Compositeur, musicologue, philosophe, esthéticien né à Lyon le 28 septembre 1943, Hugues Dufourt est l’un des grands penseurs de sa génération. La musique de cet agrégé de philosophie entré au CNRS en 1973, généreuse, sincère, profonde, est le reflet de sa touchante personnalité. Le compositeur entre dans le son pour s’y immerger et en jouir à satiété, au point de s’enfermer avec lui dans une caisse de résonance façon timbales dont il ne tient pas à s’arracher. A 80 ans, il apparaît plus jeune que jamais, avec son regard d’enfant étonné. Dufourt est un franc-tireur, quoiqu’un temps proche du mouvement spectral de Gérard Grisey, Michaël Levinas et Tristan Murail, formant avec eux le collectif L’Itinéraire dont aura la responsabilité de 1976 à 1981. La grande forme aux vigoureuses pulsions dramatiques est pour lui le seul question artistique qui vaille.
D’où
des œuvres aux vastes proportions où le temps se dilate plus ou moins au cœur
de larges et bouillonnantes respirations aux opulents et denses mouvements se
renouvelant constamment, mues par des accords flottant au ralenti, grondant en
permanence telle la lave en fusion au point de ne n’engendrer à aucun moment
une quelconque impression de longueur. Il faut dire que la palette sonore de
Dufourt est d’une ampleur et d’une diversité prodigieuse, dont la polychromie se
déploie dans l’art d’engendrer les timbres les plus inouïs digne de tous les grands
peintres de la création, particulièrement de ceux, fort nombreux, dont il se
sent proche, de Bruegel à Pollock, de Tiepolo à Rothko. Créateur infatigable,
Hugues Dufourt ne cesse de composer et de se renouveler. Beaucoup jouée en
terres germaniques, davantage qu’en France, sa musique est riche à foison et ne
cesse de fasciner. L’art de ce maître de la grande forme aux résonances
abondantes, aux harmonies somptueuses et à l’énergie éruptive s’éteignant subitement
pour laisser place à de grandes plages apaisées, qui s’exprime pleinement avec la
percussion et le grand orchestre.
C’est
précisément ce que confirme en le développant le somptueux coffret proposé par
l’éditeur berlinois Bastille Musique (bm) en collaboration avec la WDR
(Westdeutsche Rundfunk) de Cologne, commanditaire et créateur de la majorité
des pages réunies dans un boitier à la présentation graphique aussi originale
qu’énigmatique de trois CD enveloppés dans une boite de carton brut partiellement
recouverte au recto d’une étiquette blanche illustrée d’un énorme numéro
d’ordre - « 27 » - qui correspond apparemment à la chronologie des
parutions de l’éditeur prussien, tandis que le nom du compositeur français et le
titre du disque sont discrètement inscrits en haut du boitier…
Sept
premières mondiales sur les douze œuvres enregistrées et composées entre 1980
et 2022, telle est le parcours éminemment représentatif de l’art fascinant, à
la fois exigeant, profond et d’une enivrante expressivité, d’Hugues Dufourt. Surgir (1980-1984) qui ouvre et donne
son titre à l’album, est la partition la plus ancienne du coffret, la première
grande page d’orchestre (bois et cuivres par quatre, cinq percussionnistes pour
trente-six instruments) de Dufourt qui avait suscité à sa création à Paris l’un
des plus fameux scandales de l’histoire de la musique déclenchant une symphonie
de sifflets de plus d’une demie heure, tandis que la plus récente est L’Enclume du rêve d’après Chillida de
2022, deux œuvres pour grand orchestre à quarante ans de distance. Au centre du
coffret, le cycle pour ensembles de chambre inspiré des quatre continents des
fresques de Giambattista Tiepolo (1696-1770) peintes en 1751-1753 pour la décoration
de la Résidence de Würzburg composé entre 2004-2005 et 2015-2016 (L’Afrique d’après Tiepolo, L’Asie d’après Tiepolo, L’Europe d’après Tiepolo, L’Amérique d’après Tiepolo) dans lequel Hugues
Dufourt développe l’idée d’« instabilité morphologique du son » et
dont les quatre vingt douze minutes occupent un CD entier. S’ajoutent à ce
cursus deux pièces pour piano et orchestre (L’Origine
du monde de 2004 et On the wings of
the morning: the pornography of death de 2011-2012, premier grand concerto
pour piano de Dufourt, fruit d’une commande de la WDR pour le pianiste Nicolas
Hodges, qui tient ici la partie soliste, ainsi que l’intégralité des pages avec
guitare électrique (1986-2022) (1), instrument qui peut surprendre de la part d’un
compositeur qui s’exprime principalement avec un instrumentarium traditionnel. Ces douze œuvres sont le reflet de la
passion du compositeur pour les arts plastiques et pour l’Antiquité, Tiepolo,
Gustave Courbet (l’Origine du monde),
Henri Matisse (L’atelier rouge d’après Matisse), la sculpture (L’Enclume du rêve d’après Chillida et
ses « ramifications de métal torturé »), l’art grec antique (On the wings of the morning), la
photographie (Hommage à Charles Nègre)
et pour la littérature (L’Île sonnante).
Contrairement à ce que suggèrent les titres, la musique de Dufourt n’est jamais
descriptive, mais traduit émotions et impressions suscitées par l’ombre et la
lumière, le chatoiement des couleurs et des timbres, la matière, la perspective,
profondeur de champs et reliefs, tensions et détentes, le tout avec un art
consommé du timbre et des spécificités des instruments de l’orchestre qu’il
connaît intimement. Permanence dans la totalité des pièces réunies ici, à
l’exemple de L’Asie d’après Tiepolo de
2008-2009 avec parmi la percussion rins japonais, gongs des Philippines, de
l’Opéra de Pékin et de Thaïlande. Une musique raffinée, parfois planante, moirée,
spacieuse (La Cité des saules dédiée
au guitariste compositeur Claude Pavy), exotique avec une influence rock évoquée
par mugissements et pleurs (L’Île
sonnante), mystérieuse et bruissant (le concerto L’Enclume du rêve d’après Chillida), mais vertébrée qui donne à l’auditeur
envie de se laisser porter par son flux voluptueux, son extrême mobilité
et sa gestion du temps singulière.
Enregistré
live à Baden-Baden, Cologne et
Witten, ce passionnant programme, qui s’adresse
à tous les mélomanes tant la musique d’Hugues Dufourt est d’une force et d’une
expressivité saisissantes, est défendu avec virtuosité, élan et assurance par
de merveilleux musiciens réunis au sein des Ensemble Recherche, Nikel et Remix,
et du WDR Sinfonieorchester dirigés par Sylvain Cambreling, Mariano Chiacchiarini,
Johannes Kalitzke, Peter Rundel, Ilan Volkov avec en solistes Yaron Deutsch
(guitare électrique) et Nicolas Hodges (piano).
Bruno Serrou
3 CD Bastille Musique BM27 EAN 4270003477253.
Durée : 4h 03mn 10s. Enregistrements : 2009-2023. DDD (www.bastillemusique.com)
1) Hommage à Charles Nègre pour sextuor (flûtes,
hautbois, clarinettes, bassons, vibraphone et guitare électrique, 1986), L’Île sonnante pour percussion et
guitare électrique (1990), La Cité des
saules pour guitare électrique et transformation du son (1997), L’Atelier rouge d’après Matisse pour
guitare électrique, piano, saxophones et percussion (2019-2020) et L’Enclume du rêve d’après Chillida pour
guitare électrique et orchestre de chambre (2022)
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