord son
visage gouailleur, son humour en bandoulière, son rire sonore. Adolescent,
« doué pour la mystique », il est fasciné par le rituel catholique et
d’imprègne de la pratique du chant choral, prenant pour modèle Ein deutsches Requiem de Johannes Brahms et
avouant plus tard qu’il se serait damné pour le Martyre de saint Sébastien de Claude Debussy. Jusqu’à l’âge de vingt
ans, il composera des œuvres religieuses, dont un Requescat d’après Oscar Wilde en 1969, l’oratorio Dies en 1984 et, dix ans plus tard, une Passion selon l’Evangile de saint Luc. Extrêmement cultivé, il considérait qu’il
était impossible de faire table rase du passé. Artiste inclassable et puissant,
il refusait toute étiquette. « Si je n’obéissais qu’à un style unique, je
n’aurais certainement pas écrit autant, convenait-il en 2019 dans une interview
qu’il m’avait accordée pour le quotidien La
Croix. Mais comme je dialogue avec ma musique, je change constamment de
style. » Ainsi la musique et l’inspiration de Rihm puisent dans le
romantisme tout en faisant œuvre d’une puissante originalité. « Je ne tiens pas à parler de ma
musique, prévenait-il dès l’abord. Je la traite en l’écrivant, et si je dois la
commenter c’est en composant. Je suis un homme d’action, et ma façon d’agir est
d’écrire de la musique. » Contrairement à nombre de ses confrères,
il ne revenait jamais sur ce qu’il avait composé, et il n’éprouvait aucun remord
l’œuvre terminée. « Je ne compose pas pour l’Eternité dans la mesure où je
crée au présent. Après, on verra ce qui reste de moi, mais ce n’est pas à moi
d’en décider, parce que tout est ma vérité. » Contrairement à beaucoup de
ses pairs, Rihm vivait quasi exclusivement de sa musique. « Ma vie
d’artiste est réglée en fonction de ma vie privée. Le fait que je ne sois pas
interprète joue sans doute un rôle dans ma créativité. Je tiens mes séminaires
à Karlsruhe où je reçois des musiciens du monde entier, et je me consacre
exclusivement à mon œuvre. J’ai
ainsi le temps de composer. Je voyage de moins en moins, préférant écrire chez
moi. Dans un train, ma tête ne cesse de travailler, même si je ne suis pas
toujours devant une feuille de papier. J’aime être balancé par le rythme des
roues sur les rails, dont les oscillations résonnent dans mon crâne. Et lorsque
je me mets à ma table de travail, je suis très concentré. C’est en travaillant
beaucoup que je fais beaucoup. »
C’est ainsi que Wolfgang Rihm est devenu l’un des
compositeurs les plus prolifiques de notre temps, son œuvre comptant plus de
quatre cents opus, de la valse pour piano de quelques secondes de durée au
grand opéra. Aux côtés de Helmut Lachenmann, son aîné de seize ans,
Wolfgang Rihm est le compositeur-phare de la musique allemande contemporaine.
Il est aussi le plus prolifique, avec plus de quatre cents œuvres à son catalogue. A
Karlsruhe, il était devenu l’élève de Wolfgang Fortner (1907-1987) et d’Humphrey Searle (1915-1982) en
composition, avant de se rendre à Cologne auprès de Karlheinz Stockhausen (1928-2007) en
1972-1973, puis à Fribourg-en-Brisgau de 1973 à 1976 auprès de Klaus Huber (1924-2017) en
composition et de Heinrich Eggebrecht (1919-1999) en musicologie. Parmi ses maîtres, il
vouait une relation particulière avec Luigi Nono (1924-1990), dont il admirait la création.
Brillant pédagogue, il forgea son expérience en la matière comme maître de conférence
à Cologne en 1973-1978, année durant laquelle il commença à enseigner aux Cours
d’Eté pour la Musique Nouvelle de Darmstadt auxquels il participait comme étudiant depuis
1970, puis à la Musikhochshule de Munich en 1981. En 1985, il succédait à son
professeur Eugen Werner Velte à la chaire de composition de la Musikhochshule
de Karlsruhe. Dans sa création, Rihm dévoile une personnalité fortement marquée
par les arts plastiques et par la littérature. Côté institutionnel, Rihm était
co-éditeur de la revue Melos,
conseiller musical du Deutsche Oper de Berlin (1984-1989), docteur honoris causa de la Freie Universität de Berlin (1998), et il était titulaire de nombreux
prix, dont celui de la Fondation Prince Pierre de Monaco en 1997, de la
Fondation Goethe en 1998, Bach de la Ville de Hambourg en 2000, Ernst von Siemens en 2003.
Sa première œuvre de compositeur
remonte à 1963, Wolfgang Rihm avait alors 11 ans. Il commence à se faire connaître en
1974 avec Morphonie - Secteur IV pour
orchestre créé aux Journées Musicales de Donaueschingen, et il s’impose
définitivement en 1977 avec l’opéra de chambre Jakob Lenz sur un livret de Michael Fröhling d’après Georg Büchner (1813-1837) créé
le 8 mars 1979 à Hambourg. L’écriture de Rihm reflète les passions fulgurantes
du personnage central, extraordinaire théâtre de la confusion psychique avec sa
condensation optimale de sentiments, d’actions et de relations humaines, tandis
que la diversité du langage vocal, qui intègre cantilène lyrique, sprechgesang,
discours désenchanté, cri exacerbé, murmure sépulcral, le tout subordonné à
l’effet unificateur d’un accord fondamental fondé sur deux intervalles, quinte
juste et triton, et sur une forme de type rondo. Rihm réussit ainsi la gageure
de restituer par la diversité de son écriture les états psychiques sans cesse
changeants de l’extraordinaire personnage central. La musique et le
chant, voire les cris du héros décrivent, au-delà des mots, sa descente aux
enfers, ses terreurs, ses hallucinations. En 1983, il collabore avec Heiner
Müller dans Die Hamletmaschine pour
deux acteurs, baryton, trois sopranos et mezzo-soprano solos, chœur, orchestre
et dispositif électronique en temps réel créé le 30 mars 1987 à Mannheim, il compose l’opéra Œdipus d’après
Sophocle, Friedrich Hölderlin, Friedrich Nietzsche et Heiner Müller sur son propre livret, à l’instar des
suivants, Die Eroberung von Mexico (La Conquête du Mexique) d’après Antonin
Artaud (1896-1948) en 1991, Das Gehege en 2006, Drei Frauen en 2009, Dionysos, Eine Opernphatasie d’après
Nietzsche en 2009-2010, et le monodrame Proserpina
en 2008. Au sein de cette création singulièrement développée et d’une richesse
inouïe, avec notamment treize quatuors à cordes, quarante-six concertos, quatre symphonies, il faut absolument connaître son absolu chef-d’œuvre, l’une des partitions
les plus significatives du tournant des XXe et XXIe siècles,
Jagden und Formen (Chasses et Formes). Cette œuvre qui a
connu plusieurs états depuis sa conception en 1995 jusqu’à sa forme définitive
de plus de cinquante minutes achevée en 2001, fait figure de somme dans la
production de son auteur non seulement parce qu’elle est le fruit du
rapprochement de plusieurs de ses pièces, mais aussi, et surtout, parce qu’elle
résulte d’un cheminement personnel et intellectuel mené par le compositeur
jusqu’au temps de sa genèse. L’œuvre est constituée d’une série de petits
morceaux regroupés et ré-agencés dans la perspective d’une vaste forme. Ainsi, Jagden und Formen n’a cessé de se
développer, à partir de morceaux indépendants liés à la notion de forme, Gejagte Form (Forme chassée, 1995-1996), Verborgene
Formen (Formes cachées,
1995-1997) et Gedrängte Form (Forme traquée, 1995-1998). Il convient
aussi de citer les cycles Chiffre (1982-1988),
Vers une symphonie fleuve (1992-2001),
Über die Linie (1999-2006)… Parmi ses partitions ultimes, un Quid est Deus en
2007 en écho à la Symphonie de Psaumes de
Stravinski, un Et Lux sur des
fragments du Requiem latin en 2009, Concerto en sol pour violoncelle et petit
orchestre et Transitus III pour
orchestre en 2018, un Stabat Mater pour
baryton et alto en 2019, Episode pour
violon et piano et Sostenuto pour
orchestre en 2020.
Pour rendre hommage à l’immense
compositeur que fut et restera à jamais Wolfgang Rihm, je publie ci-dessous une interview qu’il m’a accordée le 6 septembre 2000 à Badenweiler - lieu mythique de la Forêt Noire pour la musique contemporaine en Allemagne - dans la perspective du festival Musica de Strasbourg qui lui consacrait l’essentiel de sa dix-huitième édition qui se tenait du 20 septembre au 6 octobre.
Bruno Serrou
° °
°
Entretien avec
WOLFGANG RIHM
Compositeur
Bruno Serrou : La musique, y êtes-vous tombé dedans quand vous étiez tout petit ? Vos parents étaient-ils musiciens, mélomanes ? Comment avez-vous découvert la musique
Wolfgang Rihm : Il n’y a pas de musique du tout dans ma famille. Mes parents ne se préoccupaient pas de musique. Cependant, mon grand-père, qui était chimiste, avait une fanfare dans un village. Mais c’est ma seule relation avec la musique dans mon enfance. J’ai tout appris en écoutant la radio. En fait j’ai toujours voulu faire ce que j’entendais. A l’école, j’apprenais la flûte à bec, et du coup j’ai commencé à écrire pour cet instrument, même chose avec le piano. J’ai voulu apprendre à en jouer, mes parents m’ont donc offert des cours de piano, puis j’ai écrit pour le piano. Et c’est ainsi que j’ai commencé. En vérité, j’ai toujours été curieux pour tous les types d’expression artistique, musique mais aussi peinture, littérature. J’ai même écrit des poèmes pour ma mère, à qui je racontais des histoires avant même de savoir écrire. J'aurais donc pu m'exprimer dans tous les arts, et j'ai finalement opté pour la musique.
B. S. : Karlsruhe, où vous êtes né, est
une grande cité musicale. Félix Weingartner y a travaillé et dirigé des
créations d’Hector Berlioz, Emmanuel Chabrier et Richard Wagner…
W. R. : Karlsruhe est effectivement une ville importante pour
la musique, et Wagner au début souhaitait faire de cette cité son Bayreuth
avant de choisir la commune de Franconie après être devenu le protégé de Louis
II de Bavière. En fait, la musique m’est aussi venue par le chant choral.
J’étais membre d’un chœur d’oratorio où je suis entré à douze ans, et deux ans plus
tard nous avons été invités à Paris pour un hommage à Albert Schweitzer, c’était
Salle Pleyel en 1966. Au programme, il y avait le Magnificat de Johann Sebastian Bach
sous la direction de Charles Bruck. Cela m’a beaucoup marqué. Il y a également
eu des concerts, notamment une Messa da Requiem de Giuseppe Verdi et le Deutsches
Requiem de Johannes Brahms à l’ORTF sous la direction du même Charles Bruck.
B. S. : Vos parents vous
emmenaient-ils à l’Opéra de Karlsruhe ?
W. R. : Enfant, je ne m’intéressais pas beaucoup à l’opéra. Ce
sont surtout les concerts symphoniques qui m’attiraient. Des compositeurs vivants venaient, notamment Jean Françaix,
Michael Tippett, Wolfgang Fortner, avec qui j’étudierai par la suite. C’est
surtout la première intégrale en concert des symphonies de Gustav Mahler que j’ai
entendue qui m’a marqué. C'est aussi mon
premier séjour à Darmstadt, où j’ai retrouvé un peu la même ambiance que celle
que j’avais vécue dans le cadre des concerts symphoniques très bourgeois à Karlsruhe
où une partie du public disait “ ah, non ça ce n’est pas
bien ”, et à Darmstadt c’était un peu la même ambiance, et il y avait des
camps qui s’opposaient.
B. S. :Qu’est-ce qui vous a décidé à
vous consacrer à la musique, à en écrire ?
W. R. : J’ai toujours voulu écrire de la musique, pas en
faire. J’ai pris du plaisir à jouer du piano, mais je ne me considère pas comme
un bon pianiste. Comme dans tous les domaines, que je l’entende ou que le voies
faire, j’ai toujours voulu le faire moi-même, et c’est surtout par l’écriture
que je peux me plonger dans la musique. Ecolier, j’ai écrit une sonate pour
violoncelle et piano, je l’ai jouée au piano avec une camarade violoncelliste,
nous avons même remporté un prix Jugend
musiziert (la Jeunesse fait de
la musique). Enfant, chantant dans des chœurs, je voulais écrire une
messe pour un chœur, mais c’était trop compliqué pour mon âge.
B. S. : Vos parents vous ont-ils laissé
vivre facilement votre vocation ?
W. R. : Ils m’ont soutenu dès le début. Quand je leur ai
annoncé que c’était ce que je voulais faire, ils m’ont seulement demandé si je
connaissais tous les risques que cela me poserait dans la vie, mais si je
voulais le faire ils me soutiendraient. Il n’empêche que mes débuts ont évidemment
été difficiles, mais j’ai pu faire ce que je voulais et je savais que j’étais
soutenu. Cependant, n’ayant pas hérité, tien n’a été facile, mais je me suis
toujours senti soutenu dans ma démarche.
B. S. : Parmi vos professeurs figure
Wolfgang Fortner…
W. R. : Avant même que je commence à étudier sérieusement la
musique, je suis allé à Heidelberg, où vivait Fortner. Il m’avait invité après
que je lui eus écrit pour lui expliquer ce que je faisais, et envoyé des
partitions. Je suis allé chez lui une dizaine de fois, toujours avec mes
partitions pour lui demander des conseils. En fait, il était toujours très
pressé, il était constamment en train de partir quelque part, Fortner portait des
annotations sur mes partitions, et il avait toujours en main un verre de cognac
ou de whisky. Fortner ne cessait de me dire « maintenant il faut que je
m’en aille ». Mais mon maître le plus important a été Wolfgang Werner
Velte C’était à la Musikhochschule de Karlsruhe, où je suis entré à seize ans.
J’étais alors lycéen, et tout en passant mon bac j’ai eu mes prix du
conservatoire. Ainsi ai-je pu commencer plus jeune que de coutume.
B. S. : Que vous ont apporté les cours
de composition ? Les apprentis compositeurs n’ont-ils pas plutôt besoin de
guides ?
W. R. : La question de fond est « qui est le professeur,
qui dispense les cours ? » La classe de Velse n’avait rien d’académique,
ni de scolastique. Il s’agissait plutôt d’un cercle de gens qui discutaient
musique ensemble, qui échangeaient des conseils, qui étaient discutait. C’était
donc très informel, et l’important était toutes ces discussions. Il s’agit donc
de savoir si la personnalité artistique du professeur est intéressante et s’il
comprend les besoins de ses étudiants. En ce cas, peu importe si les cours font
partie oui pas d’un cursus académique, c’était surtout le contenu de tout ce
qui se discutait qui comptait. C’est la personnalité de celui qui enseigne,
celui qui est là pour aider qui importe.
B. S. : A l’époque, la culture dominante
était l’avant-garde, et en musique l’Ecole de Darmstadt. Avez-vous reçu quelque
influence de ce mouvement où étiez-vous complètement hors des circuits, avez-vous réussi à avoir une certaine
distanciation par rapport aux courants, à la mode, à la vogue de l’époque en
restant neutre ?
W. R. : En fait, en Allemagne, à mon avis, c’était un peu
différent de ce que l’on pouvait entendre en France. Parce que j’ai pu me
familiariser avec tout type de tendances. Pas uniquement l’avant-garde, qui
était en vogue à l’époque. Parce que j’ai pu assister à des concerts à
Karlsruhe, à Baden-Baden, à Donaueschingen, à Strasbourg dès l’âge de seize
ans. J’ai donc pu écouter Maurizio Kagel, Karlheinz Stockhausen, Pierre Boulez, de la musique de
la Renaissance. Je me déplaçais beaucoup dans les environs de Karlsruhe, et
j’avais ainsi la possibilité d’assister à énormément de concerts, aussi bien à la
radio que dans les salles de toutes les tendances musicales de
l’époque. J’ai ainsi pu me rendre un jour à un concert à Baden-Baden où Boulez
dirigeait le Concerto pour violoncelle de Robert Schumann. J’étais assis
au premier rang, et ma chaise s’est cassée, si bien que j’ai dû rester coincé
toute la soirée afin de ne pas tomber et perturber le déroulement du concert.
Figurait au même programme Cummings ist der Dichter de Boulez.
B. S. : Autre professeur, un spécialiste
de Franz Liszt, le Britannique Humphrey Searl. Etes-vous allé à Londres suivre
son enseignement ?
W. R. : J’ai connu Searl par l’intermédiaire du directeur de
la Musikhochschule de Karlsruhe, Walter Kohlneder, musicologue auteur notamment
de monographies sur Webern et Vivaldi. En fait Searl venait enseigner à
Karlsruhe. Le personnage était fascinant, racontant un tas de choses, et il m’a
notamment fait connaître Dylan Thomas. Olivier Messiaen, dont l’épouse, Yvonne
Loriod, enseignait à la Musikhochschule avant que j’y étudie. En 1969, quand
j’ai présenté à Searl ma première symphonie que j’avais composée à seize ans, il
m’a dit qu’elle avait été écrite « avec mes tripes ». C’est le seul commentaire
que j’ai reçu de lui ! Adepte du système dodécaphonique, Searl est peu
connu aujourd’hui, mais il était un compositeur magnifique et ses symphonies
étant désormais disponibles sur CD, il commence à être découvert.
B. S. : Wolfgang Fortner était en revanche dans la
mouvance de Hindemith…
W. R. : Le style de Fortner a beaucoup évolué. Il a d’abord
découlé de Max Reger, puis il a eu une période néoclassique et - ce que j'ignoais à l’époque où j’étudiais avec lui -, il a
aussi subi une grande influence du IIIe Reich, puis il a eu sa
période dodécaphonique. Il est très important que l’on commence enfin à
comprendre l’attitude et l’évolution de certains compositeurs de cette époque-là
qui ont parfois dans leur biographie des zones d’ombre tragiques dans le
sens où à un moment donné en Allemagne ils ont dû suivre des voies
« politiquement correctes » qui les ont empêchés d’exprimer la
musique qui était vraiment en eux mais qu’ils devaient taire pour suivre les
tendances qui étaient appréciables par un régime sanguinaire ou qui étaient souhaitées ou voulues. Il ne
faut pas non plus pousser le bouchon trop loin, ce n’est pas toujours lié au
politique, si l’on parle de tendances plus ou moins à la mode, les jeunes vont
aujourd’hui à Darmstadt pour changer plus ou moins leur style, selon des vogues
qu’ils suivent et ce n’est pas forcément pour des choses qu’ils feraient
naturellement par eux-mêmes.
B.
S. : Vous êtes aussi allé
voir quelqu’un de complètement différent, qui était très engagé dans l’avant-garde,
c’est Karlheinz Stockhausen. Pourquoi, et comment votre rencontre s’est-elle
passée ? Ce n’est pas quelqu’un de facile, c’est une sorte de gourou, avec
lui c’est comme si l’on intégrait une secte...
W. R. : Oui... Je me suis rendu chez Stockhausen en même temps
que Claude Vivier, et nous nous sommes très bien entendus. J’ai beaucoup de
bons souvenirs de camaraderie et de discussions musicales avec le compositeur
canadien. C’était en 1972, moment où tous les étudiants de Stockhausen ont
suivi les répétitions de la version longue des Momente. Une grande
partie de l’enseignement de Stockhausen consistait donc à suivre les
répétitions, à écouter l’œuvre se mettait en place, à l’analyser. Il y avait
aussi les cours de Stockhausen, et il parle et analyse surtout de sa propre
musique, tandis que je préfère dans mes propres cours analyser les œuvres de
mes élèves, et je ne parle pas du tout de ma musique. Je ne suis pas resté
longtemps avec Stockhausen, mais cette période a été très importante. Tout ce
que l’on peut apprendre de lui ce sont les proportions à l’intérieur d’une
pièce, comment faire le statisme, comment faire la dynamique à l’intérieur
d’une pièce, et également tout ce qui concerne la durée d’une pièce. J’ai
beaucoup appris là de Stockhausen. Dans chaque pièce, il faut toujours avoir un
moment où il faut pouvoir se dire « ça y est, c’est là que ça se passe, et
j’arrive là », il faut que toute personne qui écoute ait aussi la
sensation que maintenant, voilà, c’est là, c’est ça et rien d’autre. Il y a
aussi une chose dont on parlait beaucoup à la fin du XXe siècle,
c’est d’avoir des groupies autour de soi ou des adeptes. Il m’est en fait
apparu qu’autour de Stockhausen tout le monde ne voulait pas devenir membre de
la secte. Stockhausen appréciait ce fait, et il respectait les gens qui avaient
leur propre personnalité, qui voulaient rester eux-mêmes et continuer à leur
façon. J’ai reçu une seule lettre de lui, écrite avec beaucoup d’encre, dans
laquelle Stockhausen disait seulement ceci : « Cher Wolfgang, suivez
votre chemin intérieur. Votre Stockhausen. » Ce feuillet est resté sur le
mur de mon bureau pendant une dizaine d’années, puis l’encre commençant à
s’effacer je l’ai retiré. C’était un peu comme un mantra, je me disais que je
devais suivre ce conseil et me lancer dans ma propre voie, être moi-même.
B. S. : Autre professeur, lui aussi
grand mystique, Klaus Huber.
W. R. : En fait je ne me posais pas la question de la spiritualité
de ces deux hommes. Stockhausen et Huber sont deux personnalités extrêmement
distinctes, même si l’aspect spirituel les unit dans leur démarche. Moi-même,
je n’étais pas dans cette problématique à l’époque. C’est surtout Huber que
j’ai suivi, celui avec qui j’ai étudié le plus longtemps, à Freiburg, parce
qu’avec Stockhausen, à Cologne, c’était une période assez courte quoique intense.
Avec Huber, c’était beaucoup plus longuement, étudiant alors en parallèle la musicologie. Je voulais pénétrer en profondeur au cœur des questions
musicologiques. Avec Huber, j’ai eu un contact continu sur quelques années. J’ai
pu ainsi me poser quantité de questions, obtenir au moins une partie des
réponses et approfondir mes connaissances. Côté spiritualité, je suis certes
catholique, mais je ne réfléchissais pas encore à ces questions. Je n’y reviens que
depuis peu avec des amis, et je me plonge à nouveau dans les textes liturgiques
pour ma musique. J’ai beaucoup discuté avec Helmut Lachenmann de ces questions,
et, lui aussi, n’est pas heureux de voir arriver les jeunes compositeurs qui le suivent, l'imitent, font les mêmes choses que leurs professeurs. En fait, c’est
une grande question de principe pour les compositeurs qui enseignent :
« Faut-il laisser les élèves imiter ce que nous faisons ou convient-il
surtout de les aider à trouver leur voie et eux-mêmes ? » Il y a
aussi l’école de Franco Donatoni qui, en Italie, a procédé de la même façon. En
fait, souvent, quand un compositeur comme Donatoni, Lachenmann, Stockhausen ou
moi-même et d’autres, notre musique résulte d’un besoin interne, ce sont les
tripes qui sortent, c’est donc intense. Or, quand c’est juste une imitation, il
est clair que la musique a été composée par quelqu’un qui essaie de s’inspirer
des mêmes mécanismes, qui ne donnent pas les mêmes résultats, qui sont souvent
pitoyables. Il ne s’y trouve pas ce besoin inné, interne, cette nécessité vitale
qui font ces petits plus qui rendent la musique authentique.
B. S. : Vous êtes allé à Darmstadt,
comme élève puis comme professeur. Qu’êtes-vous allé y chercher ? Etait-ce
le mythe de la grande époque de l’après-guerre, des années 1950, Boulez, Berio,
Maderna, Nono ?…
W. R. : Je suis allé pour la première fois à Darmstadt à dix-huit ans. Ce qui comptait le plus pour moi était d’y rencontrer le maximum de gens, aussi bien des collègues que des maîtres. Sans vouloir imiter quiconque, ce sont les discussions, l
es rencontres, les échanges que l’on peut avoir entre
collègues, entre maîtres et élèves qui sont importants. Morton Feldman, Luigi
Nono y ont été très importants, et l’on apprend toujours de tels musiciens.
Mais on ne cesse jamais d’apprendre, il faut toujours être réceptif, toujours
penser que l’on est en train d’apprendre, et l’on peut le faire que quand on
discute avec beaucoup de gens, quand on mit et écoute beaucoup de musique, de
partitions différentes. Il y a bien sûr des gens qui démotivent, d’autres qui
motivent, et ce mélange est fructueux. J’arrive à bâtir ma propre vie de
compositeur après un mélange, je prends une partie dans la mesure où je fais
une mixture e associant ma propre expérience, ma propre personnalité à travers
tout ce que je vois, entends, discute, comme tout un chacun, en fait. C’est ce
qui compte le plus dans ce genre de lieu comme Darmstadt.
B. S. : Vous apprenez donc toujours
autant à Darmstadt, où vous enseignez, que lorsque vous y alliez comme étudiant ?
W. R. : Je n’y vais plus.
B. S. : Apprend-on à Darmstadt autant
comme professeur que comme étudiant ?
W. R. : C’est surtout là que l’on
apprend. C’est surtout un échange où l’on va directement dans le vif du sujet,
dans le sens où les jeunes générations viennent avec leurs angoisses, leurs
préoccupations, et nous ne pouvons pas les vivre de la même manière si nous ne
les fréquentons pas. C’est aussi un moment où le professeur a l’impression de
recevoir un cadeau, un cadeau que l’on reçoit de ces échanges. L’enseignant
reste ainsi au cœur de ce qui se passe aujourd’hui chez les jeunes générations.
B. S. : L’enseignement est une activité
très prenante. Pensez-vous pouvoir continuer longtemps, vous qui composez
beaucoup ?
W. R. : C’est très important d’enseigner, de continuer dans cette voie. Je souhaiterais enseigner aussi longtemps que je le pourrai, dans la mesure où je conçois moi-même mon enseignement. A Karlsruhe, je le modèle à ma façon, je fais ce que je veux, ce n’est pas du tout un schéma structuré, ce sont des échanges, des dialogues. Je peux donc sculpter mes cours comme je veux, et c’est ainsi l’enseignement me donne beaucoup et compte infiniment dans ma vie.
B. S. : Parmi les compositeurs
allemands, vous êtes l’un des plus célébrés dans le monde. Il y a Stockhausen,
l’aîné, on pense un peu à Dieter Schnebel, mais on l’oublie un peu, il y a
Lachenmann, qui est la génération intermédiaire, et il y a vous. En France, ce
sont les trois compositeurs d’outre-Rhin les plus connus, et pour le reste les
Français n’ont plus la notion d’école allemande contemporaine. Les Français
vivent de plus en plus en autarcie et ne savent plus très bien ce qui se passe
au-delà de leurs frontières. Vous qui enseignez la composition, l’école
allemande est-elle très dynamique aujourd’hui ? Quel est son
potentiel ?
W. R. : Il est bon qu’il n’existe pas d’école allemande. Il est vrai que les médias ont tendance à ne parler que de quelques personnalités, notamment les noms que vous citiez, mais il ne faut pas oublier Hans Werner Henze, notamment à Munich, et surtout il faut penser que ces quelques noms ne s’imposeraient pas s’il n’existait pas un terrain fertile, un humus. Il y a un vivier très riche en Allemagne. En fait ce n’est pas centralisé comme en France, tout ce qui est culture ne l’est absolument pas. Il y a donc plusieurs pôles, des villes multiples qui ont des activités différentes, et il y a des écoles différentes, des professeurs différents où l’on apprend des choses différentes. Il y a Freiburg, Karlsruhe, Munich, Bonn, Stuttgart, Cologne, Hambourg, Berlin, ce qui permet d’avoir plusieurs tendances, plusieurs styles. Je dis toujours à mes élèves d’aller un peu partout pour chercher telle ou telle chose, rencontrer tel compositeur qui va leur apprendre cela ou leur dire des choses nouvelles, ce qui peut les conduire à regarder si c’est bien pour eux, si c’est ce qu’ils cherchent ou pas. C’est donc extrêmement riche et il est bon que l’on ne puisse pas dire qu’il existe une école allemande mais différentes esthétiques et c’est ce qui constitue la richesse de l’Allemagne musicale. Ce qu’il ne faut pas oublier aussi, et surtout, c’est qu’après la Seconde Guerre mondiale beaucoup de compositeurs étrangers ont enseigné en Allemagne, Boulez notamment, qui vit toujours à Baden-Baden, mais il y a aussi l’école de John Cage, qui est venu à Darmstadt. Il y a donc énormément de tendances, d’influences qui sont arrivées en Allemagne de partout, et il est bon que ce ne soit pas pyramidal. Il y a tellement de personnalités diverses qui ont influé sur la musique allemande de l’après-guerre que c’en est devenu une richesse. Je pense à Wilhelm Kielmaier, qui est à Munich.
B. S. : Qu’en est-il de votre musique…
W. R. : Je ne tiens pas à en parler. Ma façon de traiter de ma propre musique est en l’écrivant. Donc, si je veux commenter ma musique je le fais en composant. C’est pourquoi je ne veux pas en parler. J’agis, je suis un homme d’action, et ma façon d’agir est d’écrire de la musique.
B. S. : Est-ce pourquoi vous écrivez
tant ?
W. R. : C’est peut-être pour ça, oui !
Parce que là je vois que souvent, quand j’écris ma musique, ce qui vient
d’abord est celle que j’ai voulu faire, puis je me dis « ah oui, si je
faisais comme ça, ça pourrait donner ça », mais je ne veux pas savoir ce
que cela donne sans le faire, donc il me faut faire. Du coup, j’écris une œuvre
nouvelle. On ne peut pas parler à mon propos d’un seul style, comme ce que l’on
a dénommé « nouvelle simplicité ». Je fais justement de la musique de
plusieurs styles parce que si je n’appliquais qu’un seul style mon œuvre serait
beaucoup moins riche, je n’aurais pas écrit autant parce que je n’aurais eu
qu’un seul point de départ stylistique. Mais comme je dialogue, commente ma
musique avec ma musique, je change de style.
B. S. : Vous donnez-vous le droit à
l’erreur ? En écrivant beaucoup, vous avez certes plus de chances qu’un
autre d’écrire un chef-d’œuvre, mais vous avez aussi plus de chances de vous
fourvoyer. Etes-vous conscient des œuvres que vous avez ratées et de celles qui
sont capitales. Est-ce que dans les quelques trois cents opus que vous avez
écrits comptent autant à vos yeux ?
W. R. : Tout ce que j’écris, au moment
où je l’ai écrit, est ma vérité du moment. Il peut y avoir des moments après
l’exécution d’une pièce où je me dis d’abord que ce n’est pas la meilleure œuvre
que j’ai écrite, mais après quelques années j’entends la même pièce et je me
dis que finalement je suis allé beaucoup plus loin que je le pensais à cette
époque-là. Je ne souhaiterais jamais faire une sorte de maquillage ou de
chirurgie esthétique, où qu’il arrive à un certain moment que je raye telle ou
telle pièce de mon catalogue, puis dix ans plus tard en supprimer une autre. Ce
n’est pas du tout ma démarche, parce que chaque pièce a sa vérité, chaque pièce
dit quelque chose de moi au moment où je l’ai écrite. Je ne suis pas là pour
écrire pour l’éternité dans le sens où je crée au présent, après on verra ce
qui reste ou pas, mais ce n’est pas à moi de faire mon choix parce que tout a
été pour moi ma vérité.
B. S. : Parmi les compositeurs vivants,
vous êtes l’un des plus fertiles, surtout lorsque l’on considère votre
âge : 48 ans.
W. R. : Je ne suis pas chef
d’orchestre, je ne dirige donc pas mes propres œuvres. J’ai ainsi plus de temps
pour composer, et je ne considère pas l’enseignement comme quelque chose qui
prend du temps parce que je le dispense d’une façon qui n’est pas très
académique. Je veux de moins en moins voyager, parce que même si mes œuvres
sont jouées un peu partout il n’est pas nécessaire que je sois partout. Je veux
donc rester de plus en plus chez moi, et je prends le temps d’écrire. Lorsque
je suis dans un train, je travaille tout le temps, même si je ne suis pas
toujours devant une feuille de papier réglé. Je ne compose pas constamment,
mais j’aime être balancé par le train, et ce balancement résonne dans ma tête. Une
fois que je me mets à ma table de travail, je suis extrêmement concentré. Une
fois que le processus commence, il commence vraiment, et j’aime ça, et c’est en
travaillant beaucoup que j’arrive à faire.
B. S. : Arrivez-vous à travailler dans
le bruit ? Vos deux enfants peuvent-ils jouer auprès de vous ou avez-vous
besoin du calme absolu, d’être isolé ?
W. R. : J’aime être entouré, mais il me
faut quand même un certain rythme dans la journée, pour pouvoir me concentrer.
Je dois donc par moments être seul dans mon bureau, mais il ne me faut pas être
isolé de la vie quotidienne, de la vie familiale et autre.
B. S. : Comment s’organise le quotidien
du compositeur Wolfgang Rihm ?
W. R. : Je peux commencer tôt le matin,
cela qui est le signe d’une journée fructueuse, si je ne peux pas commencer
tout de suite le matin, cela veut dire qu’il n’y aura peut-être rien de toute
la journée. Il y a aussi le fait que si je consulte mon agenda et que je vois
le lundi que deux jours plus tard j’ai un rendez-vous quelque part, il se peut
que je ne puisse même pas commencer ce lundi-là parce que j’ai vu que j’avais
une obligation dans le cours de la semaine. Donc souvent il me faut concentrer
tous mes rendez-vous sur une semaine, et que la suivante soit uniquement vouée
au travail. Souvent, une fois qu’un travail commence, c’est du matin jusque
tard dans la nuit. Ce qui ne veut pas dire que je n’apprécie pas la détente, je
vais toujours déjeuner et dîner chez des amis, puis je retourne à ma table de
travail. Donc matinée de travail, déjeuner, après-midi de travail, dîner,
travail le soir, voire la nuit. En fait, je sens quand une œuvre commence à
acquérir sa propre vie, dans le sens ou le travail commence à adopter un
rythme, une vie, puis le contour d’une œuvre, là je me dis que je peux vraiment
travailler et laisser aller parce que maintenant le cadence est arrivée, donc
je sais que la composition de la pièce va très bien aller.
B. S. : Quand vous travaillez,
prenez-vous des notes sur un cahier d’esquisses, travaillez-vous dans votre
tête, avez-vous des schémas, des canevas ?…
W. R. : Avec la tête et les esquisses
(rires) ! J’ai des cahiers partout où je suis. Ils proviennent toujours de
chez le même fournisseur parisien, du côté du boulevard Saint-Michel. J’achète
des petits cahiers d’esquisses à spirales, et dans ces cahiers je me contente
parfois de noter quelques combinaisons de notes. Parfois j’ai tout un tas de
mesures, et une fois que je me mets au travail chez moi, j’ai ce cahier
d’esquisse à disposition. Après, j’écris toujours à la main, parce qu’avec
l’ordinateur ça prendrait trop de temps. Je fais donc tout à la main, et je
commence à composer à partir de mes esquisses. J’écris directement sur le
papier, à l’encre.
B. S. : Pourquoi ce rejet de l’outil
informatique ?
W. R. : Je suis ouvert à
l’informatique. J’ai écrit une pièce à Karlsruhe, Etude d’après Séraphin,
et en même temps ce qui correspond le mieux à ma personnalité c’est de faire de
la manière dont je fais, mais je ne rejette pas l’informatique, si l’occasion
se présente, s’il y a un projet. Chaque compositeur doit rester fidèle à
lui-même. Beaucoup utilisent cet outil, tant mieux, mais ce qui compte c’est le
résultat, ce qui sort, et ce qui me correspond le plus est la façon dont je
travaille actuellement. Si je ne m’attarde pas trop sur la musique
électroacoustique c’est surtout parce que je veux donner immédiatement aux
musiciens une partition pour qu’ils puissent travailler sans attendre sur la
musique-même, pas sur les notes mais sur la matière pour juger immédiatement le
résultat. Parmi mes étudiants, il est flagrant que lorsqu’ils composent à la
main, ils arrivent très bien à mesurer les dynamiques et les proportions internes
d’une pièce, et une fois qu’ils commencent à travailler avec l’ordinateur, ils
s’égarent dès le début. Ils constatent peut-être que c’est plus facile, du coup
les pièces deviennent plus longues et perdent dans leur structure, dans leur
intensité et parfois dans leur intérêt. Tandis qu’en écrivant à la main ils ont
pu mesurer toute une énergie de notes, le tour musical de leur pièce quand ils
l’écrivent à la main. Le passage d’une écriture manuscrite vers une écrite à
l’ordinateur ne se passe pas toujours sans problèmes parce qu’il faut trouver
de nouveaux repères pour acquérir un nouvel équilibre, le sens de la
respiration.
B. S. : La bonne longueur d’une œuvre
de Rihm, quelle est-elle ?
W. R. : J’ai des pièces courtes, bien
que la plus grande partie de mon catalogue soit constituée d’œuvres
relativement longues. En fait, la longueur est liée à la vie intérieure d’une
pièce, en fonction de l’énergie qui l’anime, ce qui donne immédiatement un sens
aux proportions, au rythme, et tout ce que je compose je le chante dans ma
tête. Ma façon de composer fait que je sais intuitivement ce vers quoi je tends,
je n’écris pas des notes au hasard. Chaque moment du moindre passage, qui peut
être très rythmique ou très énergique, je le vis note par note, en chantant, en
essayant de voir où il faut aller, où il faut que cette note parte, est-ce que
maintenant cela peut être lâché et aller un peu plus loin ou non, et il y a
toute une respiration, toute une vie qui commence pour la pièce et à chaque
note, à chaque pas je prends des décisions et des responsabilités, comment
avancer. Et en fait on ne peut jamais savoir à l’avance quelle va être la vie,
la durée, l’expression, l’équilibre d’une pièce. Des chanteurs disent que
j’écris bien pour la voix. Mais c’est parce que je chante dans ma tête,
j’entends même les passages les plus dynamiques, les plus rapides, c’est ainsi
que je sais où je dois aller. On ne peut donner ici de réponse banale en disant « pourquoi
j’écris vingt minutes ou pourquoi trente minutes », parce que chaque pièce
commence à venir à sa façon et elle évolue. C’est uniquement à la fin que je
sais quelle durée l’œuvre a prise. J’adore la réponse de Claude Debussy quand
on lui a posé la question « comment composez-vous ? », et il a répliqué :
« Je prends toutes les notes et laisse tomber celles qui ne me plaisent
pas. »
B. S. : Toute un mode d’expression que Luciano
Berio a développée à la suite d’un Charles Ives ou d’un Bernd Alois Zimmermann,
est le collage, la citation. Etes-vous un adepte du genre ?
W. R. : Il ne se trouve absolument pas
de citations dans ma musique. Mais je fais souvent allusion à différentes
musiques. Mozart ne faisait pas de citations des polyphonies de Bach, mais il
utilisait certaines choses qui faisaient allusion à la manière de Bach. Webern
a aussi fait des allusions à la musique hollandaise, Mahler, à la fin de sa Cinquième
Symphonies, fait des allusions à la musique baroque. Dans la mienne, il
doit y avoir pas mal d’allusions de ce type, mais jamais de citations. Quant
aux collages, je peux en faire, mais seulement avec ma propre musique. Il
m’arrive de retravailler du matériau en faisant des collages.
B. S. : Puisque vous évoquiez à
l’instant la musique baroque, les instruments anciens vous intéressent-ils, à
l’instar de votre cadet George Benjamin, qui écrit notamment pour la viole de
gambe ?
W. R. : Je n’ai pas encore composé pour
les instruments anciens. J’avais juste dans une pièce créée à Stuttgart
dernièrement, utilisé un nouvel instrument que j’ai traité à la façon d’un
instrument ancien, le hautbois baryton.
B. S. : Vous intéressez-vous à
l’évolution de la facture instrumentale ?
W. R. : La première décision que je
prends avant de composer est le choix de l’instrumentarium. Pour une pièce
d’orchestre, ce choix est très important dès avant de commencer, parce qu’ensuite
j’ai constamment la sonorité dans la tête et je sais pour quels instruments je
compose. Le timbre est important, la hauteur du son et le timbre aussi. Je
n’éprouve pas le besoin d’être initiateur dans le domaine de la facture
instrumentale. Je trouve en effet qu’avec les instruments dont nous disposons
aujourd’hui on peut concevoir de très belles choses. Bien sûr, quand de nouveaux
instruments se créent, se fabriquent, sont mis au point, je commence à les
utiliser, mais je n’éprouve pas le besoin d’aller de l’avant dans le sens où il
faut à mon initiative ou pour une pièce déterminée fabriquer ou inventer
d’autres instruments.
B. S. : Vous dites que le timbre est
important. Le serait-il davantage que le rythme ?
W. R. : [Longue hésitation…] Je n’ai
jamais réfléchi à cette question… Je n’y avais jamais pensé. Elle est très
intéressante. Cela demande réflexion et je ne peux répondre sans réfléchir.
Effectivement, je pense que timbre et tessiture sont plus importants que le
rythme, surtout la hauteur du son. Bien sûr, il y a quelques instruments pour
lesquels j’ai écrit, comme les Pièce pour percussion, où le
rythme est très important aussi, mais plus généralement c’est d’abord la
tessiture, le timbre, en un mot le son d’abord, le rythme vient ensuite.
B. S. : Prenez-vous les échanges
compositeurs / interprètes pour essentiels ?
W. R. : Les relations avec les
interprètes sont capitales, en effet, mais je ne donne les partitions qu’après
les avoir écrites. L’interprète n’intervient pas pendant la conception de
l’œuvre. Après, une autre relation s’instaure qui fait que j’aime composer pour
certains artistes que je connais déjà, ou que j’ai entendus ou dont je sais à
l’avance le mode de jeu. J’ai notamment écrit une œuvre pour Anne-Sofie Mutter,
et je l’avais entendue dans un certain nombre de pièces différentes, j’ai ainsi
pu savoir dans quel sens je pouvais aller, notamment pour tout ce qui concerne
le travail de répétition. Une fois que la partition est complète et que les solistes
ou l’orchestre travaillent, je n’aime pas trop donner tout le temps mon avis et
casser les répétitions, l’énergie qui s’instaure entre les interprètes qui sont
en train de préparer l’œuvre. Une fois que l’on a donné sa confiance à
quelqu’un pour interpréter l’œuvre, il faut le laisser travailler. C’est
pourquoi j’aime composer pour les gens que je connais. Il y a un échange
d’abord, des affinités, des choses que je connais déjà des interprètes qui me
permettent de composer parce qu’ainsi je sais dans quel sens aller, en
connaissant la personne, ou l’instrument, ou l’orchestre, et c’est ce qui
importe.
B. S. : Acceptez-vous qu’un interprète
vous demande de corriger des choses ?
W. R. : Oui, dans la mesure où il y a
des problèmes techniques. Dans le sens où j’ai écrit pour un instrument et la
manière dont je l’ai conçu ne peut vraiment pas être jouée et que l’interprète
peut me démontrer que cela ne peut l’être, on discute et je peux changer. Mais
je préfère malgré tout laisser la partition en l’état et dire à l’interprète de
jouer comme il peut.
B. S. : Un peu comme le fait Iannis Xenakis,
qui dit à ses interprètes « Jouez ce que vous pouvez, vous n’êtes pas
obligés de faire tout ce qui est écrit »…
W. R. : En fait, dans l’œuvre de
Xenakis, il s’agit de pièces où il donne le choix à chaque interprète pour
jouer l’œuvre dans la mesure où il y a tellement de possibilités différentes,
de notes possibles, il s’agit à chaque fois de recréation permanente. Ce n’est
pas le cas dans mes pièces. Mais avec le temps, les capacités de jeu des
musiciens évoluent rapidement. Mais des restrictions physiques font que l’on
n’arrivera jamais à tout jouer. Dans le cas par exemple de mon opéra Jakob
Lenz, en vingt ans les possibilités ont augmenté dans la mesure
où l’apprentissage des instruments a évolué, ainsi, ce qui paraissait très
difficiles à jouer à l’époque, aujourd’hui les élèves de conservatoires
arrivent à le faire très bien. C’est aussi une question de génération, parce
que l’enseignement a changé. Lorsque ma première pièce pour orchestre a été
jouée à Donaueschingen en 1974, la plupart des musiciens de étaient nés dans
les années 1910, ils avaient donc fait leurs études avant la Seconde Guerre mondiale,
et actuellement tout continue à évoluer.
B. S. : Pouvez-vous composer plusieurs
œuvres à la fois ?
W. R. : Lorsque je compose je ne peux travailler qu’une œuvre à la fois,
ce qui ne m’empêche pas de prendre des notes sur mes cahiers d’esquisses pour
une pièce à venir.
B. S. : Composez-vous en fonction des
commandes qui vous sont passées ?
W. R. : La commande ne veut plus dire
comme avant « OK, écrivez pour ma femme, ma sœur ou autres, ajoutez un
hautbois parce que ma tante joue de cet instrument », elle donne seulement
le droit à une création. C’est-à-dire que si un orchestre me commande une pièce
cela signifie que l’orchestre me fait entièrement confiance, mais il choisit l’orchestration,
l’effectif, je n’ai que l’assurance de voir ma pièce créée. Aujourd’hui, j’ai
l’avantage de l’âge, si bien que quand j’ai une idée dans la tête je sais qu’il
y aura quelque part une commande qui me permettra de la réaliser. Les commandes
ne sont plus d’une durée, d’un effectif ou de détails prédéterminés, ce qui me
donne ainsi une grande liberté de choix de ce que je veux faire tout en
obtenant une commande.
B. S. : Pensez-vous que la musique a
encore un avenir ?
W. R. : Je suis très optimiste et
confiant pour ce qui concerne l’avenir de la musique sérieuse. Aujourd’hui, on
joue de plus en plus d’œuvres nouvelles de musique « savante ». Ce ne
sera jamais la même chose que pour les Trois Ténors, la musique pop ou le rap,
mais il n’en a jamais été ainsi, et il ne faut surtout pas pleurnicher, car il
y a assurément un avenir, il y aura toujours de plus en plus de gens qui
écoutent et veulent jouer cette musique, mais elle n’aura jamais la même
popularité que d’autres types de musiques. Il faut être confiant !
Propos recueillis par
Badenweiller, le 6 septembre 2000
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