dimanche 24 septembre 2023

Angoisses climatiques pour l’Orchestre Philharmonique de Radio France et Mikko Franck

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 22 septembre 2023 

Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

L’air du large, les frimas marins, de la Norvège à l’Espagne en passant par la France, tels ont été les fils conducteurs du deuxième concert de la saison de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et de son directeur musical, le Finlandais Mikko Franck, avec en soliste la pianiste allemande Alice Sara Ott, hôte de Radio France qui l’a mise en résidence cette saison.

Alice Sara Ott, Mikko Franck, Orchdestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Un programme qui se situe dans la tradition des concerts symphoniques depuis leur codification au début du XIXe siècle : une ouverture, un concerto, un bis du soliste, une création, ce qui est l’une des missions de la Radio, et une page symphonique, qui n’ont pas obligation de liens ou d’esthétiques, si ce n’est ici les lumières hivernales, paradoxales en cette veillée de début de l’automne…

Alice Sara Ott, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est avec une page non inscrite au programme que Mikko Franck a ouvert le programme en prélude du concerto de Grieg qui devait à l’origine occuper seul la première partie du concert. Le chef finlandais a ainsi préludé à cette œuvre phare du répertoire concertant pour piano par une pièce célèbre de son auteur, la Chanson de Solveig extraite de la musique de scène (troisième acte) qu’Edward Grieg composa en 1867-1875 pour le drame en cinq actes Peer Gynt de son ami et compatriote Henrik Ibsen qu’il introduisit dans la seconde Suite d’où le compositeur a exclu la voix qui, dans la pièce, chante notamment « les feuilles d’automne et les fruits de l’été, tout peut passer »… Après une interprétation de cette mélodie sans parole d’autant plus nostalgique et touchante que le chef finlandais l’a défaite de tout pathos, Alice Sara Ott a rejoint le Steinway installé au centre du plateau pour déployer le célébrissime Concerto pour piano et orchestre en la mineur op. 16 de Grieg composé en 1868 si souvent comparé et associé à celui de Robert Schumann de la même durée et de la même tonalité entendu deux jours plus tôt à la Philharmonie de Paris sous les doigts de Yefim Bronfman, avec le Bayrerisches Staatsorchester dirigé par Vladimir Jurowski (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/le-bayerisches-staatsorchester-celebre.html). La conception de la pianiste allemande pour le concerto du compositeur norvégien a à la fois souffert et bénéficié de caractéristiques d’interprétation comparables à celles de son confrère israélien dans la partition du compositeur allemand, une conception techniquement au cordeau, solide et sûre, mais un jeu sec et plane, une lecture froide et distante malgré les élans déterminés et insistants de Mikko Franck, particulièrement dans le mouvement initial, avec des saillies un peu trop tranchantes mais au demeurant restés sans effets. Alice Sara Ott s’est d’ailleurs contentée d’un seul bis d’une grande simplicité, la première Gymnopédie d’Erik Satie.

Camille Pépin (née en 1990), Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert débutait par la création mondiale d’une pièce pour grand orchestre d’une compositrice qui a actuellement le vent en poupe du côté des organisateurs de concerts, des institutions musicales et d’interprètes, Camille Pépin, élève entre autres de Thierry Escaich et de Guillaume Connesson. Cette fois, il s’est agi cette fois d’une commande de Radio France pour l’Orchestre Philharmonique, Inlandsis. Œuvre de moins d’un quart d’heure d’inspiration écologiste avec pour préoccupation centrale la fonte des glaces due au réchauffement climatique - sujet fort en vogue en ce moment, moins de deux semaines après la création mondiale Théâtre de La Monnaie de Bruxelles de l’excellent opéra à la même problématique Cassandra de Bernard Foccroulle (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html) -, dont la compositrice se propose de « faire entendre » la fonte des glaciers. Elle cherche à y restituet les craquements, la liquéfaction de la glace, la formation des crevasses, l’effondrement de la matière solide dans l’océan, la formation des icebergs, le tout à l’aide de grands accords en blocs plus ou moins figés par de longues tenues de cors et de cordes graves, et des formules et des modes de jeux répétés à foison toute la pièce durant suggérant l’immobilité relative des moraines qui se dissolvent peu ou prou...

Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

La Trilogie des Nocturnes pour orchestre de Claude Debussy clôturait le programme de la soirée. Profitant de la présence du chœur professionnel permanent de Radio France, les orchestres de la maison ronde sont quasi les seuls à donner régulièrement la totalité du cycle, la majeure partie des formations symphoniques se limitant généralement des deux premiers volets du triptyque composé en 1897-1899, Nuages et Fêtes, faisant donc abstraction de Sirènes. Mikko Franck et l’Orchestre Philharmonique de Radio France ont brillé par l’aisance du jeu et la souplesse des textures, ne craignant pas néanmoins de prendre le risque du brouillage dans les passages les plus puissants des deux premiers volets, mais se faisant poétiques dans les pages oniriques, particulièrement dans le finale aux effets malheureusement affaiblis par un chœur de femmes manquant d’homogénéité et au nuancier invariablement situé au-delà de forte

Bruno Serrou

vendredi 22 septembre 2023

Le Bayerisches Staatsorchester célèbre son demi-millénaire avec Vladimir Jurowski, son directeur musical, dans une tournée qui les aura conduits Théâtre des Champs-Elysées

Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Jeudi 21 septembre 2023 

Bayerisches Staatsorchester, Elsa Dreisig, Vladimir Jurowski. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour son demi-millénaire, le Bayerisches Staatsorchester (Orchestre de l’Opéra d’Etat de Bavière) a donné à Paris, dans le cadre d’une tournée européenne dirigée par son directeur musical Vladimir Jurowski, chef russe vivant en Allemagne, non pas un opéra ou un assortiment de pages lyriques, mais un vrai programme d’orchestre symphonique, rappelant ainsi que les phalanges de théâtres d’opéras germaniques sont depuis toujours voués à tous les répertoires, à l’instar des Wiener Philharmoniker, des Dresdner et Berliner Staatskapelle, du Gürzenich de Cologne pour n’en citer que quelques-uns…

Valdimir Jurowski. Photo : DR

Disposé à l’allemande (premiers et seconds violons se faisant face, entourant violoncelles et altos, contrebasses derrière les premiers violons), les Bayerisches Staatsorchester ont néanmoins ouvert la soirée avec une œuvre qui fait partie intrinsèque de leur ADN, puisqu’il s’est agi du Prélude du premier acte de Tristan und Isolde, opéra de Richard Wagner que l’orchestre a créé le 1 juin 1865 dans la fosse de l’Opéra de la Cour de Munich dirigé par Hans von Bülow en présence du roi Louis II de Bavière. Un Prélude d’une puissante théâtralité aux sonorités enchanteresses, emportant par ses déchirants élans l’auditeur dans les abysses de l’âme des amants au point que l’interruption abrupte de la magie de ces dix minutes s’est avérée frustrante tant il est apparu certain que le voyage jusqu’au château de Karéol eût été somptueux…

Yefim Bronfman, Bayerisches Staatsorchester. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais pour démontrer qu’il est bel et bien un orchestre de salles de concerts, le Bayerisches Staatsorchester s’est tourné vers une œuvre concertante. Plutôt que de rester dans des œuvres « munichoises », en retenant par exemple la Burleske de l’enfant du pays Richard Strauss, programmé il est vrai ailleurs dans le cadre de la tournée du jubilée, la phalange bavaroise a porté pour Paris son dévolu sur une véritable scie du répertoire concertant, le (magnifique il est vrai) Concerto pour piano et orchestre en la mineur op. 54 du Rhénan Robert Schumann, avec en soliste le pianiste israélien d’origine ouzbek Yefim Bronfman. Interprétation austère et sans élan mais d’une séduisante beauté plastique, grâce au toucher aérien du soliste, à la clarté de son jeu, mais le discours sans ressort fait que le soliste de pris le risque de perdre l’auditeur dans le développement de l’œuvre. Le bis choisi, un Nocturne de Frédéric Chopin, froid et distant, n’a fait que conforter l’impression de détachement de cet artiste, qui compte pourtant parmi les plus acclamés de notre temps. 

Vladimir Jurowski, Elsa Dreisig, Bayerisches Staatsorchester. Photo : (c) Bruno Serrou

Avec Gustav Mahler, l’Orchestre de l’Opéra d’Etat de Bavière retournait à ses fondamentaux. L’on sait en effet que le nom du compositeur est attaché à la ville de Munich et à cette formation, qui y a créé non seulement la Symphonie n° 8 en mi bémol majeur « des Mille » le 12 septembre 1910, l’œuvre aux effectifs les plus fournis du compositeur autrichien, mais aussi, neuf ans plus tôt, la Symphonie n° 4 en sol majeur le 25 novembre 1901 sous la direction du compositeur. Dans cette symphonie, la plus courte et à l’orchestration la plus légère de Mahler, Mahler s’attache à l’enfance et à l’innocence, concluant sa partition sur un lied tiré du Cor merveilleux de l’Enfant (Des Knaben Wunderhorn) chantant les joies de la vie céleste. Malgré de légers cafouillages dans la justesse d’attaques de cuivres et dans la précision de la polyphonie parfois un rien confuse, l’interprétation s’est avérée solaire, poétique, avec un Ruhevoll contrasté, d’une rayonnante intensité sans aucune tentation tragique, contrairement à ce qui se pratique souvent, trop de chef négligeant le fait que Ruhevoll signifie simplement Tranquille et qu’avant l’indication Adagio se trouve la précision Poco, ouvrant par une explosion étincelante de tout l’orchestre sur un finale, Das himmlische Leben : Sehr behaglich (La vie céleste : Très à l’aise) plus humain que désincarné, avec la voix chaleureuse et luxuriante de l’excellente soprano française Elsa Dreisig. Le tout dirigé par un Vladimir Jurowski respirant large, économe en gestes mais extrêmement précis, laissant les musiciens bavarois s’exprimer librement, tout en les tenant fermement.

Bruno Serrou

lundi 18 septembre 2023

Délicieuses « schubertiades » de Maria João Pires et ses amis à la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Dimanche 17 septembre 2023 

Maria João Pires. Photo : (c) Philharmonie de Paris 

Après avoir dû annuler sa venue la saison dernière pour des raisons de santé, Maria João Pires vient d’enchanter tout un week-end durant, en ce début de saison, la Philharmonie de Paris et son public venu nombreux écouter l’une des plus grandes pianistes contemporaines entourée d’excellents musiciens dans des programmes denses, variés et dans lesquels son art s’exprime pleinement. 

Schubertiades. Photo : DR

C’est une authentique Schubertiade, telle que le compositeur viennois en organisait de son vivant, qui a été proposé dimanche après-midi à la Philharmonie de Paris sous la houlette de Maria João Pires, qui, à l’instar de Martha Argerich & Friends, s’est produite avec quelques-uns de ses amis. Au nombre de treize cette fois, auxquels s’est ajouté un ange protecteur qui se contentait de veiller sur le spectacle, stoïque, dans une scénographie d’esprit africain du sud Maghreb réalisée par Judite da Silva Gameiro, avec la chanteuse mozambicaine Selma Uamusse dans un Ave Maria a capella au thème fondateur dérivé de celui de Schubert précédemment chanté par Thomas Humphreys - avec Maria João Pires au piano -, entonné d’une voix puissante et incantatoire suivi, après l’entracte, d’une brillante improvisation jazz sur le lied de Schubert Die Forelle (La Truite) avec cette fois le pianiste Thomas Enhco, petit-fils du chef d’orchestre percussionniste Jean-Claude Casadesus, qui assistait à cette matinée.

Schubertiades Maria João Pires à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

En effet, Maria João Pires, qui a ouvert la schubertiade en duo avec Ignasi Cambra dans l’Allegro en la mineur « Lebensstürme » D 947 et alterné par la suite avec deux autres pianistes, Lilit Grigoryan et Thomas Enhco, qui se sont produits soit en solo soit en compagnie de leur hôtesse, qui, pour sa part, a magnifiquement accompagné l’excellent baryton écossais Thomas Humphreys, ponctuant ensemble le concert avec émotion dans cinq lieder schubertiens (Erstarrung extrait du Winterreise, Ave Maria, Litanei auf das Fest Aller Seelen, Du bist die Ruh, concluant le programme avec Meeres Stille D 216). La pianiste portugaise a interprété en solo le seul Impromptu n° 3 en si bémol majeur « Rosamunde » D 935, tandis que sa consœur arménienne Lilit Grigoryan d’oniriques Moments musicaux D 780.


Schubertiades Maria João Pires à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le moment attendu de ce concert a été le Quintette pour piano et cordes en la majeur D 667 « La Truite », joué avec une grâce, une poésie, un lustre, une simplicité lumineuse extraordinaires, avec, autour de la pianiste portugaise, le violoniste hongrois Gyula Stuller, l’altiste franco-taïwanaise Lu Yung-Hsin Chang, le violoncelliste brésilien Antonio Meneses et le contrebassiste français Ulysse Vigreux. Avant cette grande et célébrissime page de musique de chambre de Schubert, le même quatuor de cordes associé cette fois à la pianiste Lilit Grigoryan, avaient interprété le court quintette avec piano de la compositrice sud-africaine Bongani Ndodana-Breen (née en 1975), Intlanzi Yase Mzantsi (Le Poisson du Sud) conça en 2006 dont le matériau est puisé dans le Quintette « La Truite » de Schubert.

Bruno Serrou

dimanche 17 septembre 2023

Ouverture de saison virtuose de l’Orchestre Philharmonique de Radio France exalté par la fougue conquérante de Mikko Franck, son directeur musical

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 15 septembre 2023 

Mikko Franck, Orchestre Philharmonique et Maîtrise de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

Le premier concert de L’Orchestre Philharmonique de Radio France et de son directeur musical Mikko Franck de la saison 2023-2024 dans sa salle de l’Auditorium de Radio France, a attiré quantité de happy few. Io faut dire que le programme à la fois alléchant et valorisant pour l’orchestre et son chef, avec une création d’un compositeur régulièrement invité par le « Philhar », l’ultime et émouvant cycle de lieder de Richard Strauss confié à une cantatrice qui a le vent en poupe, et une symphonie d’un compositeur russe au pathos exacerbé qui fait toujours son effet.

Mikko Franck, Sofi Jeannin, Benjamin Attahir, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

La première partie du programme n’a pas toujours convaincu. Le concert s’est ouvert sur la création du Stabat Mater écrite à la suite d’une commande de la Maîtrise de Radio France par Benjamin Attahir (né en 1989), Grand Prix Sacem 2022. Le compositeur toulousain a choisi de ne mettre en musique que les quatre premiers versets de la fameuse séquence latine médiévale attribuée au poète franciscain ombrien Jacopone da Todi (1236-1306). Annoncée joyeuse et sérielle par le présentateur de France Musique venu introduire le concert sur le plateau, la partition s’est en fait révélée retenue, ce qui est au demeurant plus logique pour une séquence célébrant la Mère douloureuse (Mater dolorosa), et sonnant atonal, avec une orchestration richement colorée fort bien servie par l’OPRF, détonnant violemment avec l’écriture chorale plane et inexpressive chantée sans conviction par la Maîtrise de Radio France.

Asmik Grigorian, Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

Les crépusculaires Vier letzte Lieder (Quatre dernier Lieder) que Richard Strauss (1864-1949) composa durant son exil suisse en 1946-1948 ont été confiés à la soprano lituanienne au succès enviable Asmik Grigorian. L’interprétation, autant celle de l’orchestre, trop puissant et au nuancier trop étroit, se sont avérés excessivement puissants et dramatiques, annihilant ainsi les élans nostalgiques et introspectifs, plus attachés au printemps de Salomé qu’à l’automne du finale de Capriccio, Asmik Grigorian, voix de bronze mais au vibrato trop large, s’approchant davantage de la Chrysothémis d’Elektra que de la comtesse Madeleine, ne suscitant guère l’émotion.

Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Christophe Abramowitz / Radio France

En revanche, en seconde partie, la Symphonie n° 6 en si mineur op. 74 « Pathétique » de Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893) vertigineuse et fébrile, s’est imposée par ses tensions tragiques, le chef finlandais, qui de toute évidence fait cette œuvre sienne, ne craignant pas le pathos par ses brûlures exacerbées, sous la direction fougueuses et énergiques du dirigée avec une fougue et une énergie par Mikko Franck à qui les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France ont répondu avec un enthousiasme communicatif, servant la partition en véritables virtuoses.

Bruno Serrou 

samedi 16 septembre 2023

Pierre Bleuse ouvre triomphalement une ère nouvelle de l’Ensemble Intercontemporain avec la création mondiale d’un chef-d’œuvre de James Dillon

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Grande Salle. Jeudi 14 septembre 2023 

Pierre Bleuse dirigeant l'Ensemble Intercontemporain le 14 septembre 2023. Photo : (c) Quentin Chevrier / EIC 

Magnifique soirée d’ouverture de saison de l’Ensemble Intercontemporain et brillante prestation de Pierre Bleuse, son nouveau directeur musical, Grande Salle de la Cité de la Musique de la Philharmonie de Paris, avec une fascinante création mondiale 

James Dillon (né en 1950),  Polyptych: Mnemosyne… Acts of Memory and MourningPierre Bleuse et l'Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / EIC

Pour son entrée en fonction à la tête de l’Ensemble Intercontemporain dont il est d’un an le cadet - l'ensemble ayant été créé en 1976 par Pierre Boulez -, Pierre Bleuse a créé l’événement avec la création d’une œuvre commandée pour l’occasion à l’un des compositeurs les plus puissants et originaux de la génération née dans les années cinquante, l’Ecossais James Dillon.

James Dillon (né en 1950),  Polyptych: Mnemosyne… Acts of Memory and MourningPierre Bleuse et l'Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Quentin Chevrier / EIC

Figure charismatique de la musique anglaise contemporaine à l’originalité et à la créativité hors du commun, souvent rattaché au mouvement de la Nouvelle complexité alors même qu’il refuse toute filiation, James Dillon est né à Glasgow le 29 octobre 1950. Il a abordé la musique au sein de groupes de rock et d’ensembles de musiques traditionnelles, avant d'étudier la linguistique, l’art, le design à Glasgow, le piano, l’histoire de la musique, plus particulièrement du Moyen Age à la Renaissance, et l’acoustique à Londres pour autant intégrer de classe de composition. Ce qui ne l’empêchera pas de l’enseigner à Darmstadt de 1982 à 1992, puis à l’University of Central England de Birmingham pendant trois ans (1993-1996), à Royaumont en 1996 et à la School of Music de l’Université de Minneapolis aux Etats-Unis. Il attendra 1986 pour s’initier à la musique électroacoustique à l’IRCAM où il compose Überschreiten, sept ans après avoir signé sa première œuvre, Ti.re-Ti.ke-Dha dans laquelle il déconstruit une série de cellules rythmiques issues du jazz, du rock et des musiques indiennes. En 1980, il commence à connaitre la notoriété avec la création de Once Upon a Time pour huit instrumentistes et Spleen pour piano, le Quatuor Arditti lui commande un Quatuor à cordes créé au Festival de La Rochelle en 1984, ainsi que Sgolthan pour flûte pour Pierre-Yves Artaud. En 2004, est créé à Porto avec le Remix Ensemble l’opéra Philomela dont il est aussi le librettiste. La musique de Dillon se fonde sur l’instabilité, une tension exacerbée, la simultanéité, la globalité, le fourmillement des masses, le tout méticuleusement élaboré et structuré. Sa création couvre tous les répertoires, de la musique instrumentale soliste à l’opéra, en passant par la musique de chambre, concertante, pour orchestre et les musiques mixtes (acoustique et électroacoustique). Attiré par les œuvres de grande envergure, James Dillon se plaît à composer de vastes cycles, à l’instar de Nine Rivers pour voix, instruments et électronique dont la genèse d’étend de 1982 à 2000, The Book of Elements pour piano (1997-2002) et Traumwerk Book (1995-2002).

James Dillon (né en 1950),  Polyptych: Mnemosyne… Acts of Memory and MourningPierre Bleuse et l'Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) Anne-Elise Grosbois / EIC

Son goût prononcé pour le Moyen-Âge et la Renaissance, son expressivité directe, l’impact purement sonore aux trajectoires complexes, sa façon personnelle mais toujours magistrale de régenter les rapports entre l’instrument soliste et la masse mouvante que constituent les autres protagoniste de ses oeuvres, vise l’expression directe à travers la réunion d’images antagonistes, l’opposition permanente de registres, le traitement subjectif du temps musical autonome élaboré par couches superposées se contestant mutuellement dans un processus de réinterprétation permanente gouvernent de façon extraordinaire l’œuvre nouvelle que vient de créer l’Ensemble Intercontemporain qui l'a commandée, véritable fresque poétique et sonore, Polyptych: Mnemosyne… Acts of Memory and Mourning (Polyptique : Mnémosyne… Actes de mémoire et de deuil), titre qui intègre le nom de la déesse grecque de la mémoire et du souvenir, fille d’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre). Le compositeur rappelle avoir commencé à travailler sur cette partition en février 2022 après avoir perdu sa mère au moment où Vladimir Poutine entreprenait son infernale machine de guerre contre l’Ukraine. « Pour les érudits du Moyen Âge et du début de la Renaissance, précise le compositeur, l’imagination était une forme de la mémoire. Cette dernière peut prendre plusieurs formes, selon qu’il s’agit d’un souvenir (erroné ou non), de se souvenir, d’une réflexion (ou écho), etc. J’imagine essentiellement la mémoire comme un réseau infini d’associations de l’onirique au logique, du nostalgique à l’utopique, des associations que j’essaie de laisser couler librement à travers les mouvements [de l’œuvre] » Comme le précise encore le compositeur, cette œuvre pour trente instrumentistes en cinq mouvements constitués en diptyques ou triptyques qui se reflètent ou s'entrecroisent, est librement inspirée des polyptiques de la Renaissance, théâtre de la mémoire aux multiples plis et reliefs à l’instar de l’Autel de Gand de Huber et Jan van Eyck.

Hubert et Jan van Eyck, polytyque Autel de Gand ou L'Adoration de l'Agneau mystique (peinture sur bois acheveé en 1432). Cathédrale Saint-Bavon de Gand. Photo : DR

Donné en présence du compositeur, cheveux coupés courts et chapeau de paille façon Claude Monet, l’Ensemble Intercontemporain dirigé avec une précision extrême par Pierre Bleuse dont les gestes auront souligné la moindre inflexion, Polyptych: Mnemosyne… est apparu comme l’œuvre d’un immense peintre-poète du son, d’une force introspective et d’une profondeur bouleversante fondée sur les process de la mémoire à tous les sens du terme, à commencer par l’essence musicale-même. L’infinie diversité des couleurs foisonnantes suscitées par l’écriture finement inspirée de Dillon sont d’autant plus palpables et clairement audibles que le compositeur dispose les trente musiciens de façon classique face au chef et au public installé autour de la scène, mais sur un plateau tournant faisant une unique rotation complète en quatre-vingt minutes, du début jusqu’à la fin de l’exécution de l’œuvre, seuls les deux pianos et les trois percussionnistes restant regroupés en point fixe à l’extérieur du plateau. Cette œuvre dense et d’une admirable plastique avec ses couleurs chatoyantes suscitant une polychromie infinie est de bon augure pour l’association nouvelle de l’Ensemble Intercontemporain et de son directeur musical français, troisième Pierre de l’histoire de la formation, après son fondateur, Pierre Boulez, dont il porte également les initiales (PB), et son deuxième directeur musical, Péter Eötvös.

Bruno Serrou 

Don Giovanni de Mozart fataliste à l’Opéra de Paris avec un fataliste burlador de Peter Mattei au natturel saisissant

Paris. Opéra Bastille. Mercredi 13 septembre 2023 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Gaëlle Arquez (Donna Elvira), Peter Mattei (Don Giovanni), Alex Esposito (Leporello). Photo : (c) Bernd Uhlig / OnP

Vision désespérée en ce début de saison 2023-2024 de l’Opéra de Paris, avec la première nouvelle production, le noir Don Giovanni de Mozart mis en scène par Claus Guth dans la grande salle Bastille a quinze ans d’âge, puisqu’elle a été créée au Festival de Salzbourg 2008, tant et si bien que le metteur en scène allemand n’a pas jugé nécessaire de venir saluer le public à la fin de la représentation

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Gaëlle Arquez (Donna Elvira), Adela Zaharia (Donna Anna), Alex Esposito (Leporello), Guilhem Worms (Masetto), Ben Bliss (Don Ottavio), Yin Fang (Zerlina). Photo : (c) Bernd Uhlig / OnP

L’Opéra de Paris avait pourtant dans ses tiroirs une production-maison créée voilà quatre ans à Garnier d’Ivo van Hove (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2019/06/don-giovanni-paris-et-strasbourg.html) et reprise en 2022 à Bastille, qui n’avait pas fait oublier la proposition de Michael Haneke présentée à Bastille entre 2006 et 2015 (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2012/03/reprise-enthousiasmante-du-don-giovanni.html). Après le quartier d’affaires de la Défense et les rues de Séville d’aujourd’hui, c’est au tour d’une forêt ou plutôt d’un bois hyperréaliste de conifères plantée sur un plateau tournant, apparemment à peu de distance d’une métropole, considérant les accessoires parsemés dans le sous-bois. Ce décor de Christian Schmidt, qui signe aussi les costumes contemporains, permet à Claus Guth, qui signe ici une mise en scène à l’intrigue parfaitement lisible, toutes sortes de situations, d’apparitions emplies de sortilèges et de mystères, un abribus, une voiture en flamme, une statue de commandeur en bois émergeant d’un tronc d’arbre, un pique-nique improvisé où l’on voit le Burlador le chef couvert d’une écrasante couronne en carton doré tel un roi Lear tandis qu’il dédaigne les mets que lui présente son valet et que l’on entend l’orchestre de scène jouer depuis les coulisses… Le duel-règlement de compte de la première scène, ici un assassinat au révolver du Commandeur par Don Giovanni, se déroule rideau ouvert pendant l’exécution de l’ouverture. Les scènes des masques et du champagne dans le finale du premier acte, qui a cette forêt sombre pour cadre n’a rien de festif, tandis que celle du souper au cours duquel le Commandeur s’invite à participer après qu’Elvire eût supplié son amant de devenir sage, prend le tour d’un pique-nique perturbé par deux importuns. Quant au finale, pour souligner plus encore la noirceur du propos, il passe carrément à la trappe, plus de moralité donc, le spectacle se terminant sur la mort de Don Giovanni dans la boue, face contre terre, échappant ainsi au feu de l’enfer.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Photo : (c) Bernd Uhlig / OnP

Cette conception fondamentalement noire et désenchantée des équipées du Burlador résonne jusque dans la direction musicale du chef franco-italien formé à Amsterdam et vivant à Berlin, proche de Claudio Abbado, Antonello Manacorda, qui, se conformant à la vision du metteur en scène allemand, propose une lecture de la partition ténébreuse mais aux arêtes vives et théâtrales, qui, parfois, peut apparaître un rien plane, à la tête d’un orchestre de l’Opéra toujours aussi souple et généralement précis.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Alex Esposito (Leporello), Peter Mattei (Don Giovanni). Photo : (c) Bernd Uhlig / OnP

Se fondant dans la noire vision du metteur en scène et à sa direction d’acteur réglée au cordeau, la distribution homogène est dominée par le Leporello du baryton-basse italien Alex Esposito, voix puissante et colorée, authentique comédien qui, tout compte fait, s’impose comme le seul protagoniste à avoir une part de positivité, tandis que le Giovanni de Peter Mattei, qui a fait depuis longtemps le rôle sien notamment à Paris dans la production de Michael Haneke, son incaranation d'un naturel saisissant, son timbre lumineux, sa présence mélancolique et sa stature élancée donnent fière allure au héros, qui ère comme une âme en peine n’appelant que sa fin inéluctable. Pour ses débuts à l'Opéra de Paris, le ténor étatsunien Ben Bliss est un digne Ottavio à la voix de velours, la basse étatsunienne John Relyea impressionne de sa voix puissante et ample en Commandeur, le bayton-basse français Guilhem Worms, expressif et bien chantant, est un Masetto juste à la fruste nature. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. John Relyea (Il Commendatore), Peter Mattei (Don Giovanni), Alex Esposito (Leporello). Photo : (c) Bernd Uhlig / OnP

Côté feminin, plus lentes à trouver leurs marques que leurs comparses masculins, la soprano roumaine Adela Zaharia s’impose peu à peu pour finalement camper au deuxième acte une Donna Anna de noble stature à la voix aux nuances infinies, la mezzo-soprano française Gaëlle Arquez est une Donna Elvira touchante à la voix colorée, quant à Zerlina, la soprano chinoise Yin Fang est le seul rayon de soleil qui s’épanouit dans la production.

Bruno Serrou

mercredi 13 septembre 2023

Fabuleux concert de l’Israël Philharmonic et de son directeur musical Lahav Shani, avec un enchanteur Gil Shaham en soliste

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mardi 12 septembre 2023 

Lahav Shani, Israël Philharmonic. Photo : (c) Israël Philharmonic

C’est avec un programme fort couru que l’Orchestre Philharmonique d’Israël s’est produit le 12 septembre à la Philharmonie de Paris avec son directeur musical, Lahav Shani. La prise de risques était donc patente mais elle a permis de jauger et d’apprécier la phalange israélienne à sa juste valeur, qui, avec ses cordes onctueuses sans doute les plus belles au monde, se situe incontestablement au pinacle de la hiérarchie, à l’instar du soliste de la soirée, le violoniste israélo-étatsunien Gil Shaham.

Avec la présence à sa tête du brillant Lahav Shani, l’Israël Philharmonic a indubitablement de très beaux jours devant lui. A trente-quatre ans, le chef israélien s’impose en effet comme l’un des plus grands chefs de sa génération, qui ne manque pourtant pas de grands talents. Ce disciple de Daniel Barenboïm vainqueur du Concours international de direction d’orchestre Gustav Mahler de Bamberg en 2013, est actuellement à la fois directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam depuis 2018, et, depuis deux ans, de l’Israël Philharmonic où il a succédé à Zubin Mehta dont il a été l’assistant à partir de 2010 après en avoir été l’un des contrebassistes dès 2007. 

Gil Shaham, Lahav Shani, Israël Philharmonic. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est l’inusable quoiqu’archi-rabâché Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 35 de Piotr Ilyich Tchaïkovski qui a ouvert le concert, avec en soliste le solaire Gil Shaham, qui, une fois de plus aura irradié la salle entière de son sourire jovial, de ses sonorités lumineuses qu’il tire à flux continu de son Stradivarius « Comtesse de Polignac » de 1699 avec son archet aérien, son engagement épanoui et empreint d’humanité. Le merveilleux musicien communie littéralement avec ceux de l’orchestre, solistes et tuttistes confondus, pour des dialogues toujours plus chaleureux et envoûtants, particulièrement avec les bois. Interprète incandescent, virtuose au service de la seule musique, bouleversant et introspectif dans le mouvement lent, Shaham touche et séduit, quelles que soient les œuvres qu’il joue. Ainsi en a-t-il également été du divertissant morceau qu’il a offert en bis, Isolation Rag que le compositeur états-unien Scott Wheeler lui avait envoyé par e-mail durant le confinement dû à la crise de la Covid-19.

Fruit d’une genèse longue et particulièrement difficile, la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 68 a été emportée de façon brûlante et singulièrement passionnée par un Lahav Shani énergique et virevoltant qui a offert une interprétation à couper le souffle et à qui le Philharmonique d’Israël a donné la pareille en répondant comme un seul homme à la moindre de ses sollicitations, magnifique de cohésion, de cantabile. Sur-vitaminés, tous les pupitres seraient à citer, tant la virtuosité et la fusion ont été absolues. En raison d’un public trop enthousiaste qui n’a pu s'empêcher d’applaudir entre les mouvements, le chef israélien n’a malheureusement pas pu mettre en évidence le fait que chacun des mouvements de cette symphonie de Brahms ne semble jamais naître mais être là de toute éternité. Mais il s’est largement rattrapé en donnant à l’œuvre ampleur épique, unité du discours, opulence du phrasé, ménageant des tensions tour à tour fébriles et domptées, la force conquérante du mouvement initial dont le matériau est impérieusement exposé par les timbales, le raffinement du mouvement lent, la sereine et candide poésie du Poco allegretto, surtout côté violons et bois solistes, particulièrement hautbois, clarinette et basson, qui se répondaient gaiement, la diversité des climats du finale dont la progression s’est avérée limpide et naturelle en dépit des structures particulièrement élaborées du morceau, tandis que le thème solennel au cor repris à la flûte sur un tremolo de cordes a été exposé avec ductilité. L’Orchestre Philharmonique d’Israël a été admirable de nuances, de précision, de flamme et d’élan, une virtuosité au cordeau avec des flèches dardant comme des fusées. Le violon solo est d’une beauté évanescente, le hautbois bruit comme une forêt entière, flûtes, clarinettes, bassons, cors, trompettes, trombones… Et que dire de ces contrebasses au velours sombre, impressionnantes de couleurs ombrées et de chaleur ?... Les pupitres des cordes israéliennes sont à célébrer en leur ensemble, apparaissant durant ce concert comme la plus belle section de cordes au monde - premiers (le premier violon solo permuttant entre les deux oeuvres programmées) et seconds violons se faisant face, entourant les violoncelles et les altos, les contrebasses derrière les premiers violons et les violoncelles (14-12-9-7-7). L’accueil du public a été si chaleureux que l’orchestre a donné deux bis, un Lied sans paroles de Félix Mendelssohn-Bartholdy et la Pizzicato Polka des Johann Strauss père et fils.

Bruno Serrou 

mardi 12 septembre 2023

L’envoûtement spirituel de la Philharmonie de Paris par Philippe Herreweghe et son Collegium Vocale Gent dans la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 11 septembre 2023 

Eminent spécialiste de la musique du Cantor de Leipzig, Philippe Herreweghe, avec son Collegium Vocale Gent auquel il a associé un ensemble instrumental portant le même intitulé a donné lundi soir une Messe en si mineur BWV 232, testament cultuel de Johann Sebastian Bach, d’une spiritualité ardente et sereine. 

Philippe Herreweghe, Collegium Vocale Gent. Photo : (c) Bruno Serrou

La Messe en si mineur est l’une des rares œuvres du Cantor de l’église protestante de Saint-Thomas de Leipzig à se fonder sur la liturgie catholique. Cette partition est en fait un assemblage de plusieurs pièces d’un puzzle. Elle est en effet le fruit d’une longue genèse en plusieurs étapes. Pour ce faire, Bach puisa dans un réservoir de partitions antérieures en partie réécrites pour l’occasion. Seul un tiers de la Messe est constituée de pages originales composées pour elle. Bach commença en 1733 par le Kyrie en si mineur qui introduira par la suite la Messe ainsi que le Gloria qui le suit, adressant ces deux premiers éléments en 1734 comme acte de candidature au poste de compositeur de la cour de Dresde au nouvel électeur de Saxe, roi de Pologne sous le nom d’Auguste III (1696-1763). Neuf ans plus tôt, pour le jour de Noël 1724, il avait réalisé un Sanctus qu’il allait reprendre également dans sa Messe. En 1747-1749, Bach retourne à ces trois premières parties de l’office catholique afin de réaliser une messe complète en vingt-sept numéros. Il réalise alors le Credo et l’Agnus Dei en reprenant des partitions antérieures et en intégrant des pages spécifiques à sa messe. Obéissant à la liturgie catholique, au point de répéter quatre fois dans le Credo la formule que nombre de compositeurs étouffent généralement sous un flot d’orchestre rendant quasi inaudible cette phrase (confer la Beethoven dans sa Missa solemnis), Et unam sanctam catholicam et apostolicam Ecclesiam (Et [je crois] en une Eglise sainte, catholique et apostolique) qui surprend de la part d’un protestant, mais l’esprit reste celui de la foi luthérienne dont Bach est le chantre universel, et deux infimes modifications de texte, l’une dans le Gloria l’autre dans le Sanctus. L’intégralité de la partition ne sera réunie et publiée qu’en 1845 chez Nikolaus Simrock Verlag à Bonn et créée en 1859. 

Philippe Herreweghe, Collegium Vocale Gent. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans cette œuvre célèbre où il excelle, tant il en connaît les moindres secrets, et qu’il a enregistrée trois versions discographiques, Philippe Herreweghe chante clairement dans son jardin. Le pas mesuré lorsqu’il entre et sort de scène, le geste économe, le chef belge, à la tête de l’ensemble qu’il a fondé en 1970 et qu’il dirige depuis, a offert une interprétation lumineuse et d’une profonde spiritualité, à la fois souriante et grave, voire peut-être un rien trop introspective et retenue dans le Gloria. Si l’on peut s’étonner qu’il ait introduit un entracte avant d’aborder le Symbolum Nicenum (Credo), cette pause aura préludé à une seconde partie plus dynamique et enlevée, Herreweghe avivant son ensemble vocal et instrumental de telle sorte qu’il a donné à la Messe un tour plus dramatique et allant que dans la première partie, instillant une impulsion toujours plus élancée jusqu’à la fin de l’Agnus Dei, qui débouche sur un Dona nobis pacem (Donne-nous la paix) d’une absolue sérénité.

Philippe Herrewghe, Collegium Vocale Gent. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans une salle archi-comble et un silence quasi monastique d’un public venu en nombre se plonger dans ce moment d’une intense spiritualité, le Collegium Vocale de Gand a confirmé ses qualités intrinsèque de précision, de clarté sonore et d’extrême musicalité. L’ensemble vocal de treize choristes auxquels se sont associés les cinq solistes rayonnant dans la perfection de son homogénéité, d’où ont émergé la voix tendre de la soprano germano-ukrainienne Dorothee Mields et l’excellent alto britannique Alex Potter, voix puissante et somptueusement pigmentée. L’effectif instrumental de vingt-quatre musiciens a séduit par ses couleurs contrastées et vives, surtout les bois, les onze instruments à cordes (trois premiers et seconds violons, deux altos et deux violoncelles, une basse de viole) un rien acides, manquant légèrement de liant et de moelleux sans doute en raison de leur nombre réduit, un super premier traverso tenu par Patrick Beukels et un impressionnant trio de trompettes, mais un solo de corno da caccia dans le Gloria aux attaques pas toujours sûres, et un orgue positif remarquablement tenu par Maude Gratton. 

Bruno Serriy

lundi 11 septembre 2023

Grande réussite de "Cassandra", drame de la communication, premier opéra de Bernard Foccroulle, l’un des plus éminents connaisseurs du genre

Belgique. Bruxelles. Théâtre de La Monnaie. Dimanche 10 septembre 2023 

Bernard Foccroulle (né en 1953, Cassandra. Katarina Bradic (Cassandra). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Les compositeurs qui connaissent jusqu’au plus intime les méandres intimes des maisons d’opéras sont extrêmement rares. Surtout ceux qui s’y sont illustrés de magistrale façon, à qui tout a réussi au point de faire des institutions qu’ils ont dirigées parmi les plus prestigieuses. Bernard Foccroulle est de ceux-là, au point d'avoir mis entre parenthèses sa propre création pourtant des plus significatives jusqu'alors. Musicien interprète à l'immense talent - il est un organiste fort réputé -, claveciniste, s’intéressant à tous les répertoires, depuis la musique ancienne jusqu’à nos jours, pédagogue, artiste engagé dans son temps, particulièrement dans les domaines sociétaux et environnementaux, il a dirigé près de trente ans des institutions lyriques des plus courues, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (1992-2007) et le Festival d’Aix-en-Provence (2007-2021).

Bernard Foccroulle (né en1953), Cassandra. Katarina Bradic (Cassandra). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Revenu à plein temps à la composition depuis le début des années deux mille vingt, et trois mois après la création au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris du bouleversant monodrame Le Journal d’Hélène Berr pour mezzo-soprano, piano et quatuor à cordes (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2023/06/bernard-foccroulle-livre-un-somptueux.html), Bernard Foccroulle, suite à la commande par son successeur à la tête de La Monnaie de Bruxelles, Peter de Calluwe, vient de signer son premier opéra, Cassandra, dont la création a été donnée dimanche 10 septembre 2023.

Bernard Foccroulle (né en 1953), Cassandra. Kararina Bradic (Cassandra), Gidon Sakas (Priam). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Il convient dès l’abord de saluer la formidable attention du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles et de son directeur général Peter de Calluwe qui ont offert au prédécesseur de ce dernier leurs traditionnelles conditions artistiques et techniques d’excellence des productions maison. Luxueuse création en effet que cette Cassandra. Coup d’essai, coup de maître pour son compositeur. Cette œuvre en un acte unique de treize scènes d’une durée totale d’une centaine de minutes est le fruit de l’étroite collaboration du compositeur belge avec le librettiste britannique Matthew Jocelyn, dont le texte en anglais découle de la dimension universelle du sujet. Fidèle à lui-même, Bernard Foccroulle a voulu trouver un personnage mythologique et universel qui ait une résonance dans le contexte actuel afin de tisser un lien entre passé et présent, de poser un regard sur le monde contemporain par le biais d’un archétype né de la tragédie grecque. La prophétesse Cassandre, pour s’être refusée à lui, a été maudite par Apollon, qui lui a craché dans la bouche afin que personne ne croie plus à ses divinations. « Les Cassandre d’aujourd’hui, rappelle le librettiste, vivent des situations de marginalisation comparables, et la responsabilité en incombe à la société dans son ensemble. » 

Bernard Foccroulle (né en 1953), Cassandra. Paul Appleby (Blake), Katarina Bradic (Cassandra). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

C’est ainsi qu’est née l’idée d’ajouter à la tragédie une Cassandre d’aujourd’hui à travers le personnage de Sandra dont l’activité est liée aux funestes présages attachés à la pollution industrielle puisqu’il s’agit d’une doctorante chercheuse en climatologie dont les conférences sont illustrées par un marimba qui se rend sur les calottes glaciaires pour y mesurer en creusant la glace et remontant ainsi le temps en étudiant les températures et la dynamique des eaux dont les perspectives pessimistes lui font refuser toute idée de procréation, à l’opposé de sa sœur cadette Naomi, qui est enceinte de son compagnon Blake. Aucune n’écoute les arguments de l’autre, pas davantage que leurs parents, Alexander et Victoria, à l’instar de ceux de Cassandre, Priam et Hécube, la prophétesse revivant continuellement la tragédie de la Guerre de Troie. Et son temps entre deux lui permet de rencontrer Sandra [… et] en prononçant à son tour la phrase emblématique de Cassandre, "Ototoï popoï da", devient la voix de la princesse troyenne, à la croisée de plusieurs temporalités. » A la fin, Cassandre essaye de consoler Sandra et, avant de disparaître, insiste sur le fait qu’elle a la chance de n’avoir aucun dieu pour lui cracher dans la bouche, et qu’ainsi personne ne peut l’empêcher d’être entendue. Parmi les « personnages » symboliques, les abeilles, omniprésentes dès le prélude instrumental et jusqu’au finale, qui, dans l’Antiquité, étaient associées à la divination. La partition de Foccroulle donnent vie à chacun des éléments du livret, mythologie, spectres, abeilles, société contemporaine, les traite de façon différenciée autant qu’il les fusionne, les détache et les fond. Les abeilles sont caractérisées de façon très réaliste par les cordes, comme Blake l’est par le saxophone alto, les esprits sont placés dans un espace intemporel, le traitement musical étant étiré et soutenu par une percussion métallique frottée avec des archets, les éléments mythologiques sont évoqués par des sonorités baroques, les scènes contemporaines par un matériau plus rythmique et harmonique avec des enchaînements rapides, et les îles de l’Arctique toutes vraiment dotées d’un nom de compositeur, de Bach à Berlioz, sont incarnées par de courtes citations de leurs œuvres. Tel Cassandre, Bernard Foccroulle se risque à la prédiction, envisageant que la crise que nous allons affronter sera terrible et éprouvante » tout en modérant son propos en espérant que « la relation de l’humanité à la nature se transformera en profondeur dans les prochaines décennies », ajoutant que « ce n’est pas possible autrement ».

Bernard Foccroulle (né en 1953), Cassandra. Katarina Bradic (Cassandra), Susan Bickley (Hécube). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Dirigée avec dextérité par Kazushi Ono, ex-directeur musical de La Monnaie qui dirigea nombre de création aujourd’hui à la tête du Brussels Philharmonic, la musique se présente comme un fleuve continu de mystères et d’éclats, orchestrations étant d’une richesse confondante, et l’écriture vocale souple, aérée, diversifiée, du parlé au chanté coulant avec naturel, avec des citations plus dans l’esprit que dans la lettre. Le sujet de Matthew Jocelyn est superbement mis en images par Marie-Eve Signeyrole mêlant passé et présent avec limpidité tout en se plaisant à perdre le spectateur, dans l’association et la diversification des préoccupations mythologiques, contemporaines, philosophiques, humanistes et existentielles.

Bernard Foccroulle (né en 1953), Cassandra. Jessica Niles (Sandra). Photo : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie

Il faut aussi célébrer la beauté plastique de la scénographie de Fabien Teigné, avec cubes de glaces, apparitions, évocations au laser de la nature, des spectres réalisées en collaboration avec Artis Dzërve le tout remarquablement éclairé par Philippe Berthomé dans lesquels s’expriment aisément les protagonistes, à commencer par le chœur grec incarné par les Cœurs de La Monnaie qui commente, ponctue et participe à la double action. Constituée de jeunes chanteurs excellents, la distribution vocale est comme toujours à La Monnaie d’une grande homogénéité, avec dans le rôle-titre la brillante mezzo-soprano serbe Krarina Bradic, la soprano étatsunienne Jessica Niles qui impose en Sandra sa voix d’une fraîcheur plastique saisissante, la mezzo-soprano britannique Susan Bicley dans le double personnage de mère, Hécube et Victoria, la soprano belge Sarah Defrise en Naomi, le ténor étatsunien Paul Appleby dans le rôle de Blake, compagnon de Naomi, le puissant et arrogant Apollon du baryton canadien Joshua Hopkins, et le baryton-basse sud-africain Gidon Saks dans le double-rôle de pères défaitistes, le roi Priam et Alexander. Il convient de saluer aussi la prestation de l’Orchestre Symphonique de La Monnaie, particulièrement le saxophone alto et le cor anglais, ainsi que les pupitres des cordes dans leur ensemble. Reste à souhaiter à cet opéra le brillant avenir qu’il mérite et que son auteur persévère dans le domaine lyrique qui lui doit tant par ailleurs.

Bruno Serrou


samedi 9 septembre 2023

L’étincelant Boston Symphony Orchestra et son directeur musical Andris Nelsons ont présenté à Paris un programme à l’esprit typiquement étatsunien

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 8 septembre 2023 

Andris Nelson, Boston Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Le public parisien a beaucoup de chance. En moins d’une semaine, la Philharmonie de Paris lui a proposé deux des plus grandes phalanges symphonique du monde, l’étalon mondial qu’est le Philharmonique de Berlin et la plus fabuleuse du continent américain, le Boston Symphony Orchestra, sans doute le plus européen des orchestres étatsuniens. Tous deux mis en résonance dans l’intervalle avec l’Orchestre de Paris, qui confirme sa place parmi les plus grandes phalanges du monde… 

Andris Nelsons, Boston Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Vendredi soir à la Philharmonie de Paris, conformément à sa réputation, la formation du Massachussetts a offert une prestation de virtuose infaillible sous la direction détendue mais ferme de son directeur musical Andris Nelsons, chef à la carrure si impressionnante qu’elle lui permet presque d’être seulement présent et d’être ainsi particulièrement économe dans ses mouvements, le geste sobre, respirant large et souple, dans un programme d’esprit très étatsunien qui s’est imposé dès la première page du programme. Une pièce amphigourique et monstrueusement surchargée façon musique d’un mauvais film de série B signée Carlos Simon, compositeur afro-américain né en 1986 couvert d’Awards de toutes sortes façon médailles de généraux russes dont la partition, commande du BSO qui l’a créée le 9 février dernier, n’a de danses que le titre, Four Black American Dances, en fait quatre mouvements de symphonie dont les douze minutes sont une éternité bruyante et creuse. 

Jean-Yves Thibaudet, Andris Nelsons, Boston Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Autre œuvre née aux Etats-Unis, cette fois infiniment plus significative, le Concerto en fa majeur pour piano et orchestre de George Gershwin. Créée le 3 décembre 1925 par le compositeur au piano et le New York Symphony Orchestra dirigé par Walter Damrosch, cette œuvre de plus d’une demie heure, est moins courue que la Rhapsody in Blue de 1924 avec piano obligé. Malgré la référence au jazz et son matériau thématique, facilement mémorisable et typiquement nord-américain inscrits dans l’ADN du compositeur, ce dernier se fond volontairement dans le moule traditionnel du concerto classique en trois mouvements de structure vif-lent-vif, la partie centrale étant un Andante élaboré selon la forme thème et variations. L’œuvre est mue par un puissant groove vaillamment mené par le Boston Symphony, qui chante dans son jardin, dialoguant vaillamment avec le pianiste français plus présent aux Etats-Unis qu’en France, Jean-Yves Thibaudet, élégant, simple et chantant de façon un brin distant avec un orchestre aux couleurs vif-argent, swinguant avec un plaisir communicatif.

Andris Nelsons, Alexander Velinzon (premier violon associé), Boston Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le meilleur était à la fin avec l'épique Symphonie n° 5 en si bémol majeur op. 100 d'un compositeur très présent dans les programmes des orchestres nord-américains, Serge Prokofiev, oeuvre de guerre conçue pendant l'été 1944 et créée à Moscou le 13 javier 1945, d’une virtuosité singulière, bondissante, colorée, jouée avec un brio exceptionnel par un orchestre de braise à la rythmique d’airain, avec des pupitres solistes remarquables (bois, cuivres, percussion), et avec une assise grave consistante fondée sur treize altos, onze violoncelles et neuf contrebasses. Sonnant fier et moelleux (cordes disposées selon la formule premiers et seconds violons, altos et violoncelles, contrebasses dans le prolongement des altos et des violoncelles, première trompette et premier trombone fidèles à la réputation des cuivres américains d’une sûreté ahurissante, confortant ainsi la légendaire réputation d’aplomb et de lustre des musiciens d’orchestres nord-américains, y compris dans les attaques les plus hardies toujours d’une époustouflante homogénéité, autant dans la cohésion d’ensemble du groupe que pour chacun des pupitres solistes, avec de remarquables individualités comme le corniste Richard Sebring, ou le trompettiste Thomas Rolfs, mais aussi le tromboniste Toby Oft, le tubiste Mike Roylance, la piccolo Cynthia Meyers, le hautboïste John Ferrillo, le cor anglais Robert Sheena, le clarinettiste William R. Hudgins, le bassoniste Richard Svoboda, le violoniste Alexander Velinzon, l’altiste Steven Ansell, le violoncelliste Blaise Déjardin. Le Boston Symphony Orchestra a ainsi confirmé samedi combien l’entente avec le chef letton Andris Nelsons, son directeur musical depuis neuf ans qui occupe les mêmes fonctions au Gewandhaus de Leipzig, est totale. 

Bruno Serrou