mardi 26 décembre 2017

Alban Berg : Suite lyrique pour quatuor à cordes

Alban Berg (1885-1935) à sa table de travail. Photo : DR

Composition : juin 1925-5 octobre 1926
Création : 8 janvier 1927 à Vienne par le Neues Wiener Streichquartett (Quatuor Kolisch)
Durée d’exécution : env. 30 mn
Effectifs : 2 violons, alto, violoncelle
Editeur : Universal Edition, Vienne (1927)

Alban Berg et Hanna Fuchs. Photo : DR

Immense et douloureux chant d'amour, la Suite lyrique, à l’instar de toutes les œuvres d’Alban Berg, se fonde sur un programme secret. Ici, les amours secrètes du compositeur mais passionnées révélées en 1976, à la mort de son épouse Helen, du compositeur avec Hanna Fuchs-Robettin, elle-même mariée à un industriel Praguois et belle-sœur d’Alma Mahler. Berg associe dans ce second quatuor les initiales de son nom à celles de sa bien-aimée pour constituer une part du matériau thématique. Ce programme longtemps ignoré pourrait à lui seul expliquer le fait que la Suite lyrique soit avec Wozzeck et le Concerto pour violon « A la mémoire d’un ange » la page la plus célèbre de Berg, voire de la Seconde Ecole de Vienne en son entier. Car, malgré une architecture d’une rigueur exceptionnelle, il émane de cette partition une puissance émotionnelle extraordinaire.

Gustav Mahler (1860-1911) dans les Alpes tyroliennes. Photo : DR

Le monde décrit dans cette œuvre est celui, désolé et solitaire, du Moi intime de Berg fécondé par Le Chant de la Terre de Gustav Mahler dans l’ultime salut au monde du finale, « Sombre est la vie, sombre est la mort ». Associant libre atonalité et dodécaphonisme, la Suite lyrique repose sur la même série fondamentale que la seconde version du lied Schliesse mir die Augen beide (Ferme-moi les yeux) écrite en 1925, série proposée à Berg par son élève F. H. Klein. En outre, la Suite lyrique compte six mouvements, conformément au Chant de la Terre de Gustav Mahler qui avait inspiré en 1923 la Symphonie lyrique, autre œuvre en six mouvements de l’ami Alexandre Zemlinsky, à qui Berg dédie son quatuor, et à l’opus 130 de Ludwig van Beethoven. A Zemlinsky, Berg n’emprunte pas seulement la forme en six mouvements enchaînant tempi vif-lent-vif-lent-vif-lent, le titre et deux citations, mais surtout une inspiration de caractère extatique qui colore la citation de Tristan und Isolde dans le finale.

Alexander Zemlinsky (1871-1942). Photo : DR

Euphorique, le mouvement initial, Allegretto giovale, porté par l’heureuse perspective du voyage à Prague où la gloire et l’amour attendent le compositeur, est de forme sonate libre. Ce morceau s’organise autour de deux tempi fondamentaux, avec de nombreuses fluctuations qui correspondent aux deux thèmes, l’un conquérant, l’autre méditatif.

Quoi que construit sur une très belle série de douze sons dont l’énoncé est d’une tendresse ineffable, l’Andante amoroso n’a rien de dodécaphonique. La dernière proposition du thème sert de coda à ce mouvement d’un raffinement instrumental exceptionnel. De forme lied, l’Allegro misterioso - Trio estatico a le tour d’un rondo fantomatique d’esprits cheminant sur des fils de soie, selon la formule du musicologue Dominique Jameux, inquiétude lancinante et fugace face à un vide possible. Ce Mouvement perpétuel présente en son centre une brusque interruption, le trio estatico, tel un cri de douleur. La figure du « v » renversé, qui va emporter progressivement l’œuvre, fait ici sa première apparition. Le trio s’interrompt soudain, l’allegro s’imposant en forme miroir venue du Concerto de chambre et prémonition de l’interlude du deuxième acte de Lulu.

L’atmosphère de l’Adagio appassionato est écrasante. La forme miroir y est présentée en une formule obsessionnelle. C’est ici que Berg cite la Symphonie lyrique de Zemlinsky, « en forme de récitatif très libre » nettement indiquée sur la partition. Le fil du discours de Berg est repris à l’apogée de la transe suggérée par le motif aux couleurs d’Orient, puis le mouvement chemine vers une très grande tension dramatique. Mais un chant s’élève, celui d’Hanna (Fuchs) et celui d’(Alban) Berg fusionnés.

Première page de la Suite lyrique d'Alban Berg. Photo : (c) Universal Edition, Wien

Le Scherzo, Presto delirando - tenebroso qui suit se présente telle une décharge d’énergie, tentative de reconquête du Moi par l’activité, le stress du retour au quotidien après l’extase amoureuse. L’écriture instrumentale est ici particulièrement brillante. L’immobilité inopinée des deux tenebroso est l’occasion pour les instrumentistes de jouer à découvert.

Le Finale, Largo desolato, est l’une des pages les plus émouvantes de l’histoire de la musique. Il s’agit d’une méditation sur le temps, d’une contemplation du néant. La citation de Tristan et Isolde de Wagner est un modèle d’intégration aux spécificités de la musique de Berg. Sa signification est triple, adieu au romantisme, rendez-vous donné à l’amour d’Hanna dans la mort, quête d’un nirvana par-delà un quotidien insupportable. Le mouvement stroboscopique du début, avec les entrées successives du thème en valeurs toujours plus courtes alors que le tempo est indiqué de plus en plus lent, suggère à l’audition une accélération continue. Dans sa phase ultime, les instruments se taisent les uns après les autres, la partition se consumant dans un murmure débouchant sur le silence. L’alto termine seul sur des battements fa ré-bémol dont le nombre n’est pas fixé mais dont le son va vers l’extinction. Seule obligation pour l’instrumentiste, ne pas s’arrêter sur le ré-bémol...


Il convient de noter que depuis la rédaction des lignes ci-dessus en 2002, une première version de la Suite lyrique sous forme de manuscrit a été mise au jour. Cette mouture ajoute dans le finale la voix de soprano au quatuor d’archets. Le chant expose un poème de Charles Baudelaire extrait des Fleurs du mal, De profundis clamavi, traduit en allemand par Stefan George. Enfin, en 1928, Alban Berg arrangea trois des six mouvements (2-3-4) pour orchestre à cordes dont la création a été donnée à Berlin le 31 janvier 1929 sous la direction de Jascha Horenstein.

Bruno Serrou

vendredi 22 décembre 2017

Genève en fête avec le Baron tzigane de Johann Strauss jr

Genève (Suisse). Opéra des Nations. Vendredi 15 décembre 2017

Johann Strauss Jr (1825-1899), le Baron tzigane. Photo : (c) Grand Théâtre de Genève / Carole Parodi

En cette fin d’année, le Grand Théâtre de Genève cède à la tradition de l’opéra-comique viennois. Son choix s’est porté sur le Baron tzigane de Johann Strauss Jr., transformé en partie de jeu de l’oie.

Johann Strauss Jr (1825-1899), le Baron tzigane. Photo : (c) Grand Théâtre de Genève / Carole Parodi

Peu programmée sur les scènes lyriques francophones, le Baron tzigane de Johann Strauss Jr., créé en 1885, fut en son temps le plus grand triomphe de l’auteur de la Chauve-Souris, son œuvre scénique la plus jouée aujourd’hui. Y sont associées pour la première fois au théâtre lyrique les musiques de l’empire austro-hongrois, la czardas budapestoise, et la sentimentalité viennoise. L’intrigue conte les tribulations d’un héritier revenant d’exil, Sandor Barinkay, qui, dans un contexte de chasse au trésor, doit choisir pour épouse Arsena, fille de l’éleveur de porcs Zsupan, ou Saffi, fille de la bohémienne Czipra. Donnée en français dans une adaptation d’Agathe Mélinand, la production genevoise revient au metteur en scène allemand Christian Räth, proche collaborateur de Laurent Pelly. L’on reconnaît d’ailleurs la griffe du Français, notamment la scénographie onirique et inclinée en forme de tapis de jeu de l’oie de Leslie Travers truffée de trappes et crevasses propres à diversifier les espaces scéniques, ainsi que ses costumes excentriques et la chorégraphie de Philippe Giraudeau.

Johann Strauss Jr (1825-1899), le Baron tzigane. Photo : (c) Grand Théâtre de Genève / Carole Parodi

La direction d’acteur réglée au cordeau de Pelly est cependant absente, le spectacle manquant de cohésion, de rigueur, les protagonistes semblant parfois flotter. Mais cette impression disparaîtra sans doute au cours des représentations. Les bohémiens de Räth sont des bikers affrontant des porchers au comportement ridicule savamment vêtus de rose. S’échauffant peu à peu, Jean-Pierre Furlan campe un Barinkay convainquant et si le médium paraît peu assuré, l’aigu rayonne. Dans le rôle de Zsupan l’éleveur de porcs, Christophoros Stamboglis a la voix large mais il est fâché avec la métrique, puis, sujet à un malaise non annoncé au public, il apparaît diminué dans la seconde partie du spectacle. Sa femme Mirabella est confiée à Jeannette Fischer, qui, à défaut de puissance, saisit par sa présence et sa souplesse. Timbre pur et vibrato maîtrisé, Melody Louledjian est une Arsena d’un engagement théâtral total. Son amant Ottokar est bien campé par un Loïc Félix à la voix étincelante et à la diction irréprochable, ce qui n’est pas le cas de tous. Daniel Djambazian est un Carnero trop caricatural. Côté bohémiens, Eleonore Marguerre est une délicieuse Saffi. Malgré de brillants aigus, Marie-Ange Todorovitch est une Czipra victime d’un vibrato prononcé. L’Orchestre de la Suisse romande, aux sonorités épanouies, prend plaisir à jouer cette musique d’une grande variété, sous la direction généreuse de Stefan Blunier qui tend à couvrir le plateau.


Bruno Serrou

jeudi 21 décembre 2017

Des Contes d’Hoffmann d’après Offenbach

Dijon (Côte d’Or), Opéra de Dijon. Jeudi 14 décembre 2017


Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Depuis un certain nombre d’années, l’Opéra de Dijon se plaît à jouer avec les œuvres. Après un Ring de Wagner tronqué et traficoté, c’est au tour des Contes d’Hoffmann d’Offenbach.


Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Dès sa création posthume en 1881, les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach ont fait l’objet de coupures, d’ajouts, d’arrangements en tous genres. Le livret du seul opéra et œuvre ultime du « Mozart des Champs-Elysées » signé Jules Barbier puise pour l’essentiel dans trois des contes du compositeur écrivain allemand E.T.A. Hoffmann.


Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Cette fois c’est une refonte quasi générale de cet ouvrage d’Offenbach que l’Opéra de Dijon présente en cette fin d’année dans l’accueillant Grand Théâtre de Jacques Cellerier et Simon Vallot. Certes, les grands airs qui font la réputation de l’œuvre sont présents, mais fondus dans une double adaptation musicale par Fabien Touchard, pour les arrangements, et Peter von Poehl, pour les ajouts et la sonorisation pop’, ainsi que littéraire par Mikaël Serre pour de nombreux dialogues parlés, également metteur en scène. Transformé en un spectacle de deux heures en continu, ces Contes d’Hoffmann sont sous-titrés « laissez-moi hurler et gémir et ramper comme une bête », citation tirée de Friedrich Nietzsche à qui le texte emprunte ainsi qu’à Ingmar Bergman, Werner Schroeter et Michel Houellebecq.


Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

De ce qui pourrait passer pour un salmigondis fait sur le dos d’un chef-d’œuvre au prétexte qu’il est inachevé, reste l’intrigue originelle et les actes de l’automate Olympia, d’Antonia à la voix d’ange et la courtisane Giulietta, ainsi que l’épilogue de Stella. L’orchestre, réduit à 11 instruments, dirigé avec élégance par Nicolas Chesneau, est dissimulé en fond de plateau derrière un rideau sur lequel sont projetées entre chaque acte des interviews des conquêtes d’Hoffmann. Au centre de la scène, sept flippers dont les bruits forment un fond sonore, et un immense lit blanc circulaire éclairé par une rosace de néon. Pour Mikael Serre, les Contes d’Hoffmann sont « le premier opéra rock de l’histoire », annonçant Tommy du Who ou Phantom of the Paradise de Brian de Palma… 

Jacques Offenbach (1819-1880), les Contes d'Hoffmann. Photo : (c) Gilles Abegg / Opéra de Dijon

Du ce bric-à-brac ressort une distribution sans faille dominée par un ex-membre de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, l’étincelant Kévin Amiel, Hoffmann résolu et humain. La soprano franco-canadienne Samantha Louis-Jean cumule brillamment les quatre rôles féminins (Olympia, Antonia, Giulietta, Stella). Damien Pass (Lindorf, Coppelius, Dr Miracle, Dapertutto) et Marie Kalinine (Nicklausse, la muse, la mère d’Antonia) leur donnent une réplique idoine, à l’instar des seconds rôles et du chœur.

Bruno Serrou

vendredi 24 novembre 2017

Schönberg et la Voix

Arnold Schönberg (1874-1951). Photo : DR

« Quand on peint, écrit Arnold Schönberg* en 1930, on met ce qui est important au premier plan, et on laisse le reste à l’arrière-plan. Dans la musique lyrique, l’orchestre ne saurait être qu’à l’arrière-plan et celui qui le fait passer au premier plan a certainement tort. Il est indiscutable que ce qui est à l’arrière-plan peut aider à accuser le caractère d’unité de ce qui est au premier plan, mais, toutes proportions gardées, la règle est en tout cas celle-ci : le premier rôle doit être donné au chanteur. Et j’ajoute : il faut surtout que le chanteur chante ! Le chanteur ne doit pas déclamer, mais bien chanter. Et quand il chante, les mots ne comptent plus ; il n’y a plus que de la musique, avec une voix qui chante ; les mots ne sont plus qu’un accompagnement. En sorte que ce qui se dit doit être écrit en fonction des exigences de ce qui se chante. Le chant parlé n’est pas du chant plus de la parole, ce n’est ni du chant ni de la parole. »

Arnold Schönberg (1874-1951), autoportrait. Photo : (c) Arnold Schönberg Center

Phrases étonnantes de la part d’un compositeur qui, plus encore que Claude Debussy dans Pelléas et Mélisande, a permis à la voix de s’exprimer en musique quels que soient registres et modes d’expression, du parlé au chanté, en passant par les diverses formes intermédiaires. C’est pourtant avec le récit du narrateur dans les Gurrelieder, partition conçue au tournant du siècle mais achevée en 1911, qu’il avait amorcé cette évolution.

L’une des grandes préoccupations de Schönberg fut la réforme de la langue et de la grammaire musicales, tant du point de vue technique qu’expressif, instrumental que vocal. Alors que dans le domaine du lied, il ne cessa de s’appuyer sur les vers des autres, à la scène comme dans ses œuvres chorales il est la plupart du temps l’auteur des textes qu’il met en musique. Dans ses lieder, une centaine en tout, l’écriture vocale s’oriente toujours davantage vers la déclamation, cela dès les Deux lieder op. 1 de 1897-1898, ce qui ne pouvant que le conduire au théâtre qui se consommera sous deux formes, l’une représentée par  Erwartung op. 17 en 1909, l’autre par Pierrot lunaire op. 21 en 1912. Mais c’est sur les Quinze poèmes du « Livre des jardins suspendus » op. 15 de 1908-1909, page capitale de la période expressionniste de Schoenberg, que se présente une nouvelle forme d’écriture vocale, tant par le style, qui se situe entre récitatif et arioso, que par les registres sollicités, entre le médium souvent de faible intensité et l’aigu plus « chanté » et forte, expressivité annonçant la ligne vocale d’Erwartung composé peu après. 

Affiche de la création de Pierrot lunaire, le 16 octobre 1912

Trois ans plus tard, c’est Pierrot lunaire, œuvre emblématique de la Seconde Ecole de Vienne composée à la demande de l’actrice Albertine Zehme. Cette commande engendra la singularité du Sprechgesang ou « parlé-chanté » qui allait faire couler beaucoup d’encre, à commencer par la préface du compositeur lui-même à sa partition qui n’a guère contribué à éclaircir la question de l’interprétation : faut-il chanter ou parler Pierrot lunaire ? Cette idée du Sprechgesang était présente dès les Gurrelieder et le sera dans Die glückliche Hand (La main heureuse) op. 18 (1910-1913), mais Schönberg reviendra souvent sur le fait que « les mélodies chantées de Pierrot lunaire doivent être équilibrées et modulées d’une manière entièrement différente des mélodies parlées ». « Vous déformeriez tout à fait l’œuvre, ajoutait-il, si vous la faisiez chanter, et chacun aurait raison de dire : on n’écrit pas ainsi pour le chant ! » Il est également significatif que Schönberg n’ait que fort peu composé de lieder selon la technique dodécaphonique, les seules exceptions notables étant le « Sonnet » de Pétrarque de la Sérénade op. 24 (1920-1923) et les Trois Lieder op. 48 de 1933.

Dans son œuvre chorale, qu’elle soit destinée à des amateurs ou à des professionnels, Schönberg, également auteur de la grande majorité des textes qu’il met en musique, s’attache principalement à la confession (La main heureuse, Moïse et Aaron) ou à la traduction de ses intimes convictions religieuses, au risque que de grandes pages restent inachevées, Israel Exists Again (1949), le Psaume moderne op. 50 C (1950), et surtout Die Jakobsleiter (L’Echelle de Jacob, 1917-1922) et Moïse et Aron (1930-1932), originellement conçu oratorio avant de devenir opéra, deux ouvrages qui occupent une place centrale dans son œuvre. D’où l’nécessité de préserver l’intelligibilité du texte, avec un recours fréquent au récitant, ou la confrontation entre parlé et chanté dans L’Echelle de Jacob comme dans Moïse et Aron.

Enfin, dans ses quatre opéras, Schönberg s’intéresse tour à tour à la psychanalyse dans le monodrame Erwartung (Attente), à l’onirisme et à la condition de l’artiste dans le drame en musique La main heureuse, ces deux opéras ayant pour « dénominateur commun » l’élément « temps », à la « conversation en musique » dans Von heute auf morgen, « véritable théâtre musical », et à l’impossible dialogue entre les êtres traduit par l’opposition chanté/parlé dans Moïse et Aaron. « Wagner, écrivait encore Schönberg en 1930, nous a montré comment édifier une partie vocale à partir d’éléments assez souples et malléables pour que nous puissions toujours en tirer une forme synthétique intelligible dans un ensemble ou des formes que nous puissions répéter constamment, en utilisant par exemple une disposition strophique ou des structures parallèles du même ordre. Notre outil est ici l’art de la variation, guide inégalable tant du compositeur que de l’auditeur. »

Bruno Serrou

* Compositeur, pédagogue, Arnold Schönberg était également peintre. Il avait été l’élève de Richard Gerstl et l’ami de Wassily Kandinsky.



Pierrot et ses fils


Igor Stravinsky, qui avec le Sacre du printemps, aura marqué le XXe siècle tout autant que Schönberg avec Pierrot lunaire op. 21 mais sans susciter d’héritage, prendra exemple sur les mélodrames de son aîné pour écrire ses Trois Poésies de la lyrique japonaise (1912-1913). Mais il s’agissait davantage pour Stravinsky, face aux excès de l’orchestre du Sacre composé au même moment, d’emprunter la structure de l’ensemble instrumental – cinq musiciens jouant de huit instruments, chacune des vingt et une sections usant de combinaisons différentes –, dont la Symphonie de chambre op. 9 du même Schönberg constituait une étape capitale de transition dans l’histoire de la musique du siècle finissant. Pierrot lunaire introduit en outre une façon inédite d’envisager la nature de la polyphonie conçue en relation étroite avec le dessein expressif. Invité par Schönberg à la quatrième représentation berlinoise de Pierrot lunaire, Stravinsky a rendu ainsi hommage à la réussite incontestable du résultat sonore. Annoncé côté français par la Chanson perpétuelle (1898) pour voix, piano et quatuor à cordes de Chausson, on retrouve les retombées de Pierrot lunaire dans les Trois Poèmes de Mallarmé (1913) de Ravel et, plus encore, dans ses Trois Chansons madécasses (1925-1926), Maurice Delage concevait ses Quatre Poèmes hindous (1912-1913) pour soprano, quatuor à cordes, cinq instruments à vent et piano, la première mélodie étant dédiée à Ravel, la quatrième à Stravinsky, qui dédia à son tour à Delage la première de ses Poésies de la lyrique japonaise. Anton Webern sut tirer les conséquences d’un tel ensemble dans ses Lieder op. 14 et op. 15 (1917-1922), tout comme Pierre Boulez dans Le Marteau sans maître (1953-1955), alors que Luciano Berio saura porter le modèle schönbergien à son summum.

B. S.

mercredi 22 novembre 2017

La somptueuse mise en scène de Patrice Chéreau de «De la maison des morts» de Janáček enfin à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra de Paris-Bastille. Samedi 18 novembre 2017

Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

Voilà dix ans, le Festival de Vienne (Wiener Festwochen) créait l’événement en reconstituant pour De la maison des morts de Leoš Janáček (1854-1928) le trio Pierre Boulez/Patrice Chéreau/Richard Peduzzi qui a marqué à jamais l’opéra moderne avec la production du centenaire du Festival de Bayreuth avec le Ring (1976-1980), et avec Lulu d’Alban Berg à l’Opéra Garnier en 1979. En reprenant la légendaire production de De la maison des morts, qui a pour cadre le goulag, celui des tsars décrit par Dostoïevski, mais aussi celui de 1927, année de la composition de l’ouvrage dix ans après la révolution bolchévique de 1917 et trois ans de dictature stalinienne, grande pourvoyeuse des camps, l’Opéra de Paris est en pleine actualité historique.

Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

C’est en 1988 que l’œuvre testament du compositeur morave a franchi le seuil de la première scène lyrique française, la même saison que Kat’a Kabanová réalisé par Götz Friedrich. Mais, contrairement à ce dernier qui eut droit au palais Garnier avant Bastille où il s’est maintenu jusqu’en 2001, De la maison des morts dut se contenter de la salle Favart, beaucoup trop exiguë pour lui, si bien qu’il disparut aussitôt, malgré les qualités incontestables de la mise en scène du cinéaste allemand Volker Schlöndorff. En 2005, Bastille présentait une nouvelle production, cette fois venue de Salzbourg et mise en scène par Klaus Michael Gruber.

Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

L’Opéra de Paris présente enfin la légendaire approche de Patrice Chéreau, décédé le 7 octobre 2013 (voir https://brunoserrou.blogspot.fr/2013/10/mort-de-patrice-chereau-lhomme-qui.html). Cette poignante approche a été créée en 2007 à Vienne, avant d’être reprise à Amsterdam, Aix-en-Provence, Berlin et proposée sur support DVD (1). Malgré l’absence des magiciens Boulez et Chéreau, et même s’il y manque l’intimité du regard pénétrant du second porté sur les protagonistes de De la maison des morts, leur esprit est là, tant l’aboutissement scénique et musical de ce huis clos est toujours est inouï. L’on retrouve dans ce spectacle la synthèse de la pensée de Chéreau centrée à l’opéra sur le travail d’acteur qu’il obtenait de bonne grâce des chanteurs, non seulement un investissement physique mais aussi une intériorité de jeu fondé sur la psychologie. 


Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

Sans héros central, l’ouvrage de  Janáček plonge dans une communauté d’hommes d’une profonde humanité malgré la finalité du goulag qui consiste à réduire les détenus à l’état de non-être, un univers carcéral que Fiodor Dostoïevski, comme Alexandre Soljenitsyne plus tard, a vécu de l’intérieur et que Janáček le russophile a si brillamment mis en musique.

Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

Dans le décor particulièrement oppressant de Richard Peduzzi aux apparences de froid béton en constante évolution finissant en long couloir d’hôpital avant que mur du fond s’ouvre sur un espace infini, Chéreau affermit les individualités des seize acteurs et des dix-neuf chanteurs, chacun étant doté d’une puissante personnalité. Ce qui donne une fluidité confondante à une action faite de plusieurs récits sans relations autres que le cadre pénitentiaire. Au sein de cette communauté, un somptueux chœur de l’Opéra de Paris, une fascinante performance des vieux routiers que sont Willard White (Alexandre Petrovitch Goriantchikov) et Graham Clark (le vieux prisonnier), mais aussi Eric Stoklossa (Aleïa), Štefan Margita (Louka Kouzmich), Peter Straka (le grand prisonnier), Vladimir Chmelo (le petit prisonnier), Peter Mattei (Chichkov), pour ne citer qu’eux… Dans la fosse, un autre proche de Chéreau, Esa-Pekka Salonen, qui dirige de façon plus âpre que Pierre Boulez tout en ménageant des contrastes saisissant et une clarté constante.

Bruno Serrou

Opéra Bastille jusqu’au 2 décembre. www.operadeparis.fr. Exposition Patrice Chéreau, palais Garnier jusqu’au 3 mars 2018. Studio Bastille projection des sept mises en scène d’opéra de Chéreau jusqu’au 26 novembre. 1) 1 DVD DG

lundi 30 octobre 2017

Daniel Barenboïm et son West-Eastern Divan Orchestra ont captivé la Grande Salle Pierre Boulez

Paris. Philharmonie de Paris. Grande Salle Pierre Boulez. Vendredi 27 octobre 2017

West-Eastern Divan Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour leur tournée annuelle automnale qui les conduit à Paris, Daniel Barenboïm et son West-Eastern Divan Orchestra ont attiré les foules à la Philharmonie de Paris vendredi soir qui leur ont réservé un accueil triomphal. Coproduit par Piano**** et la Philharmonie de Paris, le concert a réuni deux grandes pages d’orchestre aux contours de poème symphoniques conçues à dix ans d’intervalle à la fin du XIXe siècle, Don Quichotte de Richard Strauss et la Cinquième Symphonie de Piotr Ilitch Tchaïkovski.

Constitué de musiciens israéliens, palestiniens et de plusieurs pays arabes, le West-Eastern Divan Orchestra est une réussite exemplaire, autant d’un point de vue artistique qu’humain. Le nom de l’orchestre se réfère au recueil de douze poèmes de Goethe Le Divan occidental-oriental (1819-1827). L’on sait l’amour que Daniel Barenboïm voue à la musique allemande, particulièrement aux deux grands Richard, Wagner et Strauss. Deux compositeurs longtemps interdits en Israël, mais que Barenboïm a imposé dans ce pays dont il citoyen, ainsi que de trois autres (Argentine, Espagne, Palestine). C’est avec le Don Quichotte, variations fantastiques sur un thème chevaleresque op. 35 de Strauss que Barenboïm a ouvert la soirée. Comme l’on sait, le personnage central est campé par le violoncelle, qui se fait tantôt soliste tantôt tuttiste. C’est l’Autrichien d’origine persane Kian Soltani qui a incarné avec un brio stupéfiant le chevalier à la triste figure, traduisant les aventures de cette personnalité complexe avec un sens de l’épique, du trouble et de la noblesse donnant une densité et une vie de chaque instant. L’altiste israélienne Miriam Manasherov lui a donné une réplique chaleureuse et virtuose en Sancho Panza, tandis que le fils de Daniel Barenboïm, Michael, premier violon du West-Eastern Divan Orchestra, a brossé une Dulcinée lumineuse. Pourtant, l’interprétation de la partition s’est avéré lourde, épaisse, écrasant la polychromie et la fluidité de l’écriture straussienne, sa sensualité et son élasticité.

Kian Soltani (violoncelle), Daniel Barenboïm et le West-Eastern Divan Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Après le Cygne de Camille Saint-Saëns dans un arrangement pour violoncelle et orchestre à cordes et un entracte un peu plus long que de coutume, Daniel Barenboïm et son orchestre ont été plus en phase avec le caractère de l’œuvre, brossant de la plus autobiographique des symphonies de Tchaïkovski, la Cinquième en mi mineur op. 64, une lecture d’une puissance évocatrice singulièrement douloureuse mais sans pathos, tous les pupitres, qu’ils soient solistes ou tuttistes, se donnant sans compter et avec un plaisir partagé dans cette éblouissante interprétation. Les contrastes de timbres, le large nuancier, les bois chaleureux, les cuivres étincelants, les cordes avenantes et veloutées ont transporté les auditeurs, qui ont vibré de concert, le souffle coupé au point d’une écoute concentrée et sans faille, d’autant plus que Barenboïm a déployé attaca les quatre mouvements de l’œuvre. 

Bruno Serrou 

mercredi 25 octobre 2017

CD : Quatuor Diotima Collection : Alberto Posadas «Sombras»


Œuvre exigeante et poétique, Sombras (Ombre, Obscurité) d’Alberto Posadas est un cycle de cinq pièces pour soprano, clarinette et quatuor à cordes composé entre 2010 et 2012. L’ensemble a été créé le 26 avril 2013 au Festival de musique de chambre contemporaine de Witten (Allemagne) en l’église Saint-Jean (Johanneskirschen). Auteur de plusieurs quatuors à cordes, dont les cinq qui constituent Liturgia fractal créés en 2008 au Festival Musica de Strasbourg, le compositeur espagnol né en 1967 (voir interview https://brunoserrou.blogspot.fr/2017/06/alberto-posadas-entretien-avec-le.html) s’attache cette fois aux ambiguïtés de l’ombre. Chaque volet a été créé séparément entre 2010 et 2013. Elogio de la sombra (Eloge de l’ombre) le 16 septembre 2012 en l’abbaye de Royaumont par le Quatuor Diotima, Tránsito I (Transition I) le 26 avril 2013 à Witten par la soprano Sarah Maria Sun et Franck Chevalier, La tentación de las sombras (L’attrait des ombres) le 14 novembre 2011 à Madrid Salle de musique de chambre de l’Auditorium National par la soprano colorature Caroline Stein et le Quatuor Diotima, Tránsito II le 26 novembre 2013 à Witten par la soprano Sarah Maria Sun et le clarinettiste Carl Rosman, enfin Del reflejo de la sombra (Du reflet de l’ombre) le 16 octobre 2010 au Festival de Donaueschingen par Alain Billard et le Quatuor Diotima.

Les cinq pièces tournent autour de la notion d’ombre en tant que référence poétique et géométrique qui constitue chacun l’un des trois formants d’un cycle conçu par le compositeur sous l’impulsion du Quatuor Diotima. A l’instar des deux Nachtstück de la Septième Symphonie de Gustav Mahler, les deux Tránsito forment des intermèdes de sept minutes confiés à deux duos pour soprano, le premier avec alto, le second avec clarinette, réunissant trois grands volets d’une vingtaine de minutes chacun, le premier pour quatuor à cordes, le deuxième pour quatuor à cordes et soprano, le dernier pour quatuor à cordes et clarinette basse. Dans ce cycle, Posadas propose des œuvres reposant à la fois à des concepts de mathématiques et sur la dimension littéraire, deux faces d’un imaginaire qui lui est propre et qui suscitent une forte expressivité. Ainsi, le quatuor Elogio de la sombra s’inspire du texte Ispita umbrelor (Tentation d’ombres) tiré du Livre des leurres du philosophe roumain Emil Cioran, titre repris par Posadas pour la page centrale de son cycle. Elogio de la sombra est une partition d’une envoûtante maîtrise formelle, oscillant entre une intensité volcanique et une assurance immatérielle assurance, et par la virtuosité d’une écriture extraordinairement brillante, aux arêtes vives, d’une luminosité blafarde, dont les sonorités très aiguisées jouent avec différents niveaux de saturation. Ces vingt premières minutes imposent la puissance de la création de ce magnifique compositeur fasciné par les mathématiques dont la musique est pourtant charnelle et extraordinairement expressive. D’un souffle et d’un onirisme singulier, l’intense quintette pour soprano et cordes La tentación de las sombras (L’attrait des ombres), à l’instar du Quatuor à cordes avec soprano op. 10 d’Arnold Schönberg, convie la voix au centre du quatuor, cette fois non pas sur un poème de Stefan George mais sur un texte roumain d’Emil Cioran confié à une soprano colorature merveilleusement tenu par la cantatrice allemande Sarah Maria Sun. La voix toujours conductrice et éminemment tendue semble se propager dans l’espace du quatuor qui tisse autour d’elle un réseau de sonorités fragmentées. Le cycle se conclut sur le vigoureux quintette pour clarinette basse et cordes Del reflejo de la sombra, joué avec dextérité par le clarinettiste britannique Carl Rosman. Les Diotima donnent de ces pièces qu’ils ont inspirées une interprétation tendue au cordeau, vaillante, précise et lumineuse, se jouant des difficultés du jeu avec une époustouflante adresse tout en exaltant les beautés sonores et la densité du discours avec un naturel confondant, Posadas exploitant des techniques parfois inouïes mais toujours utilisées à bon escient, avec cales, plectres glissés entre les cordes, course particulière des archets, doigtés originaux, etc., suscitant des sonorités particulièrement originales. Les deux Tránsito convoquent la voix, associée à deux instruments aux sonorités veloutées, l’alto de l’altiste du Quatuor Diotima, Franck Chevalier, et la clarinette de Carl Rosman. La première « transition » amène dans l’ombre de l’alto la soprano, qui sort de derrière l’un des deux panneaux placés derrière le quatuor d’archets avant de commencer à vocaliser alors qu’elle est encore cachée, puis s’approche peu à peu des instrumentistes pour se joindre à eux dans La tentación de las sombras. Le quintette terminé, le son de la clarinette émerge du fond de la salle de concert pour la seconde « transition » dans un dialogue avec la soprano, qu’il invite à s’effacer derrière le second panneau où sa voix s’éteint peu à peu tandis que le clarinettiste se joint au quatuor à cordes pour clore le cycle dans Del reflejo de la sombra.

Le compositeur castillan réalise cette œuvre d’une heure un quart de façon si personnelle et si sensible que l’auditeur ne peut qu’être touché par la force et la cohérence de sa musique. Si bien que rester dans l’ignorance de la technique d’écriture est tout à fait possible, voire souhaitable. De forme cyclique, les cinq pièces construites de façon à former contraste tout en étant complémentaires s’épanouissent dans un univers sonore et rythmique d’une richesse et d’une vivacité peu ordinaires. Rien de convenu ici, mais tout semble aller de soi, proportions, équilibre, densité du discours, originalité des textures, quête sonore… Cette musique séduit, fascine, surprend à tout moment, bouscule l’écoute. Magistralement interprétés par un Quatuor Diotima et deux invités au nuancier infini et à la virtuosité d’une assurance à toute épreuve, ce disque est à connaître absolument.

Bruno Serrou

1CD. Quatuor Diotima Collection. Sarah Maria Sun (soprano), Carl Rosman (clarinette), Quatuor Diotima, Alberto Posadas, Sombras. Durée : 1h15mn49s. Enr. : 2014. Naïve V 5442

mercredi 18 octobre 2017

Don Carlos de Verdi retrouve l’Opéra de Paris dans sa version grand opéra à la française

Paris. Opéra de Paris-Bastille. Vendredi 13 octobre 2017

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlos. Acte de l'autodaphé. Photo : (c) Agathe Poupenet / OnP

Drame noir et oppressant sur le pouvoir et ses perfidies dans l’Espagne du XVIe siècle minée par les conventions et l’Inquisition, Don Carlos est l’un des opéras les plus aboutis de Giuseppe Verdi. Il est aussi le plus développé. C’est sans doute pourquoi cette fresque grandiose a connu une genèse difficile qui a suscité plusieurs avatars. Tiré du drame éponyme de Friedrich Schiller, l’ouvrage est écrit tout d’abord sur un livret en français de Camille du Locle et Joseph Méry dans le style « Grand Opéra » à la française en cinq actes. Longtemps négligée, cette version créée à l’Opéra de Paris, palais Garnier, a été reprise avec une distribution exceptionnelle (Roberto Alagna, Thomas Hampson, Karita Mattila, Waltraud Meier, José Van Dam) Théâtre du Chatelet en 1996 dans une mise en scène de Luc Bondy. Suivent une version en quatre actes en italien pour Londres sous le titre Don Carlo qui évacue l’acte de Fontainebleau initial et les ballets. Verdi retouche cette mouture en 1872 pour Naples, avant de réviser dix ans plus tard la version française avec la collaboration de Charles Nuitter mais sans l’acte de Fontainebleau qu’il fait réadapter en italien par Angelo Zanardi pour la Scala de Milan en 1884, avant de retourner deux ans plus tard enfin à l’original en cinq actes traduit en italien pour l’Opéra de Modène…

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlos. Acte de l'autodaphé. Photo : (c) Agathe Poupenet / OnP

Vingt et un ans après le Châtelet, l’ex-directeur de ce théâtre aujourd’hui patron de la première institution lyrique de France, réinscrit la version originale française de Don Carlos, qui fait ainsi sa première réapparition à l’Opéra de Paris cent cinquante ans après sa création dans ce même établissement. Cette production était impatiemment attendue. Il y manque les ballets, qui de fait n’auraient eu qu’un intérêt documentaire, Verdi ne les ayant ajoutés à seule fin d’obéir aux conventions du lieu, mais en ajoutant les passages coupés peu avant la création à la demande de la direction de l’Opéra de Paris afin de raccourcir la durée des représentations. Une affiche de premier plan, un metteur en scène sulfureux, une partition sombre et aux élans wagnériens qui a les atouts pour convenir au directeur musical de l’Opéra de Paris et à son orchestre, et dans laquelle les chœurs maison peuvent briller, voilà qui suffit à attirer les foules d’afficionados venant du monde entier. Ce qui est le cas, puisque l’Opéra Bastille est comble jusqu’à la dernière représentation…

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlos. Elina Garanča (la princesse Eboli), Jonas Kaufmann (Don Carlos). Photo : (c) Agathe Poupenet / OnP

Le plateau vocal a du mal avec l’articulation française, au point que le spectateur qui ne connaît pas le texte est souvent obligé de regarder les surtitres. Seule exception notable, le baryton français Ludovic Tézier, Posa aussi humain et autoritaire que l’était Thomas Hampson au Châtelet, mais à la voix aux accents plus verdiens que celle de son aîné américain. Son incarnation d’une intensité prodigieuse sème le trouble, tant son amour pour Carlos apparaît dans toute son évidence, au point de tirer les larmes lors de ses adieux au quatrième acte. Tandis que le ténor allemand Jonas Kaufmann, Carlos hésitant dans l’acte de Fontainebleau, mais viril et noble d’allure à la voix colorée et infiniment expressive, ne peut rivaliser en matière d’élocution avec Roberto Alagna, au timbre plus étincelant (1). Après un deuxième acte en demi-teinte, Ildar Abdrazakov est un Philippe II trop raide mais désorienté, et la voix manque d’extrême grave, mais il ne peut faire oublier la grandeur et la fragilité de José Van Dam. Mais son duo avec le Grand Inquisiteur de Dmitri Belosselskiy est une lutte terrifiante entre deux colosses. Voix de velours à la projection flexible et puissante, Sonya Yoncheva est une Elisabeth de Valois profondément mélancolique et désenchantée. Elina Garanča est une Eboli hallucinante, campant une princesse effroyablement jalouse et rongée de l’intérieur. Les rôles secondaires sont remarquablement tenus, jusqu’aux plus petits venus d’un chœur de l’Opéra de Paris éclatant dans les magnifiques ensembles que Verdi lui réserve dans cet ouvrage. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlos. Ludovic Tézier (Rodrigue, marquis de Posa), Ildar Abdrazakov (Philippe II), Elina Garanča (la princesse Eboli). Photo : (c) Agathe Poupenet / OnP

Philippe Jordan dirige avec flamme, ménageant néanmoins les équilibres entre la fosse et le plateau, exaltant les contrastes de nuances de l’orchestration et les beautés sonores des pupitres solistes, l’orchestre devenant à l’instar de celui de Wagner un véritable protagoniste du drame.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlos. Sonya Yoncheva (Elisabeth de Valois), Elina Garanča (la princesse Eboli). Photo : (c) Agathe Poupenet / OnP

Reste la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, guère cohérente et dans laquelle on retrouve quelques vieux démons du dramaturge polonais, tels le lavabo dans la prison de Carlos, ou de provocations superflues, comme le baiser entre Eboli et Philippe II à la fin du quatrième acte...

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlos. Jonas Kaufmann (Don Carlos), Ludovic Tézier (Rodrigue, marquis de Posa). Photo : (c) Agathe Poupenet / OnP

Si la direction d’acteur convainc, la scénographie (décors et costumes) de Malgorzata Szczesniak, peu esthétique, fond le spectateur en conjectures. Les procédés sont éculés, à commencer par l'acte de Fontainebleau qui, plutôt que prologue, adopte la forme flash-back, la suite présentant un enchaînement de souvenirs douloureux pour Carlos aux ardeurs autodestructrices, l’action se déroulant dans un espace quasi vide et bien trop vaste pour que le public perçoive les conflits intimes qui se déploient trois heures et demi durant, tandis que des vidéos floutées relient présent et passé. Les moments les plus intimistes sont situés dans des cubes plus réduits, mais l’on ne perçoit plus guère les mouvements des âmes des protagonistes, notamment dans la scène qui ouvre le quatrième acte. En revanche, malgré son dénuement et le manque de clarté des masses chorales assises dans l’ombre en arc de cercle, l’acte de l’autodafé est d’une tension saisissante.

Bruno Serrou

1) Warner Classics vient de rééditer en CD la captation de la production du Théâtre du Châtelet en série économique (3 CD Erato 0190295817930)

mercredi 11 octobre 2017

Le noir Pinocchio de Philippe Boesmans et Joël Pommerat

Dijon (Côte d’Or). Opéra. Auditorium. Dimanche 8 octobre 2017

Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR

Commande du Festival d’Aix-en-Provence, où il a été créé le 3 juillet dernier, Pinocchio est le septième opéra de Philippe Boesmans (né en 1936). Fruit de la seconde collaboration avec le dramaturge français Joël Pommerat - après une longue coopération avec le Suisse Luc Bondy - qui a tiré son livret d’une de ses propres pièces adaptée en 2008 du célèbre roman éponyme de Carlo Collodi (1826-1890) écrit en 1881 porté notamment à l’écran par Walt Disney en 1940, le Pinocchio de Philippe Boesmans est une réussite totale.

Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR

Vu dimanche Auditorium de l’Opéra de Dijon, coproducteur de cette création, dans une salle comble emplie de spectateurs de tous les âges, du plus jeune (un an) au plus âgé, Pinocchio a enthousiasmé le public bourguignon. Cela malgré le langage fleuri voire trivial du texte, remarquablement souligné par la musique directe, accessible parfois rude dans le ton populaire reflétant la rue. Il lui aura fallu plus de deux ans pour composer ce sombre opéra initiatique se « déroulant chez les pauvres » (Boesmans), un opéra de la misère qui entre directement en résonance avec l’opéra précédent, Au Monde, terrifiant huis-clos familial de la haute bourgeoisie tout aussi sombre.

Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR

Dans cet univers sinistre, le sourire est rare, l’expression est grinçante, avec des pages où l’horreur est progressive, avec sa guirlande de détrousseurs, d'assassins, d’injustice, et cette métamorphose du héros en âne, battu, blessé, vendu, noyé… Dans cette oeuvre, l’accablement domine, malgré les figures lumineuses du père, Geppetto, et de la Fée.

Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR

Un directeur de troupe guide la prise de conscience par Pinocchio en lui inculquant la nécessité de la vérité dans un monde de brutes guidées par la faim, l’argent, le sexe, le profit et le meurtre, alors que lui-même est corrompu par son besoin de mentir. Marionnette façonnée par Geppetto, un pauvre menuisier, à partir d’un arbre abattu par un orage, Pinocchio commence par renier ce père, ne cessant de lui désobéir, et à faire l’école buissonnière pour parcourir le monde. Se dessine alors un véritable roman d’aventure empli de rebondissements, comme la rencontre du pantin de bois avec un directeur de cabaret, une chanteuse de rue, des détrousseurs, un meurtrier, un maître d’école, un mauvais élève, un marchand d’ânes, un juge, un fabricant de tambour, mais aussi une figure réconfortante, celle de la Fée qui le ressuscite. A cela s’ajoute la nature, de la forêt à la mer, où Pinocchio finit dans le ventre d’un monstre marin dans les entrailles duquel il retrouve son père avec qui il se réconcilie avant de devenir petit garçon de chair…

Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR

Après Aix-en-Provence puis Bruxelles et avant Bordeaux, Philippe Boesmans et Joël Pommerat ont apporté à Dijon quelques modifications à leur opéra, rognant certains passages, en supprimant d’autres afin d’accélérer l’action en rognant quelques longueurs, notamment au premier acte, en supprimant l’entracte afin de donner davantage d’intensité musicale et dramaturgique. Néanmoins, les vingt-trois scènes qui alternent subtilement réalisme et fantastique sont maintenues, avec ouverture, prologue et épilogue, sans altérer pour autant livret et musique.

Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR

Malgré l’excellence du livret de Pommerat, c’est la musique de Boesmans, qui se déploie en continu, qui donne sa cohérence et sa force à ce Pinocchio, notamment à l’aide d’une petite rengaine simple et obsédante présentée dès les premières minutes de l’œuvre qui cimente propos et partition. Comme à son habitude, Boesmans intègre dans sa partition tout un cortège de références, passant sans sourciller de la musique tzigane à celle d’Ambroise Thomas. Cette fois, ces déviations soulignent habilement les mystères du propos. Le compositeur belge use avec adresse d’autant de styles d’écriture qu’il y a de tableaux et d’aventures. La partition est en effet un singulier patchwork, mêlant à la façon de pastiches divers styles, du menuet à la mélopée extra-européenne en passant par le cabaret. L’oreille assimile rapidement ces ruptures, tout en percevant aussi l’humour qui se manifeste au cœur de la noirceur du propos. Le lyrisme se focalise sur un certain nombre de moments forts, chez les chanteurs comme au sein de l’orchestre. Ainsi, dès la chute de l’arbre foudroyé dont le bois fera le pantin Pinocchio, la mélodie s’impose. Mais les airs sont rares. Il faut attendre la cinquième scène pour entendre le premier, confié la chanteuse de cabaret avec sa rengaine « Io son dolce serena dolce » dont on retrouvera l’écho à la fin de l’œuvre, quelques mesures du second escroc à la scène sept, avec la parodie de l’air de Mignon « Connais-tu le pays… », la superbe apparition de la Fée… Les ensembles (duo des escrocs, trio des meurtriers) n’en sont pas moins efficaces, y compris dans le recours à l’unisson. Le passage du parlé au chanté se fait avec naturel, et le texte reste toujours intelligible, servi par des interprètes exemplaires.

Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR

La scénographie, associant de noirs décors, qui ménagent un vide infini, et lumières raffinées qui habillent somptueusement l’espace, le tout signé du même Eric Soyer, costumes d’Isabelle Deffin et vidéo de Renaud Rubiano suscitent un magnifique écrin de dégradés de noir façon Pierre Soulages, à la magistrale direction d’acteurs de Joël Pommerat qui fait des six chanteurs, tous remarquables, des comédiens de premier plan. Dix-neuf musiciens de Klangforum Wien, brillamment dirigés par Emilio Pomarico, sont dans leur élément, réalisant un sans faute et sonnant clairs et francs. Les équilibres sont parfaits, la direction de l’Argentin excelle à rendre la diversité des climats de la partition. La synchronisation avec le plateau - chanteurs, éclairages, vidéo, machinerie - est irréprochable. Sur la scène déambulent trois musiciens, le violon tzigane de Tcha Limberger, le saxophone de Fabrizio Cassol et l’accordéon de Philippe Thuriot, dont la présence instille judicieusement climats de foire, de cirque et autres scènes de genre.

Philippe Boesmans (né en 1936), Pinocchio. Photo : DR

La distribution est d’une cohésion et d’une perfection exemplaires. Tous les chanteurs sont à leur place, donnant à chacun des personnages une justesse extrême. L’on sent combien depuis la création l’esprit de troupe s’est forgée au point de faire ressentir au public un plaisir de se retrouver pour jouer ensemble et continuer à chaque reprise à approfondir leurs incarnations. Stéphane Degout campe tous ses rôles avec une aisance stupéfiante, narrateur majestueux, escroc, meurtrier et directeur de cirque puissants qui impressionne par la clarté de son élocution, qu’elle soit chantée ou parlée, les couleurs de sa voix, la solidité de son chant, sa présence scénique. Vincent Le Texier et Yann Beuron ont aussi des rôles à transformations multiples hyper rapide où voix et jeux sont à la hauteur de leurs rôles respectifs, le premier un Geppetto trop absent et maître d’école délirant, le second un directeur de cabaret, un juge, un escroc, un meurtrier et un marchand d’âne délurés. Chloé Briot est un Pinocchio délicieusement spontané et vif à la verve éloquente. Toute en séduction, la Canadienne Marie-Eve Munger assume le rôle de la Fée avec une habileté époustouflante des coloratures singulièrement exigeantes atteignant le suraigu avec un naturel qui lui permet de les exprimer tout en douceur. Julie Boulianne, au mezzo solide et coloré, est une chanteuse de cabaret et un très mauvais élève particulièrement corrupteurs.

Bruno Serrou