Pour inaugurer sa nouvelle collection « Villa Médicis Live », le label b.records a choisi de publier en première mondiale une œuvre passionnante, un opéra créé voilà cinq ans en Belgique d’un compositeur catalan sur un livret allemand tiré d’une nouvelle d’un écrivain états-unien publié en français... Capté dans le cours des représentations de l’Opéra de Gand (1) qui ont suivi la création à l’Opéra d’Anvers en avril 2019, Les Bienveillantes a définitivement imposé à la scène lyrique le compositeur vivant à Paris Hèctor Parra (né en 1976), grâce à la fructueuse collaboration du metteur en scène espagnol Calixto Bieito, catalan d’adoption, et du librettiste autrichien, le cinéaste dramaturge tyrolien Händl Klaus résultant d’une commande de l’Opéra des Flandres (Opéra Ballet Vlaanderen). Cette parution intervient six mois après le succès genevois du dernier opéra à ce jour d'Hèctor Parra, Justice (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/avec-lopera-justice-hector-parra.html)
Réduire le millier de pages d’un
roman d’une rare violence en une partition lyrique de moins de trois heures
tient de la gageure. Dans cette abominable épopée qu’est Les
Bienveillantes, sixième de ses ouvrages lyriques - son troisième véritable opéra -, le compositeur Hèctor Parra dénonce
l’horreur de la Shoa par balles puis des camps de concentration en se fondant
sur le récit éponyme de Jonathan Littell. Créée à l’Opéra d’Anvers le 28 avril
2019, cette œuvre est emplie de bruits et de fureurs, au point qu’il a suscité
à sa création un « intense malaise », selon les critiques qui y ont
assisté. C’est d’ailleurs la réussite de ces Bienveillantes qui a convaincu le directeur de l’Opéra Ballet flamand
(Vlaanderen), Aviel Cahn, de passer de nouveau au compositeur la commande d’un
opéra sitôt nommé à la tête du Grand Théâtre de Genève, Justice, qui puise cette fois dans un tragique événement en Afrique subsaharienne lié au
canton de Genève. La fresque du romancier newyorkais Jonathan Littell
(né en 1967), Grand Prix du roman de l’Académie française et Prix Goncourt 2006,
traduit en plus de vingt langues, conte les mémoires de guerre de l’ancien
officier SS Maximilian Aue, membre des brigades des Einsatzgruppen (Groupes d’intervention, unités mobiles d’extermination
du IIIe Reich) fou de musique et de littérature françaises,
Couperin, Rameau, Stendhal, Flaubert qui, plusieurs décennies après les faits, raconte
son implication dans l’exécution du génocide perpétré sur le front de l’Est, en
Ukraine, de Babi Yar à Kharkiv, puis en Pologne, à Auschwitz, ainsi que ses aventures de
Berlin à Stalingrad et dans la campagne poméranienne, et qui, après la chute de
la capitale du Reich, parviendra à fuir dans le sud de la France.
Le titre de l’œuvre renvoie au
troisième volet de L’Orestie d’Eschyle,
Les Euménides, où les trois divinités vengeresses de la mythologie grecque que sont les redoutables Erinyes
persécutent les criminels, notamment les parricides, telle la relation Oreste/Electre
(les jumeaux Max et Una - qui n’est pas sans rappeler également ceux des Wälsungen,
Sieglinde/Siegmund, de Die Walküre -, qui, pour venger leur père Agamemnon, tuent leur mère Clytemnestre et leur
beau-père Égisthe, actes que l'on retrouve ici dans le matricide de Max après avoir tué
son beau-père. Plus tard, la déesse Athéna transformera la fureur des Erinyes
en puissance consolatrice, comme le rappellera le poète cinéaste italien Pier
Paolo Pasolini en 1966 dans son poème en vers libres Pylade qui commence là où se termine Les
Euménides d’Eschyle. A sa parution, le roman de Littell a suscité nombre de
malaises dans l’exploration et la description des crimes les plus abjects qui y
sont narrés.
S’appuyant sur la passion du
personnage central pour la musique, conformément à la structure originelle du
roman, Händl Klaus découpe son livret en sept sections à la façon d’une suite de danses baroque s’ouvrant sur une Toccata, qui prélude à Allemande,
Courante, Sarabande, Menuet, Air et Gigue, et choisit les langues allemande
et française qu'il distribue selon les origines des protagonistes, le texte éludant les
personnages historiques et réduisant la présence de Thomas Hauser, mentor
salvateur du narrateur et son compagnon dans sa descente aux enfers au centre
d’une relation homosexuelle. La liaison incestueuse de Max et de sa sœur Una
est surlignée, ainsi que la mort violente de la mère et de son amant à Antibes.
Le compositeur n’a pas lésiné sur le fait de faire entendre les problèmes
gastriques dont souffre le narrateur qui suscitent de fréquentes diarrhées, tandis que le
librettiste abuse du mot Scheisse.
L’œuvre restitue vaillamment la violence souvent fort crue du roman de Littell,
au risque de l’insoutenable. La partition est haletante, et les moments de
répit sont extrêmement rares, émergeant principalement dans l’évocation de la
relation incestueuse de Max Aue avec sa sœur Una, elle-même mariée au
compositeur Berndt von Üxküll, personnage muet qui renvoie à Anton von Webern. Elle
revendique de multiples influences, en fait des paraphrases et des atmosphères plutôt que des
citations, de Johann Sebastian Bach (Johannes
Passion) et Anton Bruckner (Symphonie
n° 7) à Dimitri Chostakovitch (Symphonie
n° 13 « Babi Yar », partition qui évoque l’extermination du peuple juif) et Bernd
Aloïs Zimmermann (Die Soldaten), en
passant par Richard Wagner (Tristan und
Isolde, Die Walküre, Der
Götterdämmerung), Arnold Schönberg (Moses und Aron) et Alban Berg (Wozzeck et
Lulu), ainsi que des chansons
populaires de la période nazie et des comptines. Fort exigeante et singulièrement
consistante, l’écriture vocale d’Hèctor Parra exploite tous les modes d’expression
imaginables, du parlé au chanté en passant par le Sprechgesang (parlé-chanté) mais aussi le rire, le cri et les
larmes. Telle une tragédie grecque et une Passion
de Johann Sebastian Bach, l’action est commentée par un grand chœur mixte antique
et un turbae confié à un quatuor
vocal (soprano, contralto, ténor, basse) qui incarnent tour à tour bourreaux et
victimes, là où chez le cantor de Leipzig ils campent chrétiens et juifs. Hèctor
Parra destine au turbae des pages singulièrement poignantes qui sont vaillemment interprétées par Hanne Roos, Maria Fiseler,
Denzil Daleare et Kris Belligh.
A la tête d’une distribution de premier
plan, l’omnipotent narrateur, Max Aue, est tenu de façon magistrale par l’impressionnant
Peter Tantsits. Omniprésent, authentique chanteur-acteur, particulièrement
endurant - l’opéra s’ouvre sur sa voix parlée soutenue par un tapis de continuo sinistre éclairé par de délicates couleurs instrumehtales -, le brillant ténor étatsunien surmonte avec une aisance remarquable
et sans faillir le moins du monde une tessiture exceptionnellement tendue
avec les moyens d’un ténor héroïque d’une solidité d'airain et l’élégance
d’un interprète de lieder apte à restituer la complexité psychologique de ce
personnage profondément tourmenté. Son mentor Thomas Hauser est tenu à la
perfection par le baryton allemand Günter Papendell, tandis que le ténor dramatique
italien Gianluca Zampieri au timbre âpre impressionne dans sa triple
incarnation de brutes sanguinaires, le fictif et immonde Dr Mandelbrod,
éminence grise du régime nazi pour la Shoa, le tout puissant chef du RSHA
(Office Central pour la Sécurité du Reich) Ernst Kaltenbrunner, et le
commandant SS Grafhorst. Le ténor rossinien catalan David Alegret dans le rôle
du beau-père de Max et Una Aristide Moreau, et la mezzo-soprano autrichienne
Natascha Petrinsky dans celui de la mère Héloïse avec ses hurlements barbares parfaitement
contrôlés forment un couple terrifiant, tandis qu’Hèctor Parra choisit d’exposer
le double meurtre dans l’un des passages les plus lénifiants de l’opéra. Telle
une funambule à la voix haut-perchée, la soprano mozartienne suisse Rachel Harnisch,
qui s’est retirée de la scène lyrique la saison dernière, séduit en incarnant une Una d’une bouleversante intensité.
Dirigé de façon magistrale par Peter
Rundel, directeur musical depuis 1999 du Royal Philharmonic Orchestra of
Flanders et depuis 2005 du Remix Ensemble au Portugal qui s’exprime pleinement
dans les Allemandes I & II, l’orchestre d’Hèctor Parra propose une
constante et somptueuse polyphonie, à la fois ample et intense, remarquablement
servie par l’Orchestre Symphonique de l’Opéra Ballet Vlaanderen, ainsi que le chœur
de cette même institution flamande, le violoniste chef d’orchestre allemand
mettant également magnifiquement en lumière les épanchements lyriques suscités
par les retrouvailles des jumeaux dans la Courante, tandis qu'il éclaire de l’intérieur l’écriture luxuriante du compositeur catalan,
qui ne cesse de surprendre près de trois heure durant, tant il renouvelle continuellement sa palette sonore, autant en alliages de timbres et de couleurs qu’en
expressivité.
Présentée en un luxueux coffret
format livre, cette captation live réalisée
à l’Opéra de Gand est malheureusement
peu facile à suivre en raison d’un livret peu pratique à manier. En effet, les disques
sont ardus à extraire de leur logement, le texte quadrilingue (français,
allemand, anglais, espagnol) est difficilement lisible à cause de caractères
type machine à écrire utilisés trop petits, les plages ne sont pas indiquées
dans le corps du texte, si bien qu’il faut continuellement se référer aux trois
premières pages pour s’y retrouver, et seuls quelques membres de l’équipe
artistique ont droit à une notice biographique, tandis que trop peu de
documents photographiques de la production ponctuent les pages, qui fort heureusement reproduisent plusieurs exemples musicaux tirés de la partition. Il s’agit donc d’un très beau
produit fait davantage pour le plaisir des yeux, particulièrement pour ceux des
graphistes, que pour l’usage de ses acquéreurs.
Bruno Serrou
1) 3 CD b.records « Villa Médicis Live »/Outhere Music LBM 062.
Enregistrement : 14-16 mai 2019. Durée : 2h 53mn. DDD
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