samedi 30 octobre 2021

Portrait de la basse autrichienne Günther Groissböck

Günther Groissböck (né en 1976). Photo : (c) Dominik Stixenberger

« Le compositeur le plus important pour ma voix est Richard Wagner. C’est un cadeau de pouvoir le chanter, se félicite Günther Groissböck. Stabilité de la ligne, puissance, couleur me permettent de m’exprimer pleinement dans ce répertoire, mais c’est bien plus que pour mes capacités vocales, c’est dans l’intellectuel, l’émotionnel que je me sens très proche de cette musique, à la fois opéra, théâtre, lied. »

Né en 1976 dans les environs de Vienne, la basse autrichienne se distingue par sa voix harmonieuse, son articulation digne du récitant des Passions de Bach, l’élégance de sa tenue vocale, sa haute exigence envers lui-même, au point que se jugeant incapable de se donner totalement pour ses Wotan à Bayreuth, il a décidé de renoncer en 2020, cinq jours avant la première de La Walkyrie (il a cependant été le Landgrave dans Tannhäuser), ainsi que 2022 pour manque de préparation dû au Covid-19. L’été dernier, il y cependant donné ses premières master-classes, Villa Wahnfried. « J’ai beaucoup apprécié, car on apprend abondamment des échanges professeur-élève. On sait instinctivement, mais quand il s’agit de transmettre on analyse ce que l’on fait surtout dans ce métier où l’on a plus de vingt langues à chanter. » Il y a aussi chanté les Adieux de Wotan dans La Walkyrie en concert. « J’aime Bayreuth, où j’ai débuté en 2011, mais cet été a été si difficile que j’ai préféré faire un ’’Bayreuth Brake’’ jusqu’en 2024, sachant que dans deux ans je serai content de retrouver le Festspielhaus. »

Groissböck a été l’élève de Robert Holle à l’Académie de Vienne, et de José Van Dam, dont il a fait la connaissance à Zürich dans une production des Maîtres Chanteurs où il était le Veilleur de nuit aux côtés du Sachs de la basse belge. « Un jour, il est venu me parler, se souvient-il. Il m’a dit ’’Tu as une grande voix mais tu n’es pas un bon chanteur’’. Il a commencé à m’entraîner de façon suivie et nous avons développé une longue et belle relation. » Le public français le découvre dans Fierrabras de Schubert au Châtelet en 2006 dans une production de Zürich, puis dans le Ring à Strasbourg en 2007 (Fasolt), celui de l’Opéra de Paris (Fafner/Hunding) en 2010 et 2013 - année où il participe au Ring de Genève (Hunding) -, dans Les Maîtres Chanteurs (Veit Pogner) à l’Opéra de Paris en 2016, Parsifal (Gurnemanz) en 2018… Ce mois-ci, il est de retour à l’Opéra de Paris dans la production de Willy Decker du Vaisseau fantôme (1). Célébré pour sa constance vocale et sa noblesse de ton, il sera cette saison Wotan de La Walkyrie à l’Opéra de Vienne. L’Opéra de Paris le programme en 2023 dans un ouvrage slave... Avant, il aura été Banco (Macbeth) au Covent Garden de Londres, Sarastro (la Flûte enchantée) à l'Opéra d'Etat de Munich, le baron Ochs (le Chevalier à la rose) à l'Opéra d'Etat de Vienne, le Commandeur (Don Giovanni) à La Scala de Milan, Philippe II (Don Carlos) à l'Opéra de Wiesbaden…

Bruno Serrou

(Paru dans La Croix datée vendredi 29 octobre 2021)

vendredi 22 octobre 2021

Bernard Haitink, dernier des géants de la génération des chefs d’orchestre nés dans les années 1920 est mort jeudi 21 octobre 2021

Bernard Haitink (1929-2021). Photo : DR

« Je suis un modeste musicien » martelait Bernard Haitink à qui s’aventurait à évoquer avec lui son énorme carrière de chef d’orchestre. Pourtant, aujourd’hui, c’est bien l’un des chefs les plus grands de l’histoire de la musique qui est mort à Londres jeudi 21 octobre 2021… Il avait dirigé son ultime concert au Festival de Lucerne le 6 septembre 2019, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, avec le Concerto n° 4 pour piano de Beethoven avec Emanuel Ax en soliste, et la Symphonie n° 7 de Bruckner.

Derrière la silhouette menue de cet homme discret se cachait un caractère bien trempé qui savait ce qu’il voulait et qui donnait la priorité à la musique, rien que la musique, mais toute la musique. Il faut dire que Bernard Haitink était l’antithèse du gourou, et plus encore du tyran. Il était la modestie-même et convenait n’avoir aucun goût pour le pouvoir. « C’est horrible à dire, mais s’il n’y avait pas eu les abominations de l’Occupation nazie, je n’aurais jamais été chef d'orchestre, remarquait cet homme qui parlait guère. Il y aurait eu des chefs beaucoup plus talentueux que moi. » Peu disert, il ne déployait aucun geste qui puisse griser ou hypnotiser le public. Il privilégiait la concentration, la clarté de l’expression sans effet de manche. Les musiciens savaient qu’ils pouvaient compter sur son sang-froid dans les passages les plus complexes d’une partition, guidés par une gestique sure. Il les faisait jouer avec le maximum de concentration, d’intensité, de liberté. Il adorait les musiciens, qui le lui rendaient bien. Il s’est en effet beaucoup battu seul pour eux, notamment pour l’Orchestre du Covent Garden pendant les travaux du théâtre en 1997-1999 tandis que les musiciens étaient menacés de licenciement, ainsi que pour l’Orchestre du Concertgebouw lors de la crise financière des années 1980. « Il est très important disait-il que les musiciens vous fassent confiance, qu’ils sachent que, le moment venu, vous les défendrez et ne les laisserez pas tomber. »

Malgré cette modestie, le chef hollandais né à Amsterdam le 4 mars 1929 a connu l’une des vies musicales les plus riches de notre temps, se produisant à la tête des orchestres et des institutions les plus prestigieuses au monde (Amsterdam, Boston, Chicago, Berlin, Dresde, Vienne, Londres, Glyndebourne, Salzbourg) tout en se maintenant à l’écart du battage médiatique. Pourtant, ceux qui l’ont vu et entendu diriger garderont toute leur vie le souvenir précieux d’innombrables concerts et son impressionnante discographie qui ont fait l’histoire, Haydn, Mozart, mais surtout Beethoven, Liszt, Wagner, Bruckner, Brahms, Janacek, Mahler, Debussy, R. Strauss, Ravel, Stravinski, Chostakovitch, Britten… Il aura tout dirigé, à l’exception de Bach… jusqu’en 2008, où, à la surprise générale, il a enfin conduit sa première Passion selon saint Matthieu. « Je ne suis pas reconnu comme spécialiste de Bach, disait-il. Je ne l’ai jamais dirigé en Hollande avec le Concertgebouw, parce que les gens qui savaient tout ont décidé que cela revenait à Jochum d’abord puis à Harnoncourt. Ce que j’ai accepté. »

Violoniste formé au Conservatoire d’Amsterdam, puis auprès de Felix Hupka pour la direction d’orchestre, Bernard Haitink commence comme violoniste de l’Orchestre Symphonique de la Radio Néerlandaise tout en suivant les cours du chef allemand Ferdinand Leitner, qui lui confie en 1955 le poste de second chef de l’Orchestre de l’Union des radios néerlandaises. Il se consacre dès lors à la direction, et prend à 31 ans la tête de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d’Amsterdam où il succède à Eduard van Beinum, en association avec Eugen Jochum. Il y reste plus d’un quart de siècle, contribuant à sa notoriété internationale. Il signe notamment une première intégrale des symphonies et lieder de Gustav Mahler qui aura fait date au tournant des années 1960-1970, même si l’on peut considérer ses versions réalisées avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin puis celui de Vienne plus raffinées et contrastées. 

En 1967, Haitink est chef principal de l'Orchestre Philharmoinique de Londres jusquen 1979. En 1968, il y enregistre sa première Symphonie n° 2 "Résurrection" de Gustav Mahler. En 1972, il aborde l’opéra et devient en 1978 directeur musical du festival de Glyndebourne jusqu'en 1988.  De 1987 à 2002, il est directeur musical de l’Opéra royal de Covent Garden. En 1991, il dirige les Noces de Figaro de Mozart au Festival de Pâques de Salzbourg. Il s’est régulièrement produit avec le Symphonique de Londres à partir de 2002, il a été Chef émérite du Boston Symphony Orchestra, Membre honoraire du Philharmonique de Berlin, du Chamber Orchestra of Europe et du Philharmonique de Vienne, directeur musical de l’Orchestre de la jeunesse de l’Union Européenne (1994-1999), de la Staatskapelle de Dresde (2002-2004). En 2006, il accepte le poste de chef principal de l’Orchestre Symphonique de Chicago aux côtés de Pierre Boulez, il devient membre honoraire du Philharmonique de Berlin et chef honoraire de l’Orchestre royal du Concertgebouw d'Amsterdam. Le 10 juin 2018, dans la célèbre salle de ce même orchestre qu’il dirigeait ce soir-là il chutait sur la scène au moment des saluts à l’issue d’une exécution de la Symphonie n° 9 de Mahler. Se remettant plus lentement que prévu, il finit par renoncer à diriger le 6 septembre 2019 au terme d’un concert du Philharmonique de Vienne au Festival de Lucerne.

Immense mahlérien dont il a gravé trois intégrales discographiques (Amsterdam, Berlin, Vienne), Haitink disait craindre pour l’avenir de son compositeur favori. « Mahler est beaucoup trop programmé. Mon inquiétude est qu’il soit joué de plus en plus en force. Quand j’étais jeune et que j’ai commencé à le diriger à Londres, les salles étaient à moitié vides. Maintenant, sa popularité est énorme. Tout orchestre qui veut un triomphe international part en tournée avec l’une de ses symphonies. Mahler a dit : ’’Mon temps viendra.’’ Mais dans un tel contexte, je ne sais pas à quel point il aurait été heureux. »

Peu de chefs ont eu une carrière discographique aussi riche et variée que Bernard Haitink. En plus de cinquante ans, il a enregistré un immense répertoire, principalement pour Universal (Philips, Decca) et Warner (EMI), ainsi que pour des labels d’orchestres (London Symphony Orchestra, Bayerische Rundfunk, Chicago Symphony Orchestra, Dresden Staatskapelle, Radio France)… Ses Haydn, Mozart, Beethoven, Wagner, Bruckner, Brahms, Mahler qu’il remit plusieurs fois sur le métier, Debussy, Richard Strauss, Ravel, Stravinsky, Chostakovitch, Britten… Tout, absolument tout est à connaître.

Bruno Serrou

jeudi 21 octobre 2021

Avec le Haydneum la Hongrie crée son Centre et son festival de musique ancienne, avec le concours de deux institutions françaises et de l’Etat hongrois

Hongrie. Ier Festival Haydneum. Budapest. 4-6 octobre 2021. Müpa, Grande Salle Béla Bartók ; Le Monastère Carmélite, Salle des festivités ; Eglise de l’Université ; Académie Franz Liszt, Salle Solti et Grande Salle. Fertöd, Palais des Esterházy. 7 octobre 2021. Salle des fêtes.

Photo : (c) Bruno Serrou

Royaume où Joseph Haydn, maître du classicisme viennois, a passé plus du tiers de sa vie, la Hongrie vient de créer la fondation Haydneum, avec le concours du Centre de Musique Baroque de Versailles, du Palazzetto Bru Zane et du gouvernement hongrois

Le Danube et la cathédrale Saint-Etienne de Budapest à Buda vue depuis le château de Pest. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour la grande majorité des mélomanes, la musique hongroise commence avec Franz Liszt, pourtant de culture germanique, pour s’imposer au monde au tournant des XIXe-XXe siècles au moment où les pays d’Europe Centrale prenaient conscience de leurs diverses nationalités, pour se cristalliser avec Béla Bartók et Zoltán Kodály, Ernö Dohnanyi pour la composition, ou George Szell et Fritz Reiner pour la direction d’orchestre… Pourtant, malgré l’intégration à l’Empire ottoman (1541-1699) puis à l’Empire bicéphale Austro-Hongrois, la création artistique n’a pas cessé de s’y développer. En matière musicale, les compositeurs hongrois se sont imposés en Europe au XVIe siècle, mais il a fallu attendre le XVIIIe pour assister à sa renaissance sous l’impulsion du classicisme viennois.

Joseph Haydn (1732-1809) statue en pied grandeur nature du compositeur dans le parc du Palais des Esterházydevant l'entrée du théâtre. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est toute cette période de deux siècles (1630-1830) que la fondation Haydneum s'est donnée pour mission de promouvoir et de soutenir à travers la pratique de l’exécution historiquement informée, et de mettre au premier plan les répertoires baroque, classique et du début du romantisme en liaison avec le patrimoine culturel de la Hongrie.

La Müpa, Grande salle Béla Bartók. Photo : (c) Bruno Serrou

Après une dizaine d’années de genèse, sous l’impulsion du claveciniste chef d’orchestre György Vashegyi, directeur-fondateur du Purcell Kórus et de l’Orfeo Zenekar et président de l’Académie hongroise des Arts, et par la volonté et la participation du gouvernement hongrois, qu'est née en 2021 la Fondation Haydneum, Centre Hongrois pour la Musique Ancienne, organisateur en octobre sous son nom de la première édition d’un nouveau festival. Sa mission, la promotion et le soutien de la pratique et de la représentation historiquement informée. « Le travail réalisé en France par le Centre de Musique Baroque de Versailles et par le Palazzetto Bru Zane de Venise est aujourd’hui un modèle pour beaucoup de pays, se félicite Benoît Dartwicki. Nous développons des partenariats avec le Brésil, l’Argentine, les Etats-Unis, le Canada… En 2011, je me suis rendu compte que la Hongrie était un terreau pour la musique ancienne, en assistant à Budapest à une représentation d’Hyppolite et Aricie de Jean-Philippe Rameau joué et chanté par des Hongrois s’exprimant dans un français et dans un style impeccables, préparés et dirigés par György Vashegyi. Nous avons décidé de travailler ensemble pour l’année Rameau en 2014 avec Les Fêtes de Polymnie. Puis ce furent Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne en 2020, Les Abencérages de Cherubini… » 

Christophe Rousset, les Talens Lyriques et le Purcell Kórus salle des festivités du Monastère Carmélite. Photo : (c) Bruno Serrou

Haydneum dispose d’un budget comparable à ses partenaires français, 3,5 millions d’euros dotés par l’Etat hongrois, et entend déployer son festival à un rythme annuel. « Nous voulons mettre évidemment l’accent sur la musique de Joseph Haydn et de son frère Michael, reconnaît György Vashegyi, mais aussi sur des compositeurs moins connus, comme Johann Albrechtsberger, Gregor Joseph Werner, Benedek Istvánffy… L’objectif de la fondation est de poursuivre la revitalisation entreprise depuis cinquante ans du style baroque et de soutenir et l’interprétation de la musique ancienne en Hongrie en stimulant recherches, publications, formations, concerts et spectacles. Notre objectif est de programmer des artistes internationaux pour conquérir des publics à un répertoire exceptionnel dans un festival annuel se déployant à Budapest, Eszterháza et autres sites de Hongrie, et à l'étranger. »

Eglise de l'Université, Purcell Kórus, Budapest Bach Consort, Augustin Szokos (direction). Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi, c’est au cœur du riche patrimoine de Budapest, comme le Müpa (Philharmonie), l’église de l’Université, l’Académie Franz Liszt, le Monastère des Carmélites (siège du Premier Ministre hongrois), et le château Esterháza en présence du prince Antoine II Esterházy, que s’est déroulé le Premier Festival Haydneum. Deux ensembles français étaient invités, Les Talens Lyriques de Christophe Rousset Monastère des Carmélites et le Quatuor Cambini à Esterháza. Le concert d’ouverture s’est tenu dans la grande salle de la magnifique Müpa, la Salle Nationale de Concert Béla Bartók, par Les Purcell Kórus et Orfeo Zenekar (Chœur Purcell et Orchestre Orfeo) dirigés par leur directeur fondateur, György Vashegyi dans un programme d’œuvres de caractère sacré des frères Joseph et Michael Haydn, avec le Te Deum pour l’Impératrice Marie-Thérèse Hob. XXIIIc:2 du premier et la Missa Sancti Francisci Seraphici MH. 826 (1803) du second, entourant le Miserere en si bémol mineur (1780) de Johann Georg Albrechtsberger (1736-1809). Le génie du premier porte aux deux autres un coup de projecteur qui leur donne un tour archaïque, moins à son frère cependant qu’à leur contemporain, qui se répète ad noseum tout au long de sa pièce, que la distribution vocale pourtant de grande qualité (Hélène Guilmette, Marianne Beate Kielland, Bernhard Berchtold et Stephan MacLeod, et le Purcell Kórus) ne parvient pas à transcender. Côté orchestre, les parties solistes des cordes révèlent quelques défaillances, surtout le premier violoncelle qui néanmoins saura amplement rattraper ses défaillances lors du concert suivant. 

Académie Franz Liszt, Salle Georg Solti. Photo : (c) Bruno Serrou

Le lendemain, Monastère Carmélite, le Purcell Kórus s’est associé aux Talens Lyriques et à son fondateur Christophe Rousset pour un programme comprenant le trop court Salve Regina en mi majeur Hob. XXIIb:I en regard du trop long et lancinant oratorio Job (1748) de Gregor Joseph Werner (1693-1766), malgré le plaisir pérenne d’écouter la qualité et la grâce des interprétations de Rousset et de son ensemble ainsi que de l’équipe de chanteurs réunis pour l’occasion (Agnes Kovács, Marton Mitterutzner, Grace Durham, Fabien Hyon, Tamás Tarjányi et Christian Immler. En l’église de l’Université, sous l’intitulé « Nouvelle Génération », ce sont les étudiants des classes de musique ancienne du conservatoire de Budapest, réunis sous l’intitulé Budapest Bach Consort dirigé par Augustin Szokos qui se sont produits avec le Purcell Kórus dans des pages du XVIIIe siècle hongrois, Pál Esterházy (1635-1713), Benedek Istvanffy (1733-1778), Francz Wenzel Zivilhofer (?-1720) et Gregor Joseph Werner. 

Académie Franz Liszt, Grande Salle. Freiburger Barockrchester. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux concerts dans l’enceinte de la mythique Académie Franz Liszt où ont été formé et où ont enseigné les plus grands compositeurs et interprètes de la foisonnante école hongroise et dans laquelle il est impossible d’entrer sans être emporté par la plus vive émotion. Dans la Salle de musique de chambre Georg Solti, la Capella Savaria de l’excellent violoniste Kalló Zsolt a présenté trois œuvres des frères Haydn, le Concerto pour violon en la majeur MH 207 dirigé du violon par le directeur musical de l’ensemble et le Concerto pour flûte en ré majeur MH 15 P. 56 avec en soliste Andrea Bertalan, concert conclu avec énergie par la Symphonie en si b »mol majeur Hob. I:77 de Joseph Haydn. A peine le temps de se retourner, un second concert enchaînait, cette fois dans la Grande Salle de l’Académie Franz Liszt où tant de grands noms de l’histoire de la musique des deux derniers siècles se sont produits. Cette fois, rien moins que l’excellent Freiburger Barockorchester sous la houlette de son directeur artistique, le violoniste Gottfried von der Goltz. Alors que l’on s’attendait à entendre le Concerto pour piano en la mineur op. 85/2 de Johann Nepomuk Hummel, l’on apprenait au début du concert que le forte-pianiste Mihály Berecz était défaillant, et ce fut une symphonie de Mozart qui prit sa place, à la suite de l’ouverture Preciosa de Carl Maria von Weber, suivie par une enthousiasmante Symphonie n° 96 en ré majeur « Le Miracle » Hob. I:96 de Joseph Haydn…

Le Palais des Esterházy à Fertöd. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le moment le plus extraordinaire de cette semaine de musique baroque hongroise a été la journée dans l’enceinte du Palais des Esterházy à Fertöd à quelques kilomètres de Sopron, sur la route reliant Budapest à Vienne. Hélas, le théâtre de Haydn n’a pas été utilisé pour l’occasion, nous n’avons pu que le visiter, tandis qu’une statue de Joseph Haydn grandeur nature, pétrifié matchant et portant d’une partition, en garde l’entrée, figé pour l’éternité, ce qui n’est pas sans susciter une vive émotion. 

Le Prince Antoine II Esterházy salle des fêtes du Palais Esterházy. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est donc dans le salon de musique du château, en présence du prince Antoine II Esterházy, que trois concerts privés exclusivement consacrés à Joseph Haydn ont été proposés à un public volontairement restreint. Le premier a permis d’entendre le forte-pianiste défaillant la veille, Mihály Berecz dans deux Sonates pour piano, en si bémol majeur Hob. XVI:41 et en sol majeur Hob. XVI:40, et ce n’est pas sans regret que nous avons été privé de la belle cantate Arianna a Naxos initialement prévue, cette fois à cause de l’absence de la soprano. 

Le Quatuor Cambini, salle des fêtes du Palais des Esterházy. Photo : (c) Bruno Serrou

Venu spécialement de Paris pour l’occasion, le Quatuor Cambini s’est imposé par leur remarquable prestation dans les Quatuors à cordes op. 50/2 en ut majeur Hob. III:45 et op. 33/5 en sol majeur Hob. III:41, tandis que la soirée et la première édition du Festival Haydneum s’achevaient avec l’Orchestre Orfeo de György Vashegyi et le forte-pianiste Mihály Berecz dans le Concerto pour piano en ré majeur Hob. XVIII:11, tandis que l’orchestre seul donnait la nuit tombée la Symphonie « Le Matin » en ré majeur Hob. I:6… sans doute pour annoncer la deuxième édition du festival…  

Bruno Serrou

Palais des Esterházy, le théâtre de 120 places avec fosse d'orchestre, plateau, cintres et dégagements où officiait Joseph Haydn. Photo : (c) Bruno Serrou

https://haydneum.com.

 

lundi 11 octobre 2021

Compositeur basque d’une extraordinaire érudition, LUIS DE PABLO est mort à Madrid dimanche 10 octobre 2021

Luis de Pablo (1930-2021). Photo : DR

Compositeur basque espagnol citoyen du monde entretenant des relations privilégiées avec l’Allemagne et avec la France, Luis de Pablo est mort. Il avait 91 ans. Authentique humaniste, s’entretenir avec lui était parcourir la vie, le monde et la création dans son infinie diversité.

Né à Bilbao le 28 janvier 1930, Luis de Pablo est avec le Castillan Cristobal Halffter le plus célèbre représentant de sa génération, celle du grand tournant de la musique espagnole au milieu du XXe siècle. Ce Basque d’Espagne était autant poète et savant érudit que compositeur, pédagogue, organisateur. Sa musique est étroitement liée à l’ensemble des disciplines artistiques, plus particulièrement le cinéma, l’architecture, la peinture, la littérature, à laquelle il a envisagé de se consacrer avant d’opter pour la musique, la linguistique. Ses poètes favoris appartiennent à la génération dite des « ’51 », et son épouse était la peintre espagnole Maria Cardenas. Il doit le caractère protéiforme, versatile et désinhibé de sa musique à une éducation sortant des sentiers battus et rehaussée par des études à la faculté de lettres.

Au cours de ces années de formation, qu’il poursuit tout en exerçant le métier d’assureur dans la grande compagnie d’aviation nationale espagnole, ses recherches dans le domaine musical sont associées à des rencontres avec les intellectuels les plus marquants de son temps et à l’étude des sciences humaines, notamment de l’anthropologie et de l’ethnomusicologie. Pourtant, alors même que peu d’artistes possèdent une vision aussi riche et éclectique que la sienne, Luis de Pablo n’a suivi aucun cursus officiel d’éducation musicale. Il faut dire que s’il a eu pour unique professeur Max Deutsch, lui-même disciple d’Arnold Schönberg, autre autodidacte notable qui eut pour seul maître son ami Alexandre Zemlinsky, il a été formé à bonne école grâce à de longs échanges de points de vue avec son maître et à l’étude minutieuse des œuvres de ses aînés, notamment à Darmstadt. Pas de phase de création chez lui, toujours en quête d’un langage spécifique, dont la constance est la volonté d’élargir ses domaines d’expression. « Je me suis rendu à Darmstadt pour y trouver ma propre identité. Je ne me voyais pas dans l’héritage de l'école nationale espagnole qui avait été remarquablement portée par Manuel de Falla et d’autres. J’ai en revanche perçu qu’il me serait possible de puiser dans l’enseignement de Darmstadt ma propre identité. Mais s’il se trouvait un musicologue qui, analysant mes œuvres dès ma première période, repérait une trace de technique sérielle de stricte obédience, je lui offrirais une excellente bouteille de très vieux Xeres. » Avec Pablo, il est tout au plus possible de dessiner une trajectoire partant d’un sérialisme empreint d’éléments aléatoires jusqu’à une synthèse personnelle dans laquelle fusionnent consonance, micro-intervalles, forme libre, métrique complexe et musiques extra européennes.

La musique de Luis de Pablo, autant que ses innombrables lectures et ses écrits tout aussi abondants que sa création musicale, impose sa connaissance encyclopédique des cultures du monde à travers les âges. Tant et si bien que cet autodidacte s’est très tôt tourné vers la pédagogie, et son enseignement a été toujours plus recherché jusqu’à sa mort, du Conservatoire de Madrid jusqu’à Buffalo et Ottawa, et ses textes reçoivent toujours un large écho, particulièrement le fameux Aproximation a una estética de la musica contemporanea publié en 1968 où il présente et analyse la diversité de son propre langage.

Artiste humble et généreux, Luis de Pablo aimait à partager avec l’humour et la joie de vivre qui le rendaient si précieux ses engagements de compositeur dans la cité, d’homme libre face à la dictature franquiste, ses passions pour l’ethnologie, la littérature et les arts plastiques, ses responsabilités d’animateur de la vie musicale espagnole et internationale, d’organisateur d’institutions et de festivals, que ce soit dans les conditions les plus délicates, où il lui aura fallu faire avec une autocratie qui l’avait inscrit sur une liste noire, ou les plus ouvertes, comme le Festival de Lille dans les années 1980.

Compositeur fécond - son catalogue compte plus de cent soixante dix partitions -, Pablo s’illustre dans tous les genres, de la musique soliste jusqu’à l’opéra, en passant par la musique de chambre, pour chœurs, pour ensembles, pour orchestre, vocale et concertante. Depuis quelques années, il se plaisait aussi à reprendre les œuvres de sa période aléatoire, système qui « pose des problèmes d’écriture assez sérieux ». « Ce n’est pas une perte de temps, dit-il. Cela m'aide au contraire à mieux comprendre ce que je fais, et j’estime avoir une responsabilité vis-à-vis de mon œuvre et de ses publics. C’est pourquoi je souhaite la laisser dans l’état le plus parfait possible. »

Luis de Pablo est mort à Madrid dimanche 10 octobre 2021. 

Bruno Serrou

Pour (presque) tout savoir de Luis de Pablo, rien ne vaut son propre témoignage, que l’on peut retrouver en suivant ce lien : https://entretiens.ina.fr/musiques-memoires/Pablo/luis-de-pablo/video?fbclid=IwAR059lb97-wxrC9BZNl7jvku3O5Co2iDYVDigrd4t_uAVaFhYCHpj--9k_I