vendredi 24 novembre 2017

Schönberg et la Voix

Arnold Schönberg (1874-1951). Photo : DR

« Quand on peint, écrit Arnold Schönberg* en 1930, on met ce qui est important au premier plan, et on laisse le reste à l’arrière-plan. Dans la musique lyrique, l’orchestre ne saurait être qu’à l’arrière-plan et celui qui le fait passer au premier plan a certainement tort. Il est indiscutable que ce qui est à l’arrière-plan peut aider à accuser le caractère d’unité de ce qui est au premier plan, mais, toutes proportions gardées, la règle est en tout cas celle-ci : le premier rôle doit être donné au chanteur. Et j’ajoute : il faut surtout que le chanteur chante ! Le chanteur ne doit pas déclamer, mais bien chanter. Et quand il chante, les mots ne comptent plus ; il n’y a plus que de la musique, avec une voix qui chante ; les mots ne sont plus qu’un accompagnement. En sorte que ce qui se dit doit être écrit en fonction des exigences de ce qui se chante. Le chant parlé n’est pas du chant plus de la parole, ce n’est ni du chant ni de la parole. »

Arnold Schönberg (1874-1951), autoportrait. Photo : (c) Arnold Schönberg Center

Phrases étonnantes de la part d’un compositeur qui, plus encore que Claude Debussy dans Pelléas et Mélisande, a permis à la voix de s’exprimer en musique quels que soient registres et modes d’expression, du parlé au chanté, en passant par les diverses formes intermédiaires. C’est pourtant avec le récit du narrateur dans les Gurrelieder, partition conçue au tournant du siècle mais achevée en 1911, qu’il avait amorcé cette évolution.

L’une des grandes préoccupations de Schönberg fut la réforme de la langue et de la grammaire musicales, tant du point de vue technique qu’expressif, instrumental que vocal. Alors que dans le domaine du lied, il ne cessa de s’appuyer sur les vers des autres, à la scène comme dans ses œuvres chorales il est la plupart du temps l’auteur des textes qu’il met en musique. Dans ses lieder, une centaine en tout, l’écriture vocale s’oriente toujours davantage vers la déclamation, cela dès les Deux lieder op. 1 de 1897-1898, ce qui ne pouvant que le conduire au théâtre qui se consommera sous deux formes, l’une représentée par  Erwartung op. 17 en 1909, l’autre par Pierrot lunaire op. 21 en 1912. Mais c’est sur les Quinze poèmes du « Livre des jardins suspendus » op. 15 de 1908-1909, page capitale de la période expressionniste de Schoenberg, que se présente une nouvelle forme d’écriture vocale, tant par le style, qui se situe entre récitatif et arioso, que par les registres sollicités, entre le médium souvent de faible intensité et l’aigu plus « chanté » et forte, expressivité annonçant la ligne vocale d’Erwartung composé peu après. 

Affiche de la création de Pierrot lunaire, le 16 octobre 1912

Trois ans plus tard, c’est Pierrot lunaire, œuvre emblématique de la Seconde Ecole de Vienne composée à la demande de l’actrice Albertine Zehme. Cette commande engendra la singularité du Sprechgesang ou « parlé-chanté » qui allait faire couler beaucoup d’encre, à commencer par la préface du compositeur lui-même à sa partition qui n’a guère contribué à éclaircir la question de l’interprétation : faut-il chanter ou parler Pierrot lunaire ? Cette idée du Sprechgesang était présente dès les Gurrelieder et le sera dans Die glückliche Hand (La main heureuse) op. 18 (1910-1913), mais Schönberg reviendra souvent sur le fait que « les mélodies chantées de Pierrot lunaire doivent être équilibrées et modulées d’une manière entièrement différente des mélodies parlées ». « Vous déformeriez tout à fait l’œuvre, ajoutait-il, si vous la faisiez chanter, et chacun aurait raison de dire : on n’écrit pas ainsi pour le chant ! » Il est également significatif que Schönberg n’ait que fort peu composé de lieder selon la technique dodécaphonique, les seules exceptions notables étant le « Sonnet » de Pétrarque de la Sérénade op. 24 (1920-1923) et les Trois Lieder op. 48 de 1933.

Dans son œuvre chorale, qu’elle soit destinée à des amateurs ou à des professionnels, Schönberg, également auteur de la grande majorité des textes qu’il met en musique, s’attache principalement à la confession (La main heureuse, Moïse et Aaron) ou à la traduction de ses intimes convictions religieuses, au risque que de grandes pages restent inachevées, Israel Exists Again (1949), le Psaume moderne op. 50 C (1950), et surtout Die Jakobsleiter (L’Echelle de Jacob, 1917-1922) et Moïse et Aron (1930-1932), originellement conçu oratorio avant de devenir opéra, deux ouvrages qui occupent une place centrale dans son œuvre. D’où l’nécessité de préserver l’intelligibilité du texte, avec un recours fréquent au récitant, ou la confrontation entre parlé et chanté dans L’Echelle de Jacob comme dans Moïse et Aron.

Enfin, dans ses quatre opéras, Schönberg s’intéresse tour à tour à la psychanalyse dans le monodrame Erwartung (Attente), à l’onirisme et à la condition de l’artiste dans le drame en musique La main heureuse, ces deux opéras ayant pour « dénominateur commun » l’élément « temps », à la « conversation en musique » dans Von heute auf morgen, « véritable théâtre musical », et à l’impossible dialogue entre les êtres traduit par l’opposition chanté/parlé dans Moïse et Aaron. « Wagner, écrivait encore Schönberg en 1930, nous a montré comment édifier une partie vocale à partir d’éléments assez souples et malléables pour que nous puissions toujours en tirer une forme synthétique intelligible dans un ensemble ou des formes que nous puissions répéter constamment, en utilisant par exemple une disposition strophique ou des structures parallèles du même ordre. Notre outil est ici l’art de la variation, guide inégalable tant du compositeur que de l’auditeur. »

Bruno Serrou

* Compositeur, pédagogue, Arnold Schönberg était également peintre. Il avait été l’élève de Richard Gerstl et l’ami de Wassily Kandinsky.



Pierrot et ses fils


Igor Stravinsky, qui avec le Sacre du printemps, aura marqué le XXe siècle tout autant que Schönberg avec Pierrot lunaire op. 21 mais sans susciter d’héritage, prendra exemple sur les mélodrames de son aîné pour écrire ses Trois Poésies de la lyrique japonaise (1912-1913). Mais il s’agissait davantage pour Stravinsky, face aux excès de l’orchestre du Sacre composé au même moment, d’emprunter la structure de l’ensemble instrumental – cinq musiciens jouant de huit instruments, chacune des vingt et une sections usant de combinaisons différentes –, dont la Symphonie de chambre op. 9 du même Schönberg constituait une étape capitale de transition dans l’histoire de la musique du siècle finissant. Pierrot lunaire introduit en outre une façon inédite d’envisager la nature de la polyphonie conçue en relation étroite avec le dessein expressif. Invité par Schönberg à la quatrième représentation berlinoise de Pierrot lunaire, Stravinsky a rendu ainsi hommage à la réussite incontestable du résultat sonore. Annoncé côté français par la Chanson perpétuelle (1898) pour voix, piano et quatuor à cordes de Chausson, on retrouve les retombées de Pierrot lunaire dans les Trois Poèmes de Mallarmé (1913) de Ravel et, plus encore, dans ses Trois Chansons madécasses (1925-1926), Maurice Delage concevait ses Quatre Poèmes hindous (1912-1913) pour soprano, quatuor à cordes, cinq instruments à vent et piano, la première mélodie étant dédiée à Ravel, la quatrième à Stravinsky, qui dédia à son tour à Delage la première de ses Poésies de la lyrique japonaise. Anton Webern sut tirer les conséquences d’un tel ensemble dans ses Lieder op. 14 et op. 15 (1917-1922), tout comme Pierre Boulez dans Le Marteau sans maître (1953-1955), alors que Luciano Berio saura porter le modèle schönbergien à son summum.

B. S.

mercredi 22 novembre 2017

La somptueuse mise en scène de Patrice Chéreau de «De la maison des morts» de Janáček enfin à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra de Paris-Bastille. Samedi 18 novembre 2017

Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

Voilà dix ans, le Festival de Vienne (Wiener Festwochen) créait l’événement en reconstituant pour De la maison des morts de Leoš Janáček (1854-1928) le trio Pierre Boulez/Patrice Chéreau/Richard Peduzzi qui a marqué à jamais l’opéra moderne avec la production du centenaire du Festival de Bayreuth avec le Ring (1976-1980), et avec Lulu d’Alban Berg à l’Opéra Garnier en 1979. En reprenant la légendaire production de De la maison des morts, qui a pour cadre le goulag, celui des tsars décrit par Dostoïevski, mais aussi celui de 1927, année de la composition de l’ouvrage dix ans après la révolution bolchévique de 1917 et trois ans de dictature stalinienne, grande pourvoyeuse des camps, l’Opéra de Paris est en pleine actualité historique.

Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

C’est en 1988 que l’œuvre testament du compositeur morave a franchi le seuil de la première scène lyrique française, la même saison que Kat’a Kabanová réalisé par Götz Friedrich. Mais, contrairement à ce dernier qui eut droit au palais Garnier avant Bastille où il s’est maintenu jusqu’en 2001, De la maison des morts dut se contenter de la salle Favart, beaucoup trop exiguë pour lui, si bien qu’il disparut aussitôt, malgré les qualités incontestables de la mise en scène du cinéaste allemand Volker Schlöndorff. En 2005, Bastille présentait une nouvelle production, cette fois venue de Salzbourg et mise en scène par Klaus Michael Gruber.

Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

L’Opéra de Paris présente enfin la légendaire approche de Patrice Chéreau, décédé le 7 octobre 2013 (voir https://brunoserrou.blogspot.fr/2013/10/mort-de-patrice-chereau-lhomme-qui.html). Cette poignante approche a été créée en 2007 à Vienne, avant d’être reprise à Amsterdam, Aix-en-Provence, Berlin et proposée sur support DVD (1). Malgré l’absence des magiciens Boulez et Chéreau, et même s’il y manque l’intimité du regard pénétrant du second porté sur les protagonistes de De la maison des morts, leur esprit est là, tant l’aboutissement scénique et musical de ce huis clos est toujours est inouï. L’on retrouve dans ce spectacle la synthèse de la pensée de Chéreau centrée à l’opéra sur le travail d’acteur qu’il obtenait de bonne grâce des chanteurs, non seulement un investissement physique mais aussi une intériorité de jeu fondé sur la psychologie. 


Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

Sans héros central, l’ouvrage de  Janáček plonge dans une communauté d’hommes d’une profonde humanité malgré la finalité du goulag qui consiste à réduire les détenus à l’état de non-être, un univers carcéral que Fiodor Dostoïevski, comme Alexandre Soljenitsyne plus tard, a vécu de l’intérieur et que Janáček le russophile a si brillamment mis en musique.

Leoš Janáček (1854-1928), De la maison des morts. Photo : (c) Elisa Haberer/Opéra de Paris

Dans le décor particulièrement oppressant de Richard Peduzzi aux apparences de froid béton en constante évolution finissant en long couloir d’hôpital avant que mur du fond s’ouvre sur un espace infini, Chéreau affermit les individualités des seize acteurs et des dix-neuf chanteurs, chacun étant doté d’une puissante personnalité. Ce qui donne une fluidité confondante à une action faite de plusieurs récits sans relations autres que le cadre pénitentiaire. Au sein de cette communauté, un somptueux chœur de l’Opéra de Paris, une fascinante performance des vieux routiers que sont Willard White (Alexandre Petrovitch Goriantchikov) et Graham Clark (le vieux prisonnier), mais aussi Eric Stoklossa (Aleïa), Štefan Margita (Louka Kouzmich), Peter Straka (le grand prisonnier), Vladimir Chmelo (le petit prisonnier), Peter Mattei (Chichkov), pour ne citer qu’eux… Dans la fosse, un autre proche de Chéreau, Esa-Pekka Salonen, qui dirige de façon plus âpre que Pierre Boulez tout en ménageant des contrastes saisissant et une clarté constante.

Bruno Serrou

Opéra Bastille jusqu’au 2 décembre. www.operadeparis.fr. Exposition Patrice Chéreau, palais Garnier jusqu’au 3 mars 2018. Studio Bastille projection des sept mises en scène d’opéra de Chéreau jusqu’au 26 novembre. 1) 1 DVD DG