vendredi 26 juillet 2019

Anner Bylsma, figure tutélaire du violoncelle baroque, est mort dans la nuit de mercredi 24 à jeudi 25 juillet 2019. Il avait 85 ans


Anner Bylsma (1934-2019). Photo : DR

Né à La Haye le 17 février 1934, Anner Bylsma est l’un des pionniers de la musique baroque et l’un des plus grands interprètes de Jean-Sébastien Bach. Avec le claveciniste et organiste Gustav Leonhardt, mort en 2012, et le flûtiste à bec Frans Brüggen, disparu en 2014, il a été l’un des fondateurs de l’école hollandaise du retour au jeu sur instruments anciens.  

Insatiable explorateur du répertoire baroque, Anner Bylsma (de son vrai nom Anne Bijsma), s’initie au violoncelle auprès de son père, avant d’entrer au conservatoire de sa ville natale, où il est l’élève de Carel van Leeuwen Boomkamp, et d’où il sort avec un Prix d’excellence. Violoncelle solo de l’orchestre de l’Opéra royal des Pays-Bas, il remporte à 25 ans le Premier prix du Concours Pablo Casals qui lance sa carrière. De 1962 à 1968, il est Premier violoncelle solo de l’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam.

Photo : DR

Dans ces mêmes années soixante, il se tourne vers la musique des XVIIe et XVIIIe siècles, accordant une grande importance à l’interprétation sur instruments d’époque. Cette quête de l’authenticité le conduit à rencontrer Gustav Leonhardt et Frans Brüggen, qui le convainc de se tourner vers le jeu du violoncelle baroque. Il s'appuie sur le réseau des deux musiciens déjà réputés et qui s'étaient entourés d'instrumentistes partageant les mêmes préoccupations esthétiques. Commencée en 1968, leur longue et intense collaboration suscite une importante discographie.

Photo : DR

C’est cependant avec Jean-Sébastien Bach qu’Anner Bylsma va s’illustrer. Ses deux enregistrements des six Suites pour violoncelle seul, en 1979 et 1992, s’imposent en tête de la riche discographie de ces immenses chefs-d’œuvre, à l’instar des Concertos brandebourgeois par Gustav Leonhardt et Frans Brüggen. Si le jeu de Bylsma a une portée historique, c’est aussi par le biais de son instrument, un Stradivarius de 1701. Joué par le Belge François Servais (1807-1866) - d’où son nom -, ce violoncelle a pour particularité d’être plus grand de quelques centimètres que la norme, et c’est avec lui qu’il enregistre en 1992 sa seconde version des Suites de Bach (en fait, il a enregistré au moins six fois chacune des six Suites).

Avec sa seconde épouse, la violoniste Vera Beths, et l’altiste Jürgen Kussmaul, il fonde l’ensemble L’Archibudelli, avec lequel et en compagnie de divers musiciens invités, il interprète et enregistre la musique pour instruments à cordes historiques.

Véritable bête de scène au cœur énorme, il disait être « le haut-parleur tripal de la musique ». Si son nom reste principalement attaché à la musique de Bach, Boccherini ou Schubert, il n’en a pas moins été un grand interprète de la musique de notre temps, notamment de Bernd Aloïs Zimmermann et de son compatriote Matthijs Vermeulen.

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Ultra-perfectionniste, il n’avait de cesse de travailler et retravailler les œuvres dont il connaissait pourtant les moindres arcanes. Jusqu’à ce jour de 1988, où, victime d’un grave accident de la route, il subit de graves fractures et un « coup du lapin » qui provoque une commotion cérébrale, « cadeau de son violoncelle » qui le blesse sérieusement à la tête. Deux mois plus tard, pourtant, il est de nouveau sur scène pour jouer le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen. Néanmoins, sa santé décline lentement, et il ne peut plus jouer du violoncelle depuis 2006, sa dernière prestation ayant eu lieu à la Biennale de violoncelle d’Amsterdam. Pédagogue réputé, il a continué à donner des master classes jusqu’à la fin de sa vie. Il a également été conférencier dans les Conservatoires de La Haye et d’Amsterdam, ainsi qu’à Berlin et à New York.

Anner Bylsma laisse plus de deux cents disques et trois livres consacrés à la pratique et au jeu du violoncelle. « Vous ne pouvez pas apprendre Beethoven, disait-il, il vous faut juste avoir de la chance. Un jour ça marche, un autre jour ça ne marche pas. »

Bruno Serrou

https://youtu.be/gwtP6zMZmQw


jeudi 25 juillet 2019

Clavecin et piano flamboient au Festival de La Roque d’Anthéron

La Roque d'Anthéron (Bouches du Rhône). Cloître de l'abbaye de Silvacane, Parc du Chateau de Florens. Lundi 22 et mardi 23 juillet 2019

Photo : (c) Bruno Serrou

Tout en préparant activement sa quarantième édition en 2020, le festival de La Roque d’Anthéron est toujours plus festif, enchaînant en tous lieux des Bouches-du-Rhône concerts et récitals de piano et de clavecin


Photo : (c) Bruno Serrou

Rien moins que quatre vingt sept concerts sont proposés les cinq semaines de festivals, du récital de piano aux concerts avec orchestre, en passant par le clavecin et le jazz, et il convient d’y ajouter 4 spectacles de jeunes ensembles en résidence. Une densité d’artistes du monde entier, pour un public international toujours aussi prolifique et avisé, mais aussi des profanes attirés par le prestige de la manifestation.

Pierre Hantaï. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme toujours, La Roque d’Anthéron invite jeunes découvertes et maîtres incontestés du clavier. Ainsi, en cees premiers jours de festival, deux grands noms du clavecin ont fait les belles fins d’après-midi du cloître de l’abbaye de Silvacane.

Abbaye de Silvacane. Photo : (c) Bruno Serrou

Pierre Hantaï et Skip Sempé. Hantaï(2) est vraiment incroyable, cherchant à sortir du carcan du concert moderne, en instaurant plus qu’une proximité avec le public, une véritable communion, présentant chaque œuvre avant de la jouer, avec finesse, humour et sans ostentation. Il le fait en effet avec une grande spontanéité, situant chaque morceau dans son contexte historique et au sein de la création. « Je ne supporte plus les concerts engoncés, froids. A l’époque baroque, les musiciens parlaient à leur auditoire avant de jouer. » Il ajoute que les reconstitutions ne sont pas forcément justes, qu’il s’agit en fait d’une vision d’aujourd’hui de ce qui pouvait se passer voilà trois ou quatre siècles, que les clavecins reconstitués ne sonnent pas comme leurs modèles. Ses programmes de salle sont d’ordre informatif, mais il ne les suit pas à la lettre, se réservant même le droit de le changer au dernier moment. Ce qui explique aussi ses interventions. Si d’aucuns peuvent considérer ses concerts comme chaotiques, il n’en demeure pas moins qu’il est toujours passionnant, un véritable poète du clavier jouant contre toute attente d’un nuancier incroyable, digne d’un pianiste et qu’il a exalté dans un programme monographique consacré à Jean-Sébastien Bach. 

Skip Sempé. Photo : (c) Christophe Grémiot

A contrario, Skip Sempé est plus traditionnel, strict, respectueux de la lettre du texte, jouant plus strictement un clavier plus monochrome, malgré le beau rendu sonore d'un deuxième clavecin du même facteur que celui d'Hantaï, Philippe Humeau.  


Béatrice Rana. Photo : (c) Christophe Gremiot

Côté piano, c’est une jeune musicienne italienne qui a fait forte impression : Béatrice Rana. A vingt-six ans, elle possède une impressionnante maturité et s’impose par sa vraie personnalité musicale(3). « C’est la troisième fois que je me produits à La Roque d’Anthéron, mais c’est ma première soirée. C’est une grande émotion. D’autant plus que c’est ici que j’ai fait mes débuts en France en 2012. René Martin aime les jeunes pianistes, et il n’a pas peur de prospecter et de les proposer à son public. » La jeune femme dirige son propre festival, dans les Pouilles au sud de l’Italie, où elle se plaît à jouer de la musique de chambre avec ses amis. Son programme, Chopin-Ravel-Stravinski, réunissait à la fois des œuvres de jeunesse et des histoires dramatiques, même les Etudes de Frédéric Chopin, aux côtés des Miroirs de Maurice Ravel et de Petrouchka d'Igor Stravinski. Le toucher aérien, le jeu sans fioriture, la technique imparable de Rana donnent une touche expressionniste à chacune des œuvres. 

Bertrand Chamayou. Photo : (c) Christophe Gremiot

L’on a pu mesurer cette impression à l’aune du magicien du son qu’est Bertrand Chamayou, dont Miroirs de Ravel ont atteint une puissance évocatrice, une tension, une richesse sonore inouïe, après des Robert Schumann, Blumenstück op. 19 et surtout un Carnaval Op. 9 épique, dramatique, magnifié par une palette sonore éblouissante, et avant des pages rares et virtuoses de Camille Saint-Saëns. 

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 18/08. Rés./Infos : 04.86.91.55.03. www.festival-piano.com. 2) Hantaï vient de publier chez Mirare des sonates de Scarlartti. 3) le même récital Ravel-Stravinski est à paraitre chez Warner en septembre  

dimanche 14 juillet 2019

Le Festival de Grenade dans la cour des rendez-vous musicaux majeurs de l’été

Grenade (Espagne). 68e Festival de Granada. Alhambra, Palacio de Carlos V. Vendredi 12 juillet 2019

Grenade, l'Alhambra. L'une des portes d'accès à l'Alhambra. Photo : (c) Bruno Serrou

Façonnée par de multiples cultures, la cité andalouse de Grenade possède depuis 1952 un festival musical d’été dirigé depuis deux éditions par le chef d’orchestre Pablo Heras-Casado

Grenade, l'Alhambra. Palacio Calos V. Photo : (c) Bruno Serrou

Chef d’orchestre polymorphe de renommée internationale né à Grenade en 1977, aussi brillant quels que soient les répertoires, de la Renaissance à la musique d'aujourd'hui en passant par le baroque, le romantisme et le XXe siècle, de la polyphonie vocale à l'opéra, Pablo Heras-Casado s’est vu nommé voilà deux ans la direction du Festival de Grenade (1) fondé en 1952 sur un concept né en 1883 dans l'enceinte du Palais Carlos V au beau milieu des jardins de l’Alhambra. « La mission qui m’a été confiée en 2017 par la Ville de Grenade, dit Heras-Casado, est de porter cette manifestation plus que centenaire à un niveau international des grands festivals européens. » Ce qu’il est d’ailleurs déjà plus ou moins depuis 1955, année où il a été le premier festival espagnol de l’Association européenne des festivals. Le programme se fonde sur la musique classique, le ballet et le flamenco, couvrant du moyen-âge à la création contemporaine.

Grenade, l'Alhambra. Palacio Calos V. Photo : (c) Bruno Serrou



Ainsi, les deux derniers rendez-vous des vingt-deux soirées de  l’édition 2019 entre le 21 juin et le 12 juillet ont vu le ballet du Capitole de Toulouse dans Giselle et la création mondiale du troisième concerto pour violon et orchestre de Péter Eötvös. « Il ne peut y avoir de pérennité de la musique sans création, convient Heras-Casado. C’est pourquoi chaque année j’entends passer une commande, cette année le Hongrois Péter Eötvös dont j’ai été l’élève. »

Grenade, l'Alhambra. Palacio Carlos V, le théâtre. Photo : (c) Festival de Grenade

Comme tous les grands festivals, celui de Grenade possède son « off », 16 fex (Festival Extansion), et son académie d’été, 50 Cours Manuel de Falla, où enseignent de grands noms de la musique, cette année Péter Eötvös, non pas comme compositeur mais comme chef d’orchestre. « Je pense que la composition ne s’enseigne pas, estime Eötvös. En revanche, la direction oui, car il s’agit pour l’essentiel de questions pragmatiques. » Mais c’est surtout pour la création de son Concerto n° 3 pour violon et orchestre « Alhambra » que Péter Eötvös est venu à Grenade. « J’ai donné le titre Alhambra parce que l’œuvre allait y être créée. Or, je viens tout juste de prendre la mesure de la magnificence de ce lieu magique, que je ne connaissais que depuis peu pour m’en inspirer par le biais d’Internet. »

Péter Eötvös, Concerto pour violon n° 3 "Alhambra". Isabelle Faust, Pablo Heras-Casado et le Mahler Chamber Orchestra. Photo : (c) Festival de Grenade

Chacun des trois concertos pour violon d’Eötvös est dédié à autant de femmes violonistes, Akiko Suwanai, Midori et, cette fois, Isabelle Faust, que le compositeur a dirigée pour la première fois en Hollande dans les années 1990. « Lorsque je l’ai retrouvée à l’occasion d’un dîner chez Heras-Casado, et que celui-ci m’a demandé une œuvre pour son festival, j’ai accepté, à la condition que ce soit avec Isabelle Faust. » Et c’est ainsi qu’est né en moins de trois semaines ce Concerto n° 3. Eötvös l’a conçu comme une promenade dans l’Alhambra parcourue tel un huit. Une mélodie présentée par le violon seul au début autour de la note sol, symbole du festival de Grenade, puis Eötvös utilise la technique du cryptogramme, le matériau thématique étant fondé sur les notations allemande et italienne, Sabelle, HR (Heras-Casado), Alhambra et un ré joué en trémolo, le tout engendrant de courtes mélodies. L’œuvre s’achève comme elle a débuté, sur un solo de violon retournant dans le silence, bouclant ainsi la boucle… 

Péter Eötvös entouré d'Isabelle Faust, de Pablo Heras-Casado et du Mahler Chamber Orchestra. Photo : (c) Festival de Grenade

Joué par le Mahler Chamber Orchestra dirigé par Heras-Casado, l’inspiratrice en soliste, ce concerto de trente minutes, dont le premier quart d’heure a été repris deux fois à cause de la pluie, est d’une densité remarquable, avec des élans mozarabes et andalous, mais à la façon toujours très personnelle d’Eötvös, mêlés d’accents hongrois et de sonorités mystérieuses magnifiées par une écriture mélodique et rythmique au cordeau, Eötvös maîtrisant comme personne la totalité des instruments de l’orchestre qu’il traite en virtuoses, profitant de la dextérité des musiciens du Mahler Chamber Orchestra, tandis qu’Isabelle Faust joue avec une extrême précision de l’archet et d’un nuancier qui confine l’œuvre dans une modernité toute classique.

Manuel de Falla, le Tricorne. Pablo Heras-Casado et le Mahler Chamber Orchestra. Scénographie de Frederic Amat. Photo : (c) Festival de Grenade

La création du concerto avait pour cadre le centenaire de la création du Tricorne de Falla, qui vécut et mourut à Grenade, dans une maison au pied de l’Alhambra. Mais la pluie, pourtant rare l’été sous ces latitudes, en aura décidé autrement, car, après moins de dix minutes, l’œuvre fut interrompue peu après la première intervention de la mezzo-soprano, une excellente Carmen Romeu qui est apparue sur les hauteurs du Palacio de Carlos V, dont la coupole, pour des raisons de coût, n’a jamais été montée, ce qui, en temps ordinaire, ne prête pas à conséquence faisant au contraire de cette salle ovale une sorte de théâtre shakespearien, mais qui pour ce seul jour de pluie de l’été andalou, a réduit cet anniversaire à néant…

Bruno Serrou

1)  Prochaine édition du festival en juin/juillet 2020. 2) Concert diffusé ultérieurement sur Culturebox et Mezzo 3) Le concerto d’Eötvös fera l’objet d’un CD chez Harmonia Mundi, tandis que le Tricorne et l’Amour sorcier de Falla par le Mahler Chamber Orchestra et Pablo Heras-Casado paraît en septembre chez le même éditeur. Le concerto sera donné à Paris le 11 septembre par Isabelle Faust, l’Orchestre de Paris et Péter Eötvös

lundi 1 juillet 2019

Tsar Saltan de Nikolaï Rimski-Korsakov, psychanalyse et Conte de fées

Bruxelles (Belgique). Théâtre de La Monnaie. Samedi 29 juin 2019


Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Il est des spectacles qui sont pures féeries. C’est certes très rare. Aussi, lorsque cela arrive, il faut immédiatement le relever, le glorifier, s’en féliciter. 

Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles


Deux ans et demi après Le Coq d’or (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2016/12/la-monnaie-de-bruxelles-presente-un.html), le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles retourne à Nikolaï Rimski-Korsakov, cette fois avec un ouvrage étonnamment négligé en Occident, Le tsar Saltan. Adapté du poème éponyme d’Alexandre Pouchkine par Vladimir Bielski, cet opéra en quatre actes précédés d’un prologue créé au Solodovnikov Theatre de Moscou le 3 février 1900, est infiniment moins célèbre en Occident qu’en Russie, où il se joue devant des salles emplies d’enfants…

Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Aussi, mettre en scène cet ouvrage n’est pas chose aisée, à cause de sa composante féerique. Difficile en effet d’échapper au ridicule lorsqu’il s’agit de jeter la tsarine et son fils à la mer dans un tonneau, quand la princesse-cygne converse avec le tsarévitch, et surtout lorsqu’elle le métamorphose en bourdon pour qu’il puisse voyager incognito jusqu’à la cour de son père.


Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Même si la production de La Monnaie respecte la trame de l’ouvrage, ce n’est évidemment pas ce que donne à voir Dmitri Tcherniakov. S’il respecte certes l’aspect féerique, il l’enrichit d’une large réflexion dramatique. En effet, le metteur en scène russe métamorphose le prince Gvidon, fils du tsar Saltan, en un adolescent évoluant entre l’épilepsie et l’autisme. L’agitation forcenée imposée par Tcherniakov au ténor ukrainien Bogdan Volkov tient plus du tic permanent que du silence prostré où il est censé se cantonner. 


Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Pour éviter le premier degré, Tcherniakov imbrique les niveaux de lecture. Ainsi, la malheureuse princesse Militrisa, haïe par ses sœurs jalouses de son mariage impérial - ce qui n’est pas sans renvoyer à l’histoire de Cendrillon -, et qui font croire au tsar Saltan que sa femme a engendré un monstre, est fidèlement illustrée, les costumes d’Elena Zaytseva plongeant dans l’époque du conte, tandis que des projections de dessins animés sont proprement irrésistibles. Mais cet onirisme populaire s’inscrit dans une histoire plus douloureuse, celle d’un prince autiste et malheureux, balloté par la mer avec sa mère qui ne vit que par le truchement des contes de fées. Une mère qui tente de lui expliquer le mystère de ses origines tandis qu’ils se trouvent tous les deux depuis le prologue dans le monde contemporain. Cette fusion du passé et du présent permet d’imbriquer réalisme, onirisme, réflexions philosophiques et sociales, le tout plongeant dans le monde de l’enfance.


Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Apparaissant troisième acte costumé en bourdon - la totalité de cet acte est placé sous le motif du célébrissime Vol du bourdon -, Alain Altinoglu, qui s’était déjà imposé avec Le Coq d’or en décembre 2016, est, comme avec Laurent Pelly dans ce dernier ouvrage, en totale osmose avec le propos de Dmitri Tcherniakov, variant les atmosphères conformément au propos du metteur en scène russe.

Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Bogdan Volkov (Tsarevitch Gvidon) et Svetlana Aksenova (Tsarine Militrisa). Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Le chef français exalte la partition de l’éblouissant orchestrateur qu’est Rimski-Korsakov, lui instillant des couleurs étincelantes et des textures cristallines, l’Orchestre symphonique de La Monnaie étant comme transcendé. Totalement investi dans l’œuvrel’orchestre atteste d’une virtuosité presque insolente, notamment dans des solos de cordes a se damner, qui témoignent des progrès accomplis sous la houlette du directeur musical.

Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

La distribution est en symbiose totale avec le metteur en scène, totalement engagée dans le propos du metteur en scène, tous réalisant une performance de comédie et de chant extraordinaire. A commencer par la rouerie des deux sœurs, Stine Marie Fischer (Tkatchikha) et Bernarda Bobro (Povarikha), de l’incarnation plus parlée que chantée de Carole Wilson (Babarikha), à la voix d’airain d’Ante Jerkunica en Tsar Saltan, en passant par la voluptueuse vocalité de la princesse-cygne d’Olga Kulchynska, et jusqu’à plus petit rôle, tous sont à féliciter pour leur performance. Mais il faut surtout saluer la prestation de Svetlana Aksenova, tsarine bouleversante en mère brisée par la douleur de son fils, le tsarévitch Gvidon, remarquablement campé par Bogdan Volkov qui entre avec une aisance incroyable dans la peau de l’adolescent enfermé dans son monde incapable de communiquer sa souffrance et qui, à partir du deuxième acte, impose sa voix lumineuse.


Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Tsar Saltan. Production de Dmitri Tchreniakov pour La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

Quant aux chœurs du Théâtre de La Monnaie, lui aussi très investi, ils apparaissent légèrement en retrait, non pas pour ses qualités intrinsèques, mais à cause du metteur en scène, qui les disperse un peu partout dans la salle, ce qui les contraint à chanter parfois dos au chef, mais ils s’en sortent néanmoins avec les honneurs.

Reste à espérer que ce beau spectacle soit repris sans trop attendre.

Bruno Serrou