jeudi 30 juin 2022

Bertrand Chamayou, Jean Rondeau et les 30e Rencontres Musicales d’Evian

Evian-les-Bains (Haute Savoie). La Grange au Lac, église Notre-Dame-de-l'Assomption. dimanche 26 et lundi 27 juin 2022

Rencontres Musicales d'Evian 2022. Photo : (c) Bruno Serrou

Quinze ans après la disparition de Mstislav Rostropovitch pour qui La Grange au Lac a été bâtie, l’esprit du grand violoncelliste demeure sur les hauteurs d'Evian-les-Bains, rive gauche du Lac Léman

Rencontres Musicales d'Evian 2022. La Grange au Lac. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour son ultime édition de directeur artistique des Rencontre Musicales d’Evian, d’abord avec ses compagnons du Quatuor Modigliani puis seul, le violoniste Philippe Bernhard a concocté un riche programme, digne de ce festival créé en 1993 par Mstislav Rostropovitch dans l’extraordinaire salle en bois que lui avait offerte son ami et mécène Antoine Riboud.

Rencontres Musicales d'Evian 2022. La Grange au Lac. Photo : (c) Bruno Serrou

Après une ouverture en fanfare par Daniel Harding et le Sinfonia Grange au Lac inauguré en 2018 par Esa-Pekka Salonen, la salle exceptionnelle à l’acoustique ronde et chaude comme le violoncelle de « Slava », a servi d’écrin à un éblouissant récital de Bertrand Chamayou consacré à deux des compositeurs favoris de ce merveilleux artiste, Franz Liszt, avec une transcription de la « Marche solennelle » de Parsifal de Richard Wagner et cinq pages des Années de Pèlerinage, et Olivier Messiaen, avec deux extraits 20 Regards sur l’Enfant Jésus, un piano dense, somptueusement poétique, vivifiant, exaltant des couleurs au chromatisme ardent, sonnant tel un somptueux orchestre symphonique. En bis, le troisième des compositeurs favoris de Chamayou, Maurice Ravel, avec la Pavane pour une infante défunte et Alborada del gracioso, et pour finir un prélude de Claude Debussy, La fille aux cheveux de lin.

Rencontres Musicales d'Evian 2022. La Grange au Lac, Bertrand Chamayou. Photo : (c) Bruno Serrou

Disciple de Blandine Verlet, Jean Rondeau, qui a commencé le clavecin à 6 ans et n’a abordé le piano qu’à 12 ans, se lance ouvertement dans la composition, ce qui lui permet désormais de jouer ses deux instruments en public. A Evian, il a proposé pour la première fois en une même journée les Variations Goldberg de J.S. Bach sous deux formes. 

Rencontres Musicales d'Evian 2022, église Notre-Dame-de-l'Assomption. Jean Rondeau. Photo : (c) Bruno Serrou

D’abord l’originale en une église Notre-Dame de l’Assomption comble sur un clavecin allemand à deux claviers aux sonorités pleines et rondes, interprétées avec un sens dramatique portant au comble de la spiritualité, respectant l’œuvre jusqu’en ses moindres détails, allant jusqu’à jouer toutes les reprises indiquées sur la partition, investissant l’œuvre avec une profondeur saisissante au risque de friser l’ascèse, habitant jusqu’à de longs silences qu’il ménage avec un sens des contrastes et des dynamiques saisissants, les cent cinq minutes de l’exécution passant sans que l’auditeur s’en rende compte. 

Rencontres Musicales d'Evian 2022. La Grange au Lac. Jean Rondeau et Tancrède D. Kummer. Photo : (c) Bruno Serrou

Ensuite, en création dans La Grange au Lac, les Goldberg qu’il « revisite » avec le batteur Tancrède D. Kummer. « Plus que toute autre, la musique de Bach, dans laquelle il faut éviter de mettre trop d’ego au risque de la perturber alors qu’il estimait que sa musique ne lui appartenait pas, insiste Rondeau pour qui le respect des textes est la condition majeure de sa conception d’artiste, se prête parfaitement à une interprétation contemporaine, l’essence musicale étant si intense qu’il est impossible de la déformer et de la galvauder. » Intitulé Undr, cette adaptation des Goldberg adopte aria, qui l’ouvre et la ferme, durées et structure atomisée, conviant Messiaen, Rachmaninov, Cecil Taylor, l’informatique live, des sections répétitives, piano préparé, clusters… De nombreux solos de batterie façon Kenny Clarke, trop longs et envahissants, trop rarement fondus au son du piano, instrument que Rondeau joue à la perfection. Malgré des passages d’une réelle efficacité, on se demande à quoi bon un tel ouvrage tandis que le cycle de Bach est inépuisable.

Bruno Serrou

vendredi 10 juin 2022

Compte-rendu de lecture : Deux livres-souvenirs des « patrons » de la Philharmonie de Paris, Laurent Bayle et Olivier Mantei

Philharmonie de Paris que Laurent Bayle a fondée et qu'Olivier Mantei anime aujourd'hui. Photo : (c) Bruno Serrou

Inaugurée en grande pompe le 14 janvier 2015 en l’absence hélas de son initiateur Pierre Boulez, qui disparaissait un an plus tard, le 5 janvier 2016, la Philharmonie de Paris, qui a subi une longue genèse truffée d’embuches, a jusqu’à ce jour connu deux directeurs généraux, Laurent Bayle (né en 1951) jusqu’au 31 octobre 2021, et Olivier Mantei (né en 1965) depuis  le 1er novembre de cette même année.

Malgré des parcours différents, les deux hommes sont proches l’un de l’autre, tous deux étant non pas musiciens mais de purs administrateurs, ce qu’ils revendiquent volontiers jusque dans leurs livres, et leurs relations étant plus ou moins celles de maître à élève. Leurs silhouettes comme leurs styles divergent néanmoins, l’aîné étant aussi long et mince que Phil Defer des aventures de Lucky Luke, voix grave, port altier et plus ou moins distant selon la situation sociale et professionnelle de la personne qu’il a en face de lui, le cadet étant plus rond, la voix plus haut perchée et feutrée, plus souriant et d’un contact plus souple, mais tous les deux tout aussi discrets, presque effacés et parlant si bas que leurs interlocuteurs sont souvent conduits à acquiescer ce qu’ils disent sans qu’ils les entende vraiment tant ils chuchotent plus qu’ils parlent, la voix de Laurent Bayle n’ayant jamais été plus audible que sur la bande-annonce de la RATP à l’abord de la station Porte de Pantin-Parc de La Villette dans les rames du tramway de la Ligne 3b qui dessert la Philharmonie…


Laurent Bayle, Une vie musicale (1)

Le livre de Laurent Bayle adopte la forme autobiographique d’ordre chronologique, tandis que celui d’Olivier Mantei suit une ordonnance thématique et regorge d’anecdotes qui constituent l’ossature du propos. Ce qui reflète leurs personnalités respectives. Il faut dire aussi que le premier s’est exprimé dans de grandes structures publiques là où le second a bâti sa propre structure après avoir participé à l’élaboration et à la réputation du chœur Accentus de Laurence Equilbey, avant d’intégrer des institutions déjà existantes.

« Je suis né [à Lyon] en 1951, et je fais partie d’une génération qui se flatte d’avoir vécu Mai 68 »… Ainsi commence Une vie musicale de Laurent Bayle (1). L’auteur n’avait pourtant pas encore 17 ans au moment des événements du printemps 1968, et étant alors en classe de Première, il ne semble donc pas avoir été un adolescent timoré, contrairement à beaucoup de ses contemporains du même âge et dans la même classe qui étaient englués dans leurs études de lycéens. Il convient de rappeler ici que l’auteur est né dans une famille d’ouvriers et avait déjà l’expérience de l’entreprise, passant dès 15 ans ses étés comme manœuvre dans l’usine où son père travaillait. Néanmoins, la découverte de la musique à travers un poste de radio tourne-disque acquis par sa mère et la lecture des poètes ont favorisé son attirance inconsciente pour les arts. En 1969, il a 18 ans, il se rend au Festival d’Avignon, où il découvre l’opéra politique Orden du compositeur italien Girolamo Arrigo mis en scène par Jorge Lavelli. Etudes de sciences politiques, maître auxiliaire en collège, où l’un de ses collègues enseignants lui confie l’administration et la réorganisation de la compagnie Satire de Bruno Carlucci. Une carrière dans le spectacle vivant s’ouvre ainsi à lui par hasard. Il a 26 ans… Mais c’est en 1979 que tout commence vraiment, lorsque le metteur en scène Pierre Barrat lui propose le poste d’administrateur général de l’Atelier du Rhin à Colmar. C’est ainsi qu’il découvre le monde de la musique et de l’art lyrique. L’été 1982, depuis son poste d’observation rhénan, il est informé des intentions du ministère de la Culture de créer un festival de musique contemporaine. Il est rapidement intronisé par le ministre Jack Lang et par les édiles strasbourgeois pour diriger cette structure en devenir, dont la première édition est organisée en septembre 1983. C’est lui qui trouve le nom de Musica, et qui met en place une première programmation autour d’Edgar Varèse à l’occasion du centenaire de la naissance du compositeur français, l’un des pionniers de la musique du XXe siècle. Pour une manifestation qui entendait être prestigieuse, il était recommandé d’inviter Pierre Boulez, figure emblématique de la création contemporaine. Pourtant, celui-ci s’épanche dans les colonnes des Dernières Nouvelles d’Alsace : « Cette boulimie me donne le tournis. Dès que l’on prend un risque, on n’arrive pas à remplir une salle à Paris. On ferait mieux de consolider l’existant que de se projeter dans l’éphémère. »

Laurent Bayle convient dans son livre que le succès de Musica est d’abord dû à une communication particulièrement efficiente, avec des concerts sur le Rhin et sur les canaux, au milieu des vignobles et des champs, un parking du Port du Rhin, un train musical qui traverse l’Alsace… Plus de vingt mille spectateurs assistent à la première édition, trente mille à la deuxième, la soirée dirigée par Boulez réunit à elle seule deux mille personnes… C’est alors que se noue la relation avec le fondateur de l’Ircam, « la personnalité la plus influente du monde musical ». Avant l’été 1986, celui-ci lui demande de le rejoindre et lui confie le poste de directeur artistique de l’Ircam dans la perspective de sa succession. « Vous avez tort, Laurent, lui dit bon prophète Maurice Fleuret, alors directeur de la Musique au ministère de la Culture. Sachez que vous auriez pu me demander n’importe quoi, j’aurais tout fait pour soutenir votre candidature à des fonctions importantes. Là où vous allez, vous n’avez aucune chance de vous exprimer »…

Laurent Bayle. Photo : (c) William Beaucardet / Philharmonie de Paris

Arrivé à l’Ircam fin 1986, Laurent Bayle admet avoir éprouvé la première année beaucoup de mal à se positionner. Mais Pierre Boulez se montre d’une bienveillance extrême. « Devant mon impatience, sa parade est de m’impliquer dans des dossiers sans liens avec mes fonctions. » C’est alors qu’un dimanche de 1990, Boulez lui annonce au cours d’un dîner : « Je veux que nous accélérions ma succession. Il faut qu’elle soit effective au plus tard dans un an. Je suis sûr que vous me comprenez. » Ainsi, fin 1991, Boulez passe le relais à Bayle à la tête de l’Ircam.  « Quelques dents grincent parmi les habitués influencés notamment par Tristan Murail, qui prend la tête d’un petit groupe de réfractaires tentant d’alerter Pierre Boulez sur les risques d’une marginalisation des anciens et d’une perte d’identité. » La réponse de Boulez est sans appel, rapporte Bayle : « Je me réjouis de ce qui s’annonce. J’ai toujours aimé les courants d’air. Ce que l’on perçoit comme une rupture sur le vif dénote à longue échéance une évolution qui permet de préserver une forme de continuité. » Bayle initie une politique de valorisation de l’Ircam par le biais du Festival Agora, qui, en juin de chaque année, sera une sorte de vitrine publique de l'activité de l'Institut, d’un Forum ouvert à plusieurs centaines d’abonnés qui interagissent, testent les outils élaborés par les équipes de chercheurs de l’Institut et partagent en retour leurs expériences, tandis qu’une équipe finalise des études acoustiques à destination de l’industrie. « En assurant sa succession, constate Bayle, Pierre Boulez s’est inscrit dans la durée, montrant que sa perception de l’intérêt collectif dépassait de loin celle de certains de ses pairs. » Mais le rêve de Bayle comme de Boulez d’interdisciplinarité entre l’Ircam et le Centre Pompidou son proche voisin et partenaire financier, reste lettre morte, cette notion étant « une terra incognita » pour le Musée d’Art moderne.

Grâce à Boulez, Bayle se forge non seulement aux « affres de la création » mais aussi au fonctionnement des grandes structures, face notamment à la complexité du Centre Pompidou. Mais aussi en suivant Boulez dans la mésaventure du projet Opéra Bastille dans les années 1980, aux côtés de Daniel Barenboïm et de Patrice Chéreau… avant qu’ils soient tous évincés du fait du prince par Pierre Bergé.

En 2001, le quartier de La Villette dans le XIXe arrondissement de Paris devient « l’épicentre d’une entreprise protéiforme » qui se sera pérennisé en 2021. Depuis l’inauguration de la Cité de la Musique et de sa salle modulable en 1995, une grande structure de concerts est prévue, comme l’envisage Pierre Boulez initiateur du projet. En cette année 2001, Bayle quitte l’Ircam pour succéder à Brigitte Margé, autre proche de Pierre Boulez, au poste de directeur général de la Cité de la Musique. Pour Boulez, ce lieu est « unijambiste ». Il lui manque en effet une partie importante, non seulement une vaste salle symphonique, mais aussi les surfaces indispensables à la pédagogie et à la propagation de la musique auprès du plus grand nombre. « Il faut voir relève Boulez, comment ont évolué les musées pour constater que la vie musicale n’a pas su, en général, s’adapter aux changements de la société. La pratique courante se rattache encore à celle du XIXe siècle. Nous avons donc une cité unijambiste. Etendre l’activité à une grande salle correspond à une nécessité urgente. »

C’est alors qu’un véritable feuilleton s’engage, avec une infinité de péripéties, d’espoirs, de désillusion, d’avancées, de défaites, en fonction des changements politiques, des variations de majorités et de conjonctures, d’autant plus incessants que trois partenaires se disputent les prérogatives, l’Etat, la Région Ile-de-France et la Ville de Paris. Avant que le projet Philharmonie prenne consistance, Laurent Bayle se voit confier les clefs de la Salle Pleyel, salle historique des concerts symphoniques parisiens, dont ceux de l’Orchestre de Paris, et de jazz dont les murs ont été vendus à un groupe privé dirigé par l’industriel Hubert Martigny après la faillite du Crédit lyonnais et qui en a confié la direction à son épouse. Après travaux, les pouvoirs publics confient la direction de la salle à Laurent Bayle, qui procède à sa réouverture le 13 septembre 2006 avec l’Orchestre de Paris dirigé par Christoph Eschenbach, tout en procédant à la réunification de Pleyel et de la Cité de la Musique, tandis que les relations avec l’ancien propriétaire s’enveniment et perdurent un long moment. Huit saisons se succèderont à Pleyel…

La genèse de la Philharmonie est loin d’être un long fleuve tranquille. Entre 1995 et 2015, nombre de gouvernements, de présidents de régions et de maires se succèderont, suscitant divers courants d’airs qui mettent plusieurs fois le projet en péril, s’il n’y avait pas la ténacité de Bayle… La plus grande partie de son livre est évidemment consacrée à la conception, à la réalisation et aux cinq premières années d’exploitation de la Philharmonie. Même le concours avec à la clef le choix du projet architectural de Jean Nouvel ainsi que la construction des fondations du bâtiment planté entre la Cité de la Musique à sa gauche et le boulevard périphérique à sa droite occupent une large place. En fait, le ministre de la Culture le plus positivement engagé aura été Renaud Donnedieu de Vabres « qui assure en privé œuvrer pour que le projet soit officialisé ». Mais il ne reste pas assez de temps pour s’en assurer, et Dominique de Villepin, nouveau Premier ministre, enterre le projet. Du moins dans un premier temps, car en octobre 2005, il convient que Pleyel a constitué une étape absolument nécessaire, mais qu’il lui semble que Paris mérite la construction d’une grande salle », ce dont se félicite le maire de Paris, Bertrand Delanoë. Les tutelles valident « au pas de course » les grandes lignes du rapport que Bayle a adressé cinq ans plus tôt à Catherine Tasca, alors ministre de la Culture du gouvernement Jospin. Même la proposition de diriger l’Opéra de Paris ne détournera pas Bayle du projet, surtout que Boulez l’avertit que « à l’Opéra de Paris, vous en serez très vite réduit au surplace. C’est le mythe de Sisyphe. Vous construirez sur du sable et vous ne laisserez aucune trace. Avec la Philharmonie, vous allez inscrire une emprunte durable. Il n’y a pas photo ». Les statuts de l’association sont déposés le 10 novembre 2006. Le 6 avril 2007 le projet Jean Nouvel est sélectionné. Les difficultés ne s’estompent pas pour autant. Les effets de la crise économique mondiale de 2007-2008 se font durement sentir et les tensions sont palpables. Mais l’arrivée de Frédéric Mitterrand à la tête du ministère de la Culture sauve la mise. Il convainc Nicolas Sarkozy, président de la République, de visiter le chantier en décembre 2009. Il faudra néanmoins attendre mi-novembre 2010 pour que Nicolas Sarkozy lève le veto de Matignon.

Pendant ce temps, les budgets flambent. Au point qu’avec le retour des Socialistes au pouvoir, l’angoisse des équipes de la Philharmonie reprennent, tandis que les tensions avec la maîtrise d’œuvre s’enveniment alors même qu’une date d’inauguration a été planifiée pour le début de 2015. Les relations entre l’Etat et la Ville se délitent, Anne Hidalgo, maire de Paris, reprochant au gouvernement de la contraindre au plan budgétaire. Le point de rupture n’est pas loin. Une réunion avec tous les corps de métier « tourne au cauchemar », les derniers jours sont « apocalyptiques. Rien n’est prêt », et Jean Nouvel est furieux de constater que son œuvre ne sera pas totalement achevée le jour de l’inauguration à laquelle il décide de ne pas assister… Pourtant, la salle de la Philharmonie sonne enfin, faisant entendre le 14 janvier 2015 à 20h30 le Chœur et l’Orchestre de Paris avec de nombreux solistes prestigieux, en présence du président de la République, François Hollande, et de deux mille spectateurs, mais en l’absence de Pierre Boulez, dont l’état de santé, devenu précaire, l’empêche de découvrir cette salle qu’il a tant désirée…

Laurent Bayle énonce dans la dernière partie de son livre les projets qu’il a mis en place pendant les cinq premières années d’exploitation de la Philharmonie, dont il a donné le nom de son mentor à la grande salle, qui devient « Salle Pierre Boulez », la situation de l’institution dans le concert mondial des grandes salles de concert, la fusion des structures Philharmonie de Paris-Orchestre de Paris, il défend sa programmation, qui donne non seulement la majorité de ses rendez-vous à la musique classique et savante, mais aussi au jazz et aux musiques populaires, jusqu’au rap ce que d’aucuns jugent démagogiques mais qui, assure-t-il, permet de financer les programmes les plus exigeants et complexes, la création des orchestres de jeunes Démos, qui sont aujourd’hui plus d’une cinquantaine dans toute le France, la Philharmonie des Enfants pour les jeunes de 4 à 10 ans, les expositions… « L’école est au centre du jeu, conclut-il. Il lui appartient de contribuer au développement des jeunes en exerçant leur esprit critique et en inscrivant plus sérieusement les cours d’éducation à l’art dans ses programmes. A ses côtés, avec elle, notre rôle est de privilégier l’éducation par l’art, ce qui induit quelques figures imposées : d’abord, réaffirmer dans nos médiations le primat de l’imaginaire, du sensible ; ensuite ne pas nous épuiser dans des animations superficielles, mais renforcer notre implication dans des projets de long souffle, bien conçus et ambitieux, à même de tisser des liens entre des temporalités et des mondes distincts. »

A noter enfin les portraits que Laurent Bayle brosse des artistes qui ont compté tout au long de sa vie entre chaque étape de sa carrière qu’il énonce dans le cours de sa chronologie et qui la ponctuent : Robert Wilson et Georges Aperghis (Deux visions de la modernité), Pierre Henry, Philippe Manoury, Daniel Barenboïm, Laurence Equilbey, Pierre Boulez, Jean Nouvel, Pascal Dusapin et Khatia Buniatishvili, à qui il associe le footballeur Lilian Thuram, marraine et parrain de Démos…


Olivier Mantei, Dessous de scène (2)

L’ouvrage d’Olivier Mantei est d’une teneur toute autre. Mais il convient tout d'abord de rappeler que, outre leur proximité, les deux hommes ont en commun une profonde connaissance de l’univers de la création contemporaine et nombre d’amitiés artistiques parmi lesquelles celle qu’ils entretiennent avec la chef de chœur désormais cheffe d’orchestre Laurence Equilbey.

Né à Nantes en 1965, docteur ès Lettres et musicologue, Olivier Mantei a commencé sa carrière d’administrateur dans le secteur de la musique à la suite de sa rencontre avec Laurence Equilbey, qui lui confie en 1993 le développement du chœur de chambre Accentus qu’elle vient de créer. Peu après, il ouvre un studio de répétitions et d’enregistrements, et devient en 1998 et pendant dix ans producteur à la tête de sa propre agence, Instant Pluriel, avec laquelle il programme la saison musicale du théâtre des Bouffes du Nord, structure La Chambre Philharmonique d’Emmanuel Krivine, produit des spectacles lyriques, noue des liens étroits avec des compositeurs comme Philippe Manoury, Pascal Dusapin, Alexandre Desplat, Franck Krawczyk, et devient l’agent artistique d’interprètes tels Alain Planès, Marc Coppey, Vanessa Wagner. Il élabore également des projets avec Laurent Bayle pour la Cité de la Musique comme la Biennale d’Art vocal. En 2000, Peter Brook, directeur des Bouffes du Nord, lui confie l’administration de son théâtre et de sa compagnie, jusqu’à sa nomination à l’Opéra Comique en 2007, d’abord comme directeur adjoint à la demande de Jérôme Deschamps, puis comme directeur délégué jusqu’en 2015, enfin comme directeur général jusqu’à sa prise de fonction le 1er novembre 2021 à la tête de la Philharmonie de Paris, où il succède à Laurent Bayle, fondateur de la structure. A l’instar de ce dernier, l’auteur de Dessous de scène est l’un des moteurs de la démocratisation de la musique, mais avec une prédominance pour l’art lyrique, du moins jusqu’à sa prise de fonction à la Philharmonie de Paris…

Ce rappel biographique en liminaire de ce qui suit pour remémorer le cheminement d’Olivier Mantei, qui, contrairement à Laurent Bayle, n’évoque pas sa carrière mais des souvenirs épars qui lui viennent au fil de la plume sous forme d’anecdotes et de réflexions autant philosophiques que pragmatiques sur ses métiers et ses rencontres les plus marquantes. Revenant essentiellement sur ses années à la direction du théâtre des Bouffes du Nord et de la Salle Favart menées pour la plupart en parallèle, il évoque les moments-clefs que constituent l’élaboration de spectacles, les rencontres avec les artistes, les conventions qu’il convient systématiquement de transgresser, les moments de pure émotion que Mantei aborde de façon parfois touchante.

Revenant non sans humour et avec un sens de l’analyse franc et sans fioriture sur les divers sujets liés à l’opéra sur un ton faussement badin, à tous les niveaux de la conception d’un spectacle jusqu’aux jauges des plateaux, des fosses et des salles, et aux servitudes notamment la quantité de places réservées à la presse, cet ouvrage, qui se présente telle une succession d’arie d’opéra est aussi un hymne à la gloire du théâtre lyrique, avec ses petits drames et ses grandes joies, ses relations avec les tutelles qui sont loin d’être sereines, avec les artistes et le public, qu’il convient non seulement de séduire, de convaincre et de combler, mais aussi d’élargir avec des projets pédagogiques s’adressant à toutes les classes d’âge et sociales. « Le comble de l’opéra c’est d’être étatique sans être nationalisé. Placé souvent sous la double tutelle des ministères du Budget et de la Culture, il fait l’objet de déchirements internes. Même notre Très Humble et Très Obéissant Serviteur [Ndr : c’est ainsi qu’avait signé sa convocation en vue de la nomination de Mantei à Favart le conseiller maître de la Cour des comptes] n’est pas à un paradoxe près. Il salue le bon travail d’ouverture à l’Opéra Comique, vers de nouveaux publics, plus jeunes, plus diversifiés, et recommande pareillement une augmentation des tarifs qu’il juge trop bas. […] Mais il n’est jamais question d’excellence artistique. » Alors que les théâtres lyriques français, au lieu de penser économie d’échelle, se disputent les prérogatives des premières de productions nouvelles, Mantei est l’un des premiers à relever les dangers de cette politique. « Chaque maison d’opéra devrait être contrainte par les tutelles à ne présenter une nouvelle production que lorsqu’elle est proposée par au moins trois ou quatre autres institutions ; pour mutualiser les coûts, élargir l’audience, améliorer la part de financement public dans le budget de création, optimiser le résultat artistique, investir d’autant plus dans les enjeux sociétaux et environnementaux, et donner une espérance de vie plus longue à chaque projet. […] Neutraliser le leadership de la production déléguée et exécutive qui donne l’autorité et la primauté à l’une des maisons dans le cas d’une coproduction. » Quant au prix d’une place à l’opéra, Mantei considère à juste titre que « l’enjeu social compte plus aujourd’hui que l’enjeu économique ». 

Olivier Mantei. Photo : (c) William Beaucardet / Philharmonie de Paris

Parmi les anecdotes, sans compter celles avec Peter Brook, William Christie, Pascal Dusapin, Francesco Filidei, Isabelle Huppert, Michel Piccoli, Raphaël Pichon, Joël Pommerat, Claude Régy, ainsi qu’avec Carmen, héroïne emblématique de la salle Favart, il se trouve celle des deux accès du bureau du directeur de l’Opéra Comique qui lui permettent d’aller facilement de cour à jardin et de rejoindre la corbeille par une porte quand un conseiller maître s’en va de l’autre, celle de la loge Elysée et de la loge de Choiseul, cette dernière toujours propriété de l’indivision des héritiers du Duc de Choiseul, qui, par lettres patentes et conventions conclues en 1781, concéda à Louis XVI le terrain qui permit l’édification de la Comédie Italienne qui allait devenir l’Opéra Comique. A la réouverture après travaux de Favart en 2015, il s’avéra qu’une colonne d’aération avait amputé ladite loge, et il fallut négocier avec le représentant de la succession Choiseul pour « aboutir à un accord historique ». « J’étais soulagé d’avoir préservé le sens de l’histoire en apportant une nouvelle pierre à l’édifice. Le spectacle pouvait commencer et le rideau se lever… »

Vers la fin de son livre, Mantei aborde la période difficile que fut celle de la pandémie de la Covid-19, et le « nouveau paradigme qui nous élève vers le ciel, - présentiel, distanciel, essentiel -, nous nous confinons sur nous-mêmes », écrit-il, tout en se félicitant que « pas un seul cas d’infection [se soit présenté] en trois mois d’activité intense avec plus de cent cinquante artistes et techniciens travaillant ensemble dans la maison chaque jour », ainsi que du succès des diffusions des créations en live sur les plateformes audiovisuelles qui ont mobilisé en un trimestre l’équivalent du public que la Salle Favart réunit physiquement dans ses murs pendant dix saisons…

En guise d’épilogue, Mantei revient sur le dernier concert le 12 décembre 2011 de Gustav Leonhardt avec qui il a entretenu des relations de confiance au point qu’ils traitaient tous deux en direct programmes et conditions. « C’est dans la douleur qu’il parvient difficilement à exécuter la vingt-cinquième des Variations Goldberg de Bach, dont le dernier sol enfoui dans les graves semble durer ce soir-là une éternité. Un dernier sol qui fait écho à l’ultime son de cloche de la Cantate apocryphe 53, Sonne donc heure bénie. Une dernière touche en guise de glas. »

Mantei aborde aussi la question de la création contemporaine, la première de ses préoccupations car située dès le début de sa carrière. « La création lyrique du XXIe siècle a besoin d’espaces, de temps, d’expérimentation, de nouveaux publics et de moyens, tandis qu’elle semble vouloir se débarrasser de ses névroses (complexe de la popularité, obsession de la postérité, perversion narcissique de l’exemplarité), au moment même où elle se libère de ses vieux démons et qu’elle se décloisonne, la voici menacée plus que jamais. » Et d’avertir que ne pas prendre le risque aujourd’hui d’un scandale peut amener à prendre celui de l’immobilisme, ou du consensus qui en matière d’art est un non-sens. Une création contemporaine qui est aussi affaire de cœur. « Elle a produit ces dernières années quelques chefs-d’œuvre encore inconnus du grand public, elle interroge notre monde, nos identités, notre histoire, nos misères et nos passions, mais contrairement aux idées reçues, elle peut nous émouvoir. Et pourtant la disparition de la mélodie et de la tonalité, la multiplicité des nouveaux langages, les bouleversements technologiques, les théorisations hermétiques, les joutes verbales entre anciens et modernes ont aiguisé les méfiances, les caricatures, les paresses et renforcé un point de rupture entre l’auditeur et le compositeur. » A qui la faute ?, s’interroge Mantei, qui répond « A Ludwig van Beethoven… pour n’en citer qu’un »…

Bruno Serrou

1) Laurent Bayle, Une vie musicale (Editions Odile Jacob, 352 pages, 23,90 €). 2) Olivier Mantei, Dessous de scène, histoire d’opéra (Editions de L’Arche, 112 pages, 15 €)


jeudi 2 juin 2022

Richard Strauss, le Genwandhausorchester de Leipzig et Andris Nelsons dans tous leurs éclats

Paris. Philharmonie. Salle Boulez. Lundi 30 et mardi 31 mai 2022

Andris Nelsons dirige le Gewandhausorchester Leipzig. Photo : (c) Gewandhausorchester Leipzig

Entendre l’œuvre de Richard Strauss jouée par le Gewandhausorchester de Leipzig s’est avéré une expérience passionnante. En effet, le célèbre orchestre saxon est depuis toujours le rival de l’orchestre straussien par excellence d’un cité distante de cent vingt kilomètres, la Staatskapelle de Dresde, qui est aux deux Richard, Wagner et Strauss, ce qu’est Leipzig à Mendelssohn-Bartholdy et Schumann, sans parler de J.S. Bach…

Parallèlement à la publication d’un coffret Richard Strauss de sept CD (1) de musique d’orchestre avec les deux phalanges dont il est le chef titulaire, le Boston Symphony Orchestra et le Gewandhausorchester de Leipzig, Andris Nelsons a consacré deux programmes à Richard II (comme se présentait Richard Strauss lui-même en renvoyant à son aîné Richard I, Wagner) dans le cadre d’une tournée européenne qui s’achevait à la Philharmonie de Paris les deux premiers de cette semaine. L’orchestre étant en tournée, afin de faire participer tous les titulaires de l’orchestre, les pupitres ont changé pendant les entractes, non seulement les solistes mais aussi parmi les tuttistes.

A 43 ans, le chef letton, compatriote et disciple de l’immense Mariss Jansons disparu beaucoup trop tôt, excelle dans l’exécution des grandes fresques. La somptueuse formation saxonne, qui est aussi celle de l’Opéra de Leipzig, confirme sous sa direction sa position parmi les leaders dans la hiérarchie des plus grands orchestres symphoniques internationaux. L’écoute de Nelsons est immense et sa gestique économe, répondant en cela à l’un des dix commandements établis par Richard Strauss à l’intention de ses jeunes confrères, « ce n’est pas à toi de suer mais au public ». Nelsons donne quant à lui l’impression de laisser une grande latitude de liberté à ses musiciens, qui regardent cependant avec attention le moindre signe, le plus petit geste de sa part.

Ce qui fascine avec ce duo chef/orchestre est la plastique extraordinaire de la pâte sonore, la qualité fantastique des alliages de timbres, avec des instruments fort éloignés dans leurs sonorités qui parviennent à fusionner dans leurs couleurs et dans leur pâte au point que l’on ne distingue plus lequel conclut sa phrase et lequel prend le relais entre bois et cuivres, cuivres et cordes, cordes et bois, et au sein même de chaque famille entre les plus aigus et les plus graves. L’on goûte à tout instant la beauté inouïe de la phalange leipzigoise, dans le premier programme avec un Don Juan d’après Lenau de braise au sein duquel le duo d’amour saisit par sa bouleversante sensualité, tandis que le célèbre Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra) ouvert par de flamboyantes trompettes aux sonorités charnues de l’instrument à palettes, et conclu sur un pianissimo s’éteignant comme à regret jusqu’à un long silence, avec en son centre le merveilleux solo du Concertmaster, le tout emportant l’auditeur sur les cimes grâce à l’exceptionnelle onctuosité de la palette sonore d’une richesse et d’un diversité proprement prodigieuse. Entre les deux poèmes symphoniques était programmée la plus rare Burleske pour piano et orchestre, partition de jeunesse dans laquelle Strauss a eu l’ingénieuse idée d’exposer d’entrée le thème moteur, non pas au piano mais aux timbales et sur lequel repose l’œuvre entière et qui sert d’assise aux interventions du clavier. Magistral de simplicité virtuose, Rudolf Buchbinder en a exalté les sonorités éblouissantes de lumière et de puissance. En bis, le pianiste allemand a donné une transcendante paraphrase des Soirées de Vienne de Johann Strauss Jr.

Le second concert a été tout aussi remarquable. Le trop rare et pourtant somptueux et dramatique premier vrai poème symphonique de Richard Strauss, Macbeth d’après Shakespeare, a atteint l’auditeur tel un coup de poing dans l’estomac par sa violence exacerbée. Pour apaiser son public, Andris Nelsons a proposé l’une des Suites du « Rosenkavalier » réalisée par le compositeur dont il a proposé une interprétation flamboyante, au risque dans les tutti fortissimi de saturer l’espace au point de rendre impossible la distinction des voix de l’orchestre, mais donnant une pulsion dynamique et foisonnante aux valses et une poésie envoûtante à la transcription pour orchestre seul du trio final que l’on eut souhaitée sous cette forme aussi plus développée, à l’instar de ce que reprochait Pauline Strauss à son génial époux pour la forme originelle... Ce second concert s’achevait sur l’immense poème symphonique autobiographique Ein Heldenleben (Une Vie de Héros) à couper le souffle, éblouissante d’ardeur, de fougue, de tendresse, de brio et de brillant d’un orchestre de feu d’une fantastique ductilité.

Mais pour quelles raisons les salles n’ont-elles pas été combles ? Surtout, au nom de quoi nombre de spectateurs sont-ils partis le premier soir dès la fin de la prestation du pianiste allemand, qui remplaçait la pianiste chinoise Yuja Wang, sans attendre l’exécution de Zarathoustra, pourtant la plus populaire des partitions de Richard Strauss ?...

Bruno Serrou

1) 7 CD DG