mercredi 29 février 2012

CD : Renée Fleming chante Ravel, Messiaen et Dutilleux



La soprano états-unienne Renée Fleming propose dans ce nouveau disque-récital avec orchestre un programme original et plutôt courageux pour une diva d’un tel renom, et remarquablement conçu autour de la mélodie française d’un siècle entier, associant dans l’ordre chronologique trois grands compositeurs à l’évidente filiation, qui partagent une fluide transparence des textures de l’orchestration, d’une suave et limpide sensualité.
Dans Shéhérazade (1903) de Maurice Ravel (1875-1937) la concurrence est sévère. Quantité de cantatrices, et pas des moindres, se sont attachées à ce cycle de trois mélodies qui se placent dans la mouvance à la fois de l’Orient de Rimski-Korsakov par les couleurs et les timbres alanguis, de Claude Debussy par la déclamation libre s’appuyant sur des vers à la rythmique dégagée et par la fluidité orchestrale, mais aussi de Wagner par la longueur des phrases et la liberté de la forme, tout en restant infiniment ravélien dans ses modulations vives et scintillantes. Le tout est d’une beauté épanouie et sensuelle, à l’instar des trois appels au « vieux pays merveilleux » qui ouvre le cycle sur un premier poème de Tristan Klingsor (1874-1966), Asie. Moins courus en revanche les neuf Poèmes pour Mi qu’Olivier Messiaen (1908-1992) a dédiés à sa première épouse, Claire Delbos, qu’il surnommait Mi. Pour ce cycle, le compositeur a écrit lui-même les textes où il glorifie le sacrement du mariage et chante les états d’âme d’un jeune marié. Directement composés pour la voix de soprano dramatique et grand orchestre (4 flûtes 3 hautbois, 2 clarinettes, 3 bassons, 4 cors, trompettes et trombones par 3, tuba, 3 percussionnistes, cordes divisi), les Poèmes pour Mi ont été créés à la Spirale le 28 avril 1937 par Marcelle Bunlett et l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire dirigé par Roger Désormière. L’écriture est d’une grande liberté stylistique, sans barres de mesure, le langage modal, les rythmes irréguliers suivant les fluctuations naturelles de la langue, la ligne vocale alterne psalmodie, plain-chant et vocalises. De huit ans le cadet de Messiaen mais à la tête d’une production infiniment moins prolifique que son aîné, Henri Dutilleux (né en 1916) a composé ses premières mélodies en 1954 pour baryton et piano orchestrée ultérieurement, avec les Deux Sonnets de Jean Cassou extraits des Trente-trois Sonnets composés en secret par le poète de la Résistance Jean Cassou (1897-1986). Commencé plus d’un demi siècle plus tarde et achevé en 2009, l’ultime cycle vocal de Dutilleux à ce jour, Le Temps L’Horloge a été composé pour Renée Fleming à la suite d’une rencontre dans les studios de Radio France entre la soprano étatsunienne et le compositeur français. Les deux poèmes lapidaires de Jean Tardieu (1903-1995) - le premier, Le Temps l'horloge, donne son titre au recueil -, ainsi que le poème en prose de Charles Baudelaire (1821-1967) qui conclut le cycle après un interlude orchestral où le violoncelle prédomine, Dutilleux retrouvant ainsi le somptueux climat du concerto Tout un monde lointain, Enivrez-vous, instaurent une atmosphère apaisée, un lyrisme onirique et primesautier. L’effectif instrumental est conséquent, avec rien moins qu’un piccolo, deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes,  clarinette basse, deux bassons, contrebasson, trois cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, timbales, deux percussionnistes (crotales, cymbales suspendues, 2 tams-tams, wood-block, tambour grave), vibraphone, marimba, harpe, célesta, clavecin, accordéon et cordes. Dans Le Masque, second des poèmes de Tardieu sélectionnés par Dutilleux qui lui inspire la plus longue des quatre mélodies du cycle, s’associent l’ensemble des cuivres de l’orchestre qui fusionnent leurs timbres en de mystérieux alliages aux élans nocturnes dans la tradition de Debussy. Retrouvé après la mort du poète au camp de Terezin, le Dernier Poème de Robert Desnos (1900-1945), placé avant l’Interlude, sonne telle une chanson mélancolique, avec ses lents soupirs d’accordéon qui bercent de sanglots étranglés le grave de la voix.
Dans Shéhérazade, Renée Fleming, diction hasardeuse et timbre désincarné, ne peut faire oublier Régine Crespin, dont l’enregistrement avec l’Orchestre de la Suisse romande dirigée par Ernest Ansermet (CD Decca) reste inégalé, d’autant que l’interprétation de la soprano américaine manque de carnation et le ton est trop maniéré bien que justement enjôleur, encouragée à l’asthénie par la direction emphatique d’Alan Gilbert et les couleurs contraintes de son Orchestre Philharmonique de New York. En revanche, dans Poèmes pour Mi de Messiaen, la voix de Renée Fleming est cristalline, magnifiée par les timbres scintillants et les harmonies fantomatiques de Messiaen mis somptueusement en valeur par Gilbert et le New York Philharmonic Orchestra. Tout comme dans les Dutilleux, qui lui a dédié Le Temps l’Horloge. Capté au Théâtre des Champs-Elysées lors de la création du cycle entier le 7 mai 2009,l'enregistrement de ce dernier cycle avait été un temps disponible en CD en tirage limité. Mais la ligne de chant, plus fluctuante, rend Fleming moins directement compréhensible les vers de Tardieu, Desnos et Baudelaire que dans les textes de Messiaen et de Cassou, mais l’expression est d’une puissance telle que l’interprétation de Fleming s’avère d’une sensibilité d’une efficacité confondante, tandis que, à la tête d’un excellent Orchestre National de France, Seiji Ozawa ménage des couleurs instrumentales d’une fascinante beauté.
Bruno Serrou
1 CD Decca 478 3500 (1h09mn07)

Fascinant « Winterreise » de Schubert par Matthias Goerne et Christoph Eschenbach


Paris, Salle Pleyel, mardi 28 février 2012

Christoph Eschenbach et Matthias Goerne - Photo : DR

Il est des moments intenses que l’on veut à tout prix retenir, où l’espace et le temps s’ouvrent sur l’infini et se fondent dans l’apesanteur. Telle a été la soirée d’hier, et le retour à la réalité de la vie a été malaisé tant l’âme et le corps étaient imprégnés de sentiments et de sensations d’une profondeur et d’une portée inouïes. En effet, deux semaines après le beau spectacle que Yoshi Oïda et Takénori Némoto ont réalisé à partir du Winterreise de Franz Schubert présenté Théâtre de l’Athénée dans un arrangement pour trois chanteurs et ensemble instrumental (voir le compte-rendu publié ici-même le 12 février), le baryton Matthias Goerne et le pianiste Christoph Eschenbach ont donné mardi salle Pleyel une hallucinante interprétation du Winterreise tel que Schubert l’a conçu. Composé en 1827, ce cycle de vingt-quatre lieder est l’une des partitions les plus bouleversantes de l’histoire de la musique. Le compositeur, qui se savait condamné par la maladie alors qu’il n’était âgé que de 30 ans, traversait alors une grave dépression. Le climat de l’œuvre est d’un pessimisme abyssal, l’aspiration au silence de la tombe l’enveloppant de son lourd manteau. Les poèmes de Wilhelm Müller, auteur de ceux de la Belle meunière mis en musique par Schubert en 1823, qui meurt cette même année à 33 ans d’une crise cardiaque, relatent l’errance d’un amant délaissé qui, miné par le chagrin, prend la route, sans volonté de retour, fuyant les contraintes de ce monde, sans s’apitoyer sur lui-même et sans regrets. La poésie de Wilhelm Müller est d’une authenticité dramatique sans équivalent.
Considéré comme l’un des héritiers de Dietrich Fischer-Dieskau, dont il a reçu le sens singulier du verbe alors qu’il était son élève en même temps que celui d’Elisabeth Schwartzkopf, Matthias Goerne agrège comme peu de ses confrères le mot et la note, en tirant un alliage d’une beauté confondante et d’une pénétration sans équivalent chez les chanteurs de sa génération. Baryton au timbre aussi profond que lumineux, son approche de la musique saisit par son immédiateté, sa musicalité naturelle, sa voix d’une tendresse infinie, sa présence indicible qui ensorcelle l’auditeur, tandis que son chant se caractérise par un raffinement qui suscite une intelligence de sentiment exceptionnelle. Mais, contrairement à Fischer-Dieskau, qui se focalisait sur le mot, Goerne prend la phrase entière qui devient par son souffle interminable pur enchantement. Pour Harmonia Mundi, Goerne enregistre depuis 2007 une grande série de disques consacrée aux lieder de Schubert avec plusieurs pianistes. « L’étude des textes demande beaucoup de temps pour être saisis dans la diversité de leurs dimensions, me déclarait-il en décembre 2007. Il ne suffit pas de se limiter à travailler les seules grandes œuvres ou les dix pièces les plus connues de Schubert, mais cent. Même chose pour Schumann et d’autres si l’on veut comprendre et pénétrer le style de chaque compositeur. Je pense par ailleurs qu’il est impossible d’interpréter Schumann sans connaître Schubert et saisir les différences de leurs univers, de leurs environnements, de leurs cultures. Schubert est plus proche, dans la concentration, la pureté, de Bach que ne l’est Schumann. J’aime aussi à travailler avec plusieurs très bons pianistes, qui ont tous des caractères bien trempés. Ils ont leur propre opinion, une approche des partitions distincte et très personnelle. Ainsi les lieder sont-ils approchés diversement et selon des visions chaque fois plus conformes à leurs particularités. »
Depuis 2009, Goerne et Eschenbach parcourent les capitales du monde avec les trois grands cycles de lieder de Schubert. « C’est incroyable qu’une musique aussi bouleversante soit si constructive tant la tendre nostalgie exprimée par le compositeur peut s’identifier à notre propre ressenti, me disait Eschenbach en octobre dernier. Goerne est le plus grand baryton du monde, une voix d’une exceptionnelle beauté, une expressivité phénoménale. Il m’est impossible de résister à une telle musicalité. » Les deux artistes ont d’ailleurs enregistré lesdits cycles pour Harmonia Mundi (1).
Deux ans après les avoir entendus au Printemps des Arts de Monaco, où ils ont donné en trois jours dans la chaleureuse salle de l’Opéra Garnier Die schöne Müllerin, Die Winterreise et Schwanengesang, leur approche du Voyage d’Hiver a évolué vers davantage d’introspection, d’humaine et mâle douleur, de solitude glaciale. Il faut dire que, à Monaco, totalement investi dans l’errance sans espoir du cycle schubertien, le baryton allemand fut contraint de s’interrompre brusquement, gêné de longues minutes par un spectateur importun qui ne cessait de le photographier, pour l’expulser sans ménagement, menaçant de mettre sur le champ un terme à son récital. Ainsi, malgré l’immense volume de la salle Pleyel en regard de celui de l’Opéra de Monaco, à l’acoustique plus chaude et intimiste, le summum de l’émotion a été atteint avec ce Voyage d’Hiver d’anthologie offert par les deux artistes allemands. Le saisissement a été à son comble, chaque étape de ce périple menant à la mort étant littéralement vécu par les deux interprètes, Goerne investissant chaque étape comme s’il en était lui-même le héros tragique, sentiment amplifié par la voix fragile mais puissante et capable de nuances époustouflantes du baryton, dans un extraordinaire dialogue avec le piano somptueusement évocateur d’Eschenbach, à la fois discret et présent, douloureux, amère, sépulcral, introverti et tendrement poétique ; un piano intensément humain. Bouleversé et transit du froid de la désolation exaltée par ce fabuleux Winterreise de Schubert, il était impossible de s’en extraire, et applaudir aurait été en briser la magie…
Bruno Serrou
1) Après la Belle Meunière, déjà disponible, le Voyage d’Hiver et le Chant du Cygne (avec la Sonate pour piano en si bémol majeur) devraient paraître fin 2012 et courant 2013


dimanche 26 février 2012

Mort de Maurice André, le "Trompettiste du XXe siècle"


 Maurice André - Photo : DR
 L’immense trompettiste cévenol Maurice André est mort à l’hôpital de Bayonne dans la nuit du samedi 25 au dimanche 26 février.  A 78 ans, il laisse une œuvre à la fois virtuose et populaire, sa grande maîtrise technique, son sens artistique et sa virtuosité ayant contribué à populariser la trompette partout dans le monde. Professeur de trompette au Conservatoire de Paris où il a introduit l'enseignement de la trompette piccolo, notamment pour le répertoire baroque, il a joué et enregistré les grands concertos du répertoire avec les orchestres et les chefs les plus illustres jusqu’au début des années 2000, après cinquante ans de carrière. Il a par ailleurs inspiré quantité d’innovations pour son instrument,
Né dans une famille de mineurs le 21 mai 1933, à Rochebelle dans les environs d'Alès dans le département du Gard, Maurice André, a commencé l’étude de solfège à 11 ans, avant de travailler à la mine entre 14 et 18 ans, tout en étudiant la trompette avec son père, tandis qu’il commence à se produire en concert avec son frère, également trompettiste. En 1951, il entre au Conservatoire de Paris après s'être engagé comme trompettiste au 8e régiment de transmissions. Il est l’élève de Raymond Sabarich et obtient un premier prix d'honneur de cornet en 1952 et, l’année suivante, un premier prix de trompette. Membre de l’Orchestre de la Société des concerts du conservatoire, il s’impose rapidement comme la figure de proue d’une brillante génération de trompettistes de l’école française, devenant trompette solo de l’Orchestre Lamoureux (1953-1960), de l’Orchestre Philharmonique de l’ORTF (1953-1963)et à l’Opéra Comique (1962-1967). À l'automne 1953, il enregistre avec l'Orchestre Jean-François Paillard le premier de ses 250 disques, tout en se produisant au Cirque Médrano, au Théâtre Mogador. Il effectue également de nombreux enregistrements studio avec des artistes comme Henri Salvador et Charles Trenet, dont le fameux Nationale 7. En 1955, il remporte le Premier prix du Concours international de Genève, mais ce n’est qu’en 1963, après avoir remporté le Concours international de musique de l'ARD à Munich que sa carrière internationale de soliste démarre véritablement. En effet, il est  dès lors invité par les plus grands chefs d'orchestre, Leonard Bernstein, Karl Böhm, Herbert von Karajan, Charles Mackerras, Karl Münchinger, Riccardo Muri, Michel Plasson, entre autres, enchaînant concerts et récitals, s’imposant notamment comme un merveilleux interprète du Deuxième Concerto Brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach.
En 1967, Maurice André est nommé professeur au Conservatoire de Paris où il enseignera jusqu’en 1978, après y avoir introduit la trompette piccolo pour le répertoire baroque. Il y forme plus d'une centaine de trompettistes, parmi lesquels Bernard Soustrot, Guy Touvron, Éric Aubier, Thierry Caens, Jean-Paul Leroy et Pierre Palas. En 1980, Jacques Chancel et son émission de télévision Le Grand Échiquier lui ouvrent les portes du grand public. En 1979, il préside le premier concours de trompette que la Ville de Paris organise à son nom, la quatrième et dernière édition ayant eu lieu en 2006. Malgré cette prestigieuse carrière dont le succès ne s’est jamais démenti, Maurice André n’a jamais oublié ses modestes origines, y faisant constamment référence où qu’il se trouve, ne craignant pas d’enregistrer de nombreux airs populaires, mais avec la même exigence que pour les grands concertos classiques ou les œuvres qu’il se plaisait à commander à des compositeurs comme Boris Blacher, Claude Bolling, André Jolivet, Jean Langlais, Marcel Landowski ou Henri Tomasi.
En 2003, Maurice André a été consacré par ses pairs « trompettiste du siècle ». Il avait fait ses adieux en concert le 9 octobre 2008, en la cathédrale Saint-Nazaire de Béziers, à l’âge de 75 ans. Il s’était déjà retiré au Pays basque dans les années 1990, à Saint-Jean-de-Luz puis à Urrugne.
Bruno Serrou


vendredi 24 février 2012

Une grande partition de Marc Monnet, "Bosse, crâne rasé, nez crochu", reprise par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Pablo Heras-Casado


Centre Pompidou, Grande salle, jeudi 23 février 2012
 Marc Monnet - Photo : Olivier Roller - DR
Directeur artistique du Printemps des Arts de Monte-Carlo (1) en Principauté de Monaco, où son activité est très appréciée par la famille princière, proche de Mauricio Kagel dont il fut l’élève à Cologne, Marc Monnet (né en 1947) est un compositeur hors normes réputé iconoclaste dans le paysage musical français. Homme de vaste culture, d’une avenante cordialité à l’humour corrosif, il programme son festival comme il compose, avec une constante créativité qui touche et convainc un large public tout en bousculant habitudes et certitudes – institutions et médias de l’audiovisuel feraient bien de s’en inspirer pour aider la musique à la reconquête d’un public perdu à cause de producteurs trop mondains et condescendants. Devenu trop rare à Paris, c’est avec plaisir que l’on s’est pressé Centre Pompidou pour réécouter une œuvre qui avait séduit à sa première écoute, lors de sa création voilà bientôt douze ans en ce même lieu et avec les mêmes interprètes, et à sa réécoute au disque (2), mais avec un chef différent.
Cette grande partition d’une cinquantaine de minutes était dirigée hier soir, Grande salle du Centre Pompidou dans le cadre des concerts de l'Ircam, avec diligence par Pablo Heras-Casado, chef d’orchestre espagnol Chef principal de l’Orchestre de Saint Luke aux Etats-Unis depuis décembre dernier - il s’est notamment fait remarquer l’an dernier lors de la création de Matsukaze de Hosokawa au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, puis cet automne au Teatro Real de Madrid dans Mahagonny de Weill -, succédant ainsi hier à Pierre-André Valade. A l’instar de son auteur et de la majorité de ses œuvres, celle-ci porte un titre qui ressemble à un pied-de-nez, si l’on peut s’exprimer ainsi puisqu’il s’agit de Bosse, crâne rasé, nez crochu…  Un titre difficile à retenir si l’on est un tant soit peu coincé, surtout lorsque, à l’écoute, la musique s’avère d’une force singulière et d’une forme particulièrement originale et que l’on sait qu’il provient du portrait d’un personnage emprunté à une courte farce populaire latine dénommée Atellanes qui a pour nom Maccus (personnage que l’on retrouve dans Pirates des Caraïbes)... Composée en 1998-2000 en réponse à une commande de l’Ircam-Centre Pompidou, où elle a été créée le 20 décembre 2000, cette partition est en fait un concerto pour deux pianos/deux claviers numériques, ensemble de dix-sept instruments (flûte, hautbois, clarinette, clarinette basse, basson, cor, trompette, trombone, percussionniste, 4 violons, 2 altos, violoncelle et contrebasse) et dispositif électronique en temps réel en cinq mouvements et trois intermèdes. Les premiers, sans titre, réunissent l’ensemble des musiciens et les seconds, aux titres évocateurs (tulipes, acrobates, chatouillement), revient aux seuls pianistes/claviéristes. Disposés en deux groupes, cordes côté jardin vents côté cour, chacun derrière l’un des pianos, les exécutants concertent en bonne connivence, puisqu’il ne s’y trouve, conformément à la volonté de l’auteur, aucune volonté de domination ni de préférence. L’auditeur est immédiatement capté par cette pièce étrange dont le titre ne sous-tend aucun programme ni portrait. Chacun des sept volets de ce « concerto de chambre », tantôt statique (intermèdes), tantôt emballement (mouvements), est un volet d’une fiction secrète aux élans particulièrement expressifs où Monnet intègre quantité d’influences et de références, y compris à la musique répétitive,  qu’il régit à sa guise et détourne avec ironie. Sous la battue claire de Heras-Casado et sous la houlette de ses deux pianistes, Hidéki Nagano et Dimitri Vassilakis au toucher ferme et délicat (cette dernière qualité étant indispensable dans le premier intermède), l’Ensemble Intercontemporain a confirmé ses affinités avec cette œuvre tant l’interprétation a été flamboyante.
Placé sous l’intitulé « Commedia », la soirée s’était ouverte sur une pièce remarquable de Franco Donatoni (1927-2000), Cadeau, fruit d’une commande de l’Ensemble Intercontemporain pour le soixantième anniversaire de son directeur fondateur, Pierre Boulez. Composée en 1984, créée le 7 juillet 1985 dans le cadre des Fêtes musicales en Touraine par son commanditaire dirigé par son dédicataire, cette page d’une douzaine de minutes pour onze instrumentistes (2 hautbois, 2 bassons, 2 cors, tuba, harpe, xylorimba, vibraphone, glockenspiel et cloches tubes) répartis en deux groupes (les vents et la percussion avec la harpe) - les instrumentistes étant associés par deux alors que deux couples d’instruments s’opposent - est bien évidemment placée sous le chiffre deux. D’autant plus que la symétrie régit ses deux sections, même lorsqu’elle est brisée par un antagonisme par mouvement contraire. Donatoni a offert à Boulez l’une de ses partitions les plus réussies.
Moins convaincante en revanche a été l’œuvre en création, confiée à un compositeur autrichien de 42 ans, Bernhard Gander, qui se revendique du rock et de l’autodidactie, alors qu’il a fait ses classes de composition au Conservatoire d’Innsbruck et à l’Université de Graz, où il a été l’élève du compositeur suisse Beat Furrer… Il est néanmoins clair que les musiques « actuelles » gouvernent ses oreilles et sa créativité, et il s’en réclame même ouvertement. Ce qui se confirme dans la pièce qu’il a écrite pour l’Ensemble Intercontemporain entendue hier, take nine (for twelve) pour douze instrumentistes (clarinette/clarinette basse, clarinette contrebasse, basson/contrebasson, cor, trompette, tuba, percussion, piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse) dont les treize minutes semblent une éternité, tant le son est saturé et le nuancier limité au registre grave et au forte ainsi qu’à tous les degrés situés au-dessus. Outre la lassitude du pensum, l’impression qui se dégage de l'écoute de cette pièce est qu’il s’y trouve beaucoup de bruit pour rien…  Ce qui corroborerait ce que Gender déclare dans le programme de salle distribué hier, « J’ai dû tout découvrir par moi-même »…
Bruno Serrou
1) La prochaine édition du Printemps des Arts de Monte-Carlo se déroule cette année du 16 mars au 8 avril 2012
2) Disponible en CD avec l’Ensemble Court-Circuit dirigé par Pierre André Valade (Zig-Zag Territoires)

jeudi 23 février 2012

Riccardo Chailly retrouve l’Orchestre de Paris, avec Maria João Pires en soliste


Salle Pleyel, mercredi 22 février 2012

Photo : DR


Beethoven et Ravel étaient au menu du premier des deux programmes(1) que l’Orchestre de Paris propose avec Riccardo Chailly jusqu’au 29 février(2). Dans la continuité de son intégrale des Symphonies données l’automne dernier dans cette même Salle Pleyel à la tête de son Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, le grand chef italien, qui ne s’était pas produit avec l’Orchestre de Paris depuis 1985, a ouvert ce premier concert avec deux œuvres de Beethoven, une ouverture et un concerto. C’est avec une dynamique et une luminosité toutes rossiniennes que Chailly a brossé l’ouverture en ut majeur les Créatures de Prométhée op. 43 que le maître de Bonn avait destiné au ballet de la cour impériale d’Autriche à Vienne, où la partition en trois actes sera créée au Burgtheater le 28 mars 1801. Tout aussi étincelant et frais, le Concerto n° 2 pour piano et orchestre en si bémol majeur op. 19 de 1795 révisé en 1798 a été interprété avec simplicité et bonhomie par une Maria João Pires souriante et paisible, jouant d’un geste aérien avec une déconcertante souplesse. Du moins est-ce l’impression que la stature posée de la pianiste m’a donnée, puisque, placé du mauvais côté du piano, je n’ai pu voir les mains de la pianiste portugaise courir sur le clavier. En bis, une fois n’est pas coutume, l’Orchestre de Paris s’est joint à la soliste dans le mouvement lent du Concerto pour piano en fa mineur de Jean-Sébastien Bach, où les cordes se contentent sur les neuf dixième du parcours à jouer pizzicato…
Le moment le plus attendu du concert était l’intégrale du ballet Daphnis et Chloé de Maurice Ravel. Œuvre capitale de la musique du XXe siècle, Daphnis et Chloé n’est donnée la plupart du temps que dans l’une ou l’autre (voire les deux) des suites d’orchestre que Ravel en a tiré (la première étant créée dès le 2 avril 1911 aux Concerts Colonne), jouées trop souvent dans un nuancier circonscrit dans un registre se situant au-delà de forte et enlevées dans des tempi excessivement rapides. « Symphonie chorégraphique en trois parties » composée en 1909-1912 à la demande de Serge de Diaghilev pour ses Ballets russes sur un argument de Michel Fokine, chorégraphe de la célèbre troupe, créée dans des décors et des costumes de Léon Bakst au Théâtre du Châtelet le 8 juin 1912 sous la direction de Pierre Monteux avec Vaclav Nijinsky et Tamara Karsavina en solistes, Daphnis et Chloé, à l’instar des Créatures de Prométhée de Beethoven, est un hommage à la Grèce, celle du IIe siècle de notre ère. Il résulte de ce projet l’œuvre la plus développée de son auteur et, sans doute, son chef-d’œuvre. Cinquante-cinq minutes d’une musique où le chœur qui ne prononce que la voyelle « a » tient une place importante, ce qui explique sans doute sa faible présence au concert et, plus encore, à la scène. Loin des réussites majeures de Pierre Boulez à la tête de ce même Orchestre de Paris, l’interprétation qu’en a donné Riccardo Chailly a néanmoins ménagé de beaux moments, mais l’ensemble a manqué d’unité, l’enchaînement des  numéros n’ayant pas assez de cohésion, les séquences étant souvent comme plaquées les unes sur les autres, le discours apparaissant de ce fait trop fragmenté. Le meilleur de cette exécution a été dans l’Introduction, bien que l’on y eût espéré un peu plus d’immatérialité, mais le solo du cor s’est avéré ardemment lyrique et l’entrée des différents pupitres puis celle du chœur ont été judicieusement évocatrices. La Danse religieuse a été embrasée par les cordes (superbes solos de Philippe Aïche - Roland Daugareil était annoncé dans le programme) et les harpes, tandis que les bois ont rivalisé de virtuosité, et que l’ensemble des pupitres se sont déployés à satiété dans cette éblouissante palette instrumentale façonnée par Ravel. Le chœur trop concret n’est pas parvenu à mettre en valeur l’once de mystère qui fait contrepoids à la puissance sonore mise en jeu par la partition (Riccardo Chailly a choisi de soutenir le chœur par les instruments à vent dans l’introduction de la deuxième partie). Le célèbre Lever du Jour qui ouvre la troisième partie a été magnifié par les appels du violon et de la flûte piccolo alors que des profondeurs de l’orchestre les instruments se sont imperceptiblement agglomérés jusqu’à l’apothéose finale d’une puissance expressive trop contrainte, pour finalement se libérer dans la Danse générale qui clôture le ballet, exubérant et riche en couleurs qui aura formé hier soir un étonnant contraste avec la pantomime un peu décousue qui l’aura précédée.  
Bruno Serrou
1) La semaine prochaine, Riccardo Chailly et l’Orchestre de Paris proposent un programme Gershwin, avec, en soliste, le pianiste de jazz Stefano Bollani.
2) A noter que le concert de ce jeudi soir 23 février 2012 est diffusé en direct sur Arte Live Web, citedelamusique.tv et orchestredeparis.com, et sera disponible sur ces trois sites jusqu’au 22 août 2012. Par ailleurs, le concert sera diffusé ultérieurement sur Mezzo.

mardi 21 février 2012

Devant une foule de fidèles l’ensemble Court-Circuit a célébré ses 20 ans en beauté


Théâtre des Bouffes du Nord, lundi 20 février 2012

Photo : DR


Superbe et chaleureuse soirée anniversaire, hier lundi, Théâtre des Bouffes du Nord. L’ensemble Court-Circuit célébrait ses vingt ans entouré de son public, de ses amis, de compositeurs et de musiciens (1). L’atmosphère bon enfant engendrée par ce public amène où l’on distinguait le premier directeur musical de l’ensemble, Pierre-André Valade discrètement assis au milieu des fidèles, a été agrémentée par la présentation affectueuse et contenue du fondateur-animateur-directeur artistique de la formation, le compositeur Philippe Hurel, qui a fait une courte évocation de l’histoire et des spécificités de Court-Circuit, avant de remercier tous les musiciens qui ont participé au renom de l’ensemble et les personnalités qui l’ont aidé depuis ses débuts à Genève à l’invitation d’un couple de médecins galeristes suisses dans un programme « spectral » composé de pages de Gérard Grisey et Tristan Murail qui allaient très vite devenir deux des compositeurs favoris de l’ensemble. Après une invitation à l’ensemble du public à se joindre à des agapes offertes par la Sacem et le Centre de documentation de la musique contemporaine (CDMC), Hurel a demandé avec empressement aux musiciens de l'ensemble de bien vouloir accepter d'accélérer "légèrement" les tempi des œuvres programmées, le plus important se trouvant dans l’après-concert afin que le dialogue s’instaure en toute convivialité entre musiciens, compositeurs et mélomanes.
Le programme de ce concert qui retraçait à grands traits l’histoire et l’esprit de Court-Circuit a proposé des œuvres représentatives du répertoire que l’ensemble défend avec foi et conviction depuis 1992, des aînés Gérard Grisey et Tristan Murail, aux plus jeunes, avec l'un de leurs représentants les plus inventifs, le regretté Christophe Bertrand, en passant par la génération des années 1950, avec Philippe Leroux et Philippe Hurel. En présence des parents du compositeur, le concert s’est ouvert sur une pièce du plus jeune, Christophe Bertrand, disparu à l’âge de 29 ans le 22 septembre 2010, SANH pour clarinette basse, violoncelle et piano, trois instruments graves aptes aux aigus les plus extrêmes. Composée en 2010, dédiée au clarinettiste Armand Angster fondateur de l’ensemble Accroche Note, cette pièce se fonde sur le sens de ce mot chinois qui signifie à la fois « trois » et « éparpillé », et met en œuvre trois instruments et les différentes combinaisons qui en découlent, du contrepoint le plus horizontal aux effets de masse et différents moyens appelés à créer un effet d’a-synchronie permanente. Si la pulsation est la même du début à la fin, précise le compositeur, elle n’est jamais perceptible, et à de très rares instants seulement, cet éparpillement est contrarié, ces sensations étant obtenues par divers procédés déployés dans les cinq sections de l’œuvre. Jean-Marie Cottet (piano), Pierre Dutrieu (clarinette) et Alexis Descharmes (violoncelle) en ont donné toute la sève et la fraîcheur faisant d’autant plus regretter le départ précoce de son auteur, dont la mémoire planait au-dessus de la salle. C’est avec l’une de leurs deux œuvres fondatrices que les musiciens de Court-Circuit ont enchaîné sous la direction de leur actuel directeur musical, l’excellent Jean Deroyer, Talea que Gérard Grisey (1946-1998) composa en 1985-1986 pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano. C’est à Anne Cartel, Pierre Dutrieu, Pierre Bleuse, Renaud Déjardin et Jean-Marie Cottet qu’est revenu le soin d’interpréter Talea, qui, en latin, signifie « coupure » et désigne dans la musique médiévale une structure rythmique répétée sur laquelle se greffe une configuration de hauteurs également répétées qui coïncide plus ou moins à la première et que l'on nomme « color » et qui différencie aujourd’hui hauteurs et durées. L’œuvre compte deux parties enchaînées qui présentent deux aspects d’un même phénomène auditif, glissant de la polyphonie vers l’homophonie. Cottet a transcendé les limites sonores de son Steinway demi-queue dans la somptueuse pièce pour piano La Mandragore que Tristan Murail (né en 1947) a écrite en 1993 qui, sous ses doigts d’airain au service de l’onirisme et de l’évocation, a atteint la dimension d’un grand classique pianistique, confirmant ainsi combien Murail est l’un des grands maîtres contemporains du piano. Anne Cartel, Pierre Dutrieu, Cécile Kubik et Renaud Déjardin ont rejoint Cottet pour jouer en présence de son auteur Continuo(ns) que Philippe Leroux (né en 1958) a dédié en 1994 à Philippe Hurel, œuvre ludique et brillante fondée sur la note-pivot ré que les musiciens de Court-Circuit qui l’ont pour la plupart créée ont jouée avec un plaisir communicatif. Plaisir qui a perduré lorsque, durant le changement de plateau a résonné au loin avant de se faire de plus en plus présent et de s’éloigner de nouveau, le saxophone alto de Vincent David jouant une délirante et savante improvisation free-jazz sur le thème Birthday To You, qui a introduit une remarquable interprétation de Pour l’image conçue en 1985-1986 par Philippe Hurel (né en 1955) pour quatorze instrumentistes, œuvre majeure de la première période créatrice du compositeur qui intègre des objets de nature spectrale au sein de structures polyphoniques, appliquant la répétition à tous les niveaux de la composition, de la forme globale à la simple note. Le public a réservé un triomphe à cette pièce capitale avant de se presser autour de son auteur et de ses musiciens. Reste à souhaiter longue vie à Court-Circuit et autant de belles et grandes créations au cours des vingt années à venir que ces vingt premières années.
Bruno Serrou

1) Concert diffusé sur France Musique lundi 16 avril 2012 à 20h.


CD : Pierre Boulez dirige le Gustav Mahler Jugendorchester dans Schönberg et Wagner

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Comme toujours avec Pierre Boulez, le programme du CD que vient de publier Deutsche Grammophon, fruit de la captation d’un concert à Tokyo en avril 2003, est un modèle didactique. Sont en effet réunies ici deux partitions du dernier romantisme aux élans singulièrement dramatiques, Tristan und Isolde (1857-1859) et Pelleas und Melisande (1902-1903), de deux compositeurs, Richard Wagner (1813-1883) et Arnold Schönberg (1874-1951), dont la filiation est avérée ; deux œuvres dont le chromatisme exacerbé conduira à l’atonalité pour ouvrir les portes aux langages du XXe siècle. « La succession de Wagner, reprise par Mahler et par Schönberg, rappelle Pierre Boulez, a abouti à un chromatisme intégral qui naquit de nécessités expressionnistes ; les relations tonales étant de plus détériorées par un chromatisme anarchisant, on en arriva vite à une écriture appelée atonale. »
Une seule fois Pierre Boulez a dirigé Tristan und Isolde, l’opéra le plus fondateur et fascinant de Richard Wagner. C’était à Osaka, en avril 1967, lors d’une tournée au Japon du Festival de Bayreuth dans la célèbre mise en scène de Wieland Wagner, qui venait de mourir. Ce qui est étrange est que Boulez n’ait jamais retrouvé cette immense partition qui lui était pourtant de toute évidence destinée tant elle est porteuse d’avenir, davantage encore que tout autre ouvrage chez Wagner. Cette carence s’avère d’autant plus regrettable qu’elle tient carrément de l’abandon, sentiment amplifié par l’écoute de l’enregistrement « live » du seul Prélude du premier acte par Boulez proposé par ce disque publié en ce mois de février. Un enregistrement réalisé au Japon, qui sied décidément à Boulez et Tristan, où le compositeur chef d’orchestre français se retrouve à la tête d’un remarquable orchestre allemand de jeunes musiciens fondé par son ami Claudio Abbado, le Gustav Mahler Jugendorchester que le maître aime à diriger. Transparence et clarté, douleur et flamme, Boulez dirige ce prélude de façon précise, mesurée et pudique tout en se faisant extraordinairement expressif.
Ces exceptionnelles qualités prennent leur pleine mesure dans l’immense poème symphonique Pelleas und Melisande de Schönberg. Lorsque ce dernier se vit recommander le texte éponyme de Maurice Maeterlinck par Richard Strauss pour un opéra, ils ignoraient tous deux l’existence du Pelléas et Mélisande de Claude Debussy. Composée à Berlin en huit mois de l’été 1902 à l’hiver 1903, cette œuvre foisonnante est en fait une symphonie en quatre mouvements formant un bloc unique pour très grand orchestre (17 bois, 18 cuivres, 8 percussionnistes, 2 harpes, cordes en proportion). D’où l’exceptionnelle difficulté d’exécution de cette partition. Or, la lecture de Boulez est un quasi miracle. L’équilibre entre les pupitres, leur netteté, leur flamboyance sonore, la clarté de la polyphonie qui irise la densité thématique d’une richesse hors norme – Berg y discerna vingt thèmes – de sa direction donnent à l’œuvre toute sa puissance narrative, sa suave sensualité. En effet, la direction de Boulez exalte la virtuosité et l’éclat des instruments, tous les pupitres étant magistralement mis en relief, illuminant l’articulation et les captivants dialogues des musiciens, ce qui permet à l’oreille de distinguer clairement le fourmillement de l’impressionnante matière thématique élaborée par Schönberg qui atteint une transparence, une fluidité singulière mais caractéristique de Boulez, qui porte une attention ahurissante aux couleurs également prégnante dans le Prélude de Tristan, à l’instar de la dimension dramatique inhérente à ces deux prodigieuses partitions.
Bruno Serrou

lundi 20 février 2012

L’Orchestre de l’Opéra de Paris et son chef Philippe Jordan enchantent la Salle Pleyel


Pleyel, samedi 18 février 2012

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Retrouver l’Orchestre de l’Opéra de Paris sur un plateau plutôt que dans une fosse est toujours un immense plaisir. A l’instar de Vienne, dont l’Opéra a officiellement consacré voilà 170 ans les immenses qualités de ses propres musiciens de fosse en créant les Wiener Philharmoniker, les temps sont sans doute venus de songer à lancer l’Orchestre Philharmonique de Paris émanation du premier théâtre lyrique de France… Samedi soir, Salle Pleyel, le public, dense, ne s’y est pas trompé, à un point tel que le concert affichait complet. Au sein de cette foule, le monde politique, en ces temps de campagne, était fortement représenté, mais, aussi étonnant que cela puisse paraître pour une formation provenant de la plus budgétivore des institutions musicales françaises, un personnel politique composé non pas de représentants de l’actuelle majorité présidentielle qui a pourtant nommé l’actuelle équipe de direction de l’Opéra de Paris mais de ceux d’une majorité qui avait désigné la précédente…
Il faut dire que l’œuvre en création, car il y en avait une et elle constituait en soi l’événement de la soirée, a été commanditée pour l’Opéra national de Paris par Pierre Bergé, « patron de gauche » ex-président de l’Opéra de Paris aujourd’hui copropriétaire du quotidien Le Monde, à Bruno Mantovani (né en 1974), actuel directeur du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris nommé par Nicolas Sarkozy… Ainsi, le politique aura marqué ce rendez-vous de son empreinte, sans nuire pour autant au plaisir des mélomanes, qui se seront enthousiasmés pour ce qui leur était donné d’écouter, y compris pour la nouvelle pièce. Intitulée Jeux d’eau, l’œuvre nouvelle de Mantovani est un concerto pour violon et orchestre de vingt minutes défendu avec conviction et virtuosité par les musiciens pour qui il a été composé, Renaud Capuçon et l’Orchestre de l’Opéra de Paris. Un concerto qui décrit la course d’un torrent en haute montagne. Contrairement à beaucoup de ses aînés, qui ont confié l’évocation de l’eau au piano, Mantovani a choisi pour l’incarner les quatre cordes et l’archet d’un violon confronté à l’orchestre. Après un début engageant avec hautbois solo suivi de la flûte à découvert en glissando de micro intervalles bientôt rejointe par le violon solo que relaie un instant la clarinette, le tout évoquant sans doute la source ou le glacier fondant paisiblement sous le soleil, la partition se tend promptement pour toucher à une dramatique renversante (la force du torrent ?). Rapidement, emporté par la force du courant de l’orchestre qui couvre le violon, jusqu’à ce que, brusquement, réapparaisse l’instrument soliste, cette fois à découvert, ondoyant sur une cadence qui s’étire sur la figure « lilululu » perdurant quasi jusqu’à la fin, soit près d’un quart d’heure de musique pour conclure fortississimo. L’impression générale de ce concerto qui obéit selon le compositeur à une démarche associant art et sciences est une partition fracassante, avec ce « lilululu » se présentant tel un continuum « bruitique de l’eau », sans doute pour échapper à la nature mélodique du violon, qui se fait par trop persistante.  
Placée elle aussi sous le signe de la nature, la seconde partie du concert s’est avérée captivante, tant Philippe Jordan l’a conduite avec un sens dramaturgique et des tensions qu’il n’a pas toujours l’occasion de démontrer dans les ouvrages qu’il dirige depuis la fosse de l’Opéra. Sa Symphonie n° 1 en ré majeur « Titan » (1885-1888/1896) de Mahler est en effet apparue d’une force évocatrice saisissante exaltée par un sens éclatant des contrastes et par des enchaînements de séquences d’une fluidité si parfaite qu’ils ont donné une unité rarement atteinte à l’ensemble de la symphonie, magnifiée par un souci du détail affermissant celui de Mahler. Cette vision enivrante a tétanisé la salle entière, qui a écouté dans un silence sans faille cette petite heure de musique proprement envoûtante à laquelle le chef suisse a donné la dimension du « poème symphonique en forme de symphonie » dont parlait Mahler en 1893 à propos de sa Titan. Abstraction faite de légères défaillances d’attaques d’un cor, les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra de Paris s’en sont donné à cœur joie dans cette partition qui met somptueusement en valeur les qualités intrinsèques des différents pupitres, tuttistes et solistes confondus, des violons aux timbales en passant par altos, violoncelles, contrebasses, bois, cuivres, harpe et percussion.
Bruno Serrou